Voilà, ça fait beaucoup de jours que tu es là, une quinzaine environ. Pour toi, ça fait une éternité que tu n’as pas vu ton papa et il te manque toujours autant. D’ailleurs, puisque tu ne peux pas le voir et qu’il ne peut pas venir, tu as décidé de lui envoyer toi, un peu de ton nouveau chez-toi. Comme ça, il pourra avoir l’impression d’être ici et toi de l’avoir près de toi. C’est la meilleure idée que tu as eu depuis ton arrivée ici, tu en es certaine ! Donc, pour lui préparer un beau cadeau, tu te balades un peu partout dans les bâtiments et en dehors. La forêt, ça t’a semblé être une bonne destination. En plus, là-bas, tu seras tranquille pour dessiner. Personne ne viendra te déranger, tu en es certaine !

Maintenant, il te faut juste un petit rocher ou un tronc de bois pour y poser tes fesses. Le plus dur, ça sera de faire attention à ta longue chevelure que tu refuses toujours d’attacher, ça ne risque pas de changer ça, pas même pour le sport. Et quand tu as une idée en tête, tu ne l’as pas ailleurs. Personne ne te fera mettre un chouchou dans tes jolis cheveux noirs. Timide, mais parfaitement butée la petite Aéna. Donc, il faut que tu veilles à ne pas les salir de feuilles et d’autres saletés sinon, ça va être long à brosser ce soir. Chose que tu fais avec beaucoup d’attention ce qui les rend aussi doux et brillant. Et oui, tu es très longue sous la douche, le temps de super bien les laver !

Bref, une fois installée, tu sors ton carnet à dessin sur une page vierge et tu regardes autour de toi. Tu es patiente parce que tu trouves que le lieu est superbe. C’est loin des autres monstres et même de tes amies normales alors c’est super calme et ça fait du bien d’être vraiment toute seule. Ça fait un si grand moment que ça n’a pas été le cas. Surtout que si tu as bien tout compris, il y en a qui lisent dans la tête des autres. Ça fait peur quand même. Mais tu as trouvé la solution ! Quand tu vas chercher du chocolat, tu répètes en boucle que tu vas chercher de la farine. C’est sûre, ils ne pourront jamais t’avoir !

Oh, voilà, tu as vu ! Tu veux dessiner un oiseau ! Bon, tu es très loin d’en être passionnée, mais lui, tu le trouves mignon. Il a l’air endormi sur sa branche alors en silence, tu laisses ta main guider ton crayon. Tu es vraiment très silencieuse, dans ton petit monde maintenant, une enveloppe qui te rassure et te protège. Pour une fois que ce n’est pas quelque chose de triste que tu dessines ou que tu ne te sens pas mal, ça fait du bien. Ton esprit est trop concentré pour que tu le réalises. Mais il sort de sa concentration quand un bruit fait fuir ton volatile. Oh non, il y a quelqu’un ? Mais tu vois personne. Tu crois qu’il y a des loups ici ? Comme dans l’histoire du grand méchant loup ?

- Y-y a quelqu’un ?

Je suis fatiguée. Après la nuit pendant laquelle j'ai enfin vidé mon sac grâce à Alyona, mes cauchemars m'ont laissé un répit bienvenu. J'ai pu dormir et récupérer. Mais ils sont de retour, et cette fois j'essaie de les affronter. Ça me demande tellement d'énergie que j'ai du mal à me lever pour aller travailler. Sans parler de mes séances de sport. Mais je me force. C'est pour ça que je suis à la lisière de la forêt. J'ai fait mes quelques kilomètres de footing et j'aime aller marcher en forêt pour récupérer. Je me force à calmer ma respiration pour ne pas déranger cet environnement si particulier et entre parmi les arbres.

L'ambiance est calme, l'ombre fraîche me fait du bien. Les arbres bruissent calmement autour de moi, le sentier en terre battue crisse à peine sous mes vieilles baskets. Après la course, mon esprit est calme et clair comme c'est si rarement le cas. Pas de trace de ce deuil qui me déchire d'habitude la poitrine. Je me sens bien. Les oiseaux chantent, me rappelant ma rencontre avec Sama, il y a un long moment. À l'époque je l'avais pris pour une créature du folklore brésilien ! Mais c'était juste un petit garçon doux et calme, avec un très bon coup de crayon. Il avait dit que mes cheveux étaient jolis.

Aujourd'hui j'avais remonté mes tresses en un gros chignon pour travailler et courir. Mais maintenant que je marche, je détache l'élastique de mes cheveux et laisse les longues tresses retomber dans mon dos. Elle sont en train de se détendre, ça fait déjà un long moment qu'Alyona me les avait refaites. Bientôt il faudra que je songe à ce que je vais faire avec... Est-ce que je coupe mes cheveux et abandonne mes tresses ? Est-ce que je les garde ? Ces questions me stressent un peu. J'ai peur de ne pas m'aimer sans mes tresses signature. Mais j'aimerais tant laisser mes cheveux au naturel : j'ai envie d'une belle afro.

C'est en pensant à ça que j'entends une petite voix qui appelle, un peu à l'écart du chemin. Je me rends compte que je me suis pas mal enfoncée dans la forêt. Les grilles délimitant l'institut ne doivent plus être très loin. En tournant la tête, j'aperçois une silhouette frêle, avec de très longs cheveux noirs. Elle semble chercher autour d'elle. Je crois que j'ai dû la surprendre, alors j'élève un peu la voix pour l'interpeler.

- C'est juste moi. Je m'appelle Tori, j'habite à Terrae.

Je m'approche en essayant d'avoir l'air le moins impressionnante possible. C'est une enfant, plutôt jeune il me semble.

- Je voulais pas te faire peur, désolée...

Oh non, un monstre… Enfin, peut-être qu’il vaut mieux ce genre de monstre que ceux que tu connais via les histoires. Un loup, c’est dangereux alors que ceux là le sont moins. En tout cas, c’est ce que le psy a dis alors tu essayes du croire de toutes tes forces, pourtant tu la regardes sans pouvoir cacher ta peur. Bah oui, tu as beau avoir accepté d’être gentille et sage, toute cette magie te fait toujours aussi peur qu’avant et tu ne l’as jamais vu dans le dortoir donc tu es sûre qu’elle est magicienne ! Tu crois qu’elle va t’attaquer la madame ? Ou à moins qu’elle soit comme Camil et que c’est un monsieur-madame ? Tu crois que ça se demande ? Non, tu n’oses pas, surtout que penser au blond te fait mal. Ça te rappelle qu’il a été méchant avec toi. c’est le seul qui a été vilain et ça te rend triste…

Tu viens pourtant faire un petit sourire timide à cette, euh… est-ce qu’on dit dalmatien pour les humains aussi ? Elle est toute tachetée, mais le contraire des chiens. C’est blanc sur noir et toi, tu trouves ça beau quand même, mais normalement, c’est noir sur blanc. Peut-être qu’elle est déguisée cette personne que tu ne sais pas trop comment qualifié. Bon, tu dois prendre ton courage à deux mains ! Alors en fermant le cahier pour éviter qu’elle puisse voir ton dessin, tu respires un peu et tu parles d’une toute petite voix extrêmement timide parce qu’il faut que tu y arrives !

- J-j-je suis A-A-Aéna. T-t-tu es u-u-une dalm-matienne ?

Aller, on t’a dis qu’il faut aussi que tu te fasses des amis alors tu fais un très gros effort pour arriver à communiquer malgré la difficulté que tu as pour parler aux inconnus de manière générale. Tu es trop timide, ma pauvre petite fille, mais tu fais de ton mieux, avec un petit sourire qui ne cache pourtant pas ta peur. Mentir, ce n’est pas vraiment ton fort… Même si tu essayes d’être courageuse, tu n’y arrives qu’à moitié, mais c’est un début. Ton papa va être fier de toi ce soir, quand tu vas lui dire que tu as réussi à parler en première ! T’es trop forte maintenant ! Enfin, tu aimes bien le penser parce que tu veux tellement qu’il soit fier de toi.

L'enfant est jeune, à peu près de l'âge de Sama je dirais. Elle est vraiment jolie, même si je ne vois pas ses yeux, cachés derrière une frange trop longue... À moins que ce soit fait exprès ? Elle me semble très timide quand même. Je vois à la tension dans son corps qu'elle est tout de même effrayée, même si je me suis présentée et excusée. Je ne sais pas trop quoi faire de plus... J'arrête d'avancer quand je ne suis plus qu'à quelques mètres. Je sais qu'entre ma carrure et ma taille, je fais souvent peur aux enfants, et même si je suis totalement incapable d'interagir normalement avec, je ne les déteste pas. En fait, je les aime bien. Juste... Je suis infoutue de les comprendre.

Elle est courageuse cette petite, elle me sourit, un peu maladroitement mais c'est un sourire ! Un peu prise au dépourvu, je lui rends son sourire presque naturellement, sans y penser. Je vois son langage corporel changer : elle devient plus curieuse qu'apeurée. Je peux comprendre, mon apparence n'est pas banale. Je m'attends à être traitée de zèbre, de vache, ce genre de chose... Mais je ne m'attendais pas au dalmatien ! Je reste un instant silencieuse en clignant des yeux.

Euh...

Les dalmatiens, c'est pas ceux qui voient pas bien les couleurs ? Non, non je dois confondre. Dalmatien, qu'est-ce qui y ressemble... Putain de dyslexie. Dal- Dal... Rhaaaa !!!
...
...
DALTONIEN !! C'est ça les gens qui voient mal les couleurs. Dalmatien je crois que c'est un chien. Genre noir et blanc avec plein de tâches. Oui, c'est plus logique. Un nouveau sourire se glisse sur mes traits, amusé celui-ci.

Ah non, je ne suis pas une dalmatienne... En fait, je suis née avec des taches claires sur ma peau. Ça s'appelle Vitiligo, c'est une maladie. Mais c'est pas contagieux, ni dangereux. C'est juste... Comme ça. Et plus je vieillirais, plus ma peau sera blanche au lieu de noire.

Ça faisait longtemps que je n'avais pas parlé de ma maladie à quelqu'un. Les gens pensent que je vais me vexer ou me fâcher quand ils m'en parlent. Fut-il un temps, oui je me serais énervée... Mais j'ai appris à aimer mon apparence. C'est comme ça, je ne peux rien y changer. Et Aéna n'est qu'une enfant. On ne s'énerve pas contre les enfants.

Oh non, tu as été méchante ! Tu es sûre qu’elle va s’énerver quand tu la vois être hésitante ! Ou hésitant, tu n’es pas sûre de toi maintenant… Si ton papa apprend qui tu as fais mal à quelqu’un, il ne va pas être content. Même si ce n’est pas voulu, ce n’est pas bien de le faire alors tu te fais toute petite en espérant que la madame - ou le monsieur, t’as toujours un doute maintenant, c’est malin – ne soit pas aussi un méchant monstre et ne veuille être vilain avec toi. Tu vois, tu ferais mieux de te taire, comme d’habitude !

Ah non, elle te fait même un sourire amusé. Tu crois qu’elle ne t’en veut pas du tout, de l’avoir traité de dalmatien ? Elle t’explique que ce n’est pas ce qu’elle est, mais juste que c’est de la maladie. Tu aimes beaucoup toi ! Tu vas la dessiner parce que c’est trop beau, mais tu le feras pas maintenant, tu veux le faire pour ton papa. Comme ça, tu lui montres qui tu as vu et que les gens ici, ils sont trop bizarres et que tu fais de gros efforts pour être gentille avec les madame monsieur.

- T-t-tu es b-belle… b-b-b-beau ?

Toi, tu trouves vraiment que sa peau est trop trop belle ! Tu veux la même ! Tu crois que tu peux aussi avoir cette maladie ? Parce que tu la veux trop ! T’as toujours peur, mais moins maintenant parce qu’elle a l’air toute gentille elle. Une gentille monstre. Ou un, t’es toujours un peu perdu avec les monsieur-madame. Tu n’as pas trop compris le reste, c’est tout compliqué pour toi, mais tu sais que les inconnus, maintenant, tu as toujours un doute de ce que c’est. Ça reste des monstres, mais tu ne sais jamais plus.

Tu te détends un petit peu alors que tu regardes autour de toi. Elle est toute seule ? Comme quoi, il n’y a pas que toi qui aime être toute seule. Tu crois qu’elle peut être comme Aylan est être une amie à toi aussi ? Il n’y a pas de raison du contraire si tu te fais gentille comme tout avec elle.

- T-t-tu ser-ras une m-m-mam-mie bl-blanche !

Que fait une enfant aussi petite seule au fin fond de la forêt..? Enfin, j'ai dit ça aussi avec Sama. Il faut crois qu'à Terrae, c'est comme dans les favelas : les enfants se baladent où ils veulent. En même temps, ici il n'y a pas de prédateur. Dans le sens, les gens qui font du mal aux enfants. Personne n'entre ou ne sort sans que ça se sache, alors les enfants ne risquent rien. Aéna a l'air un peu rassurée par mon attitude. Apparemment, je m'y prends bien. Mais quand elle me dit que je suis belle (beau ??), je rougis un peu.

Oh euh... Merci. Belle, c'est bien, je suis une fille.

Elle a l'air un peu confuse en me regardant. Je peux comprendre, je suis grande, musclée, et mes formes ne sont pas vraiment prononcées. Peut-être que si j'arrêtais de m'entretenir et que je perdais un peu en muscle, mes formes apparaîtraient ? Mais pour le moment, je ne vois pas l'intérêt. Ma carrure est bien pratique pour porter les sacs de farine au taff, et pour pétrir la pâte, ça demande moins d'effort. Mais ça m'empêche aussi de porter de jolies robes, parce que ça fait bizarre je trouve... Et j'ai vraiment envie de porter de jolies robes... Peut-être que je dois changer de type d'entraînement, ça m'aiderait à être plus finement musclée. Pas de perte de force, mais mon corps ressemblerait à autre chose qu'à un tas de muscles. Il faut que j'y réfléchisse. Mais pour l'instant revenons-en à la fillette !

Je lui ai expliqué en gros ce qu'était Vitiligo, pour qu'elle comprenne pourquoi j'avais ces taches sur la peau, et ça a l'air de l'émerveiller. Je pourrais presque voir ses yeux qui brillent sous sa frange. Elle me dit que je serais une mamie blanche. Je réfléchis un moment. Est-ce que je vais atteindre cet âge-là ? Vitiligo vient avec pas mal de problèmes de santé. Jusqu'ici ça a été, quelques soucis de tension par-ci, par-là, des petits malaises. Mais je sais que ça peut affecter mes yeux, mes organes, voire même ma fertilité. Bref, des trucs qui risquent de terminer ma vie plus tôt que prévu.

Héhé je serais sûrement toute blanche à cet âge-là, tu as raison. Dis-je néanmoins pour ne pas inquiéter l'enfant.

Je regarde le carnet de dessin sur les genoux de la petite.

Tu dessinais ? Je peux voir ? J'aime bien les dessins mais moi je suis nulle là-dedans, je fais des bonhommes bâton.

En disant ça, je m'approche et m'accroupis pour être à son niveau.

C'est une fille comme toi ! Une fille gentille et belle comme tu lui as dis parce que c'est toujours bien d'être honnête. Enfin, toi, tu aimes ça et c'est ce qu'on t'a appris avant d'oublier de t'expliquer que ce n'est pas toujours une bonne chose de l'être, selon les situations. En attendant, toi, tu fais comme tu crois que c'est bien de faire comme le ferait une gentille petite fille sage, ce que tu es complètement. La preuve, tu redresses la tête pour lui faire un sourire tout timide, mais parfaitement sincère à Tori.

- Non !

Tu as répondu aussitôt, un peu brusquement peut-être, quand elle t'a demandé pour ton dessin. La preuve, tu n'as pas bégayé du tout, mais peut-être que c'est mal de dire ça comme ça, non ? Si elle décide de devenir méchante maintenant ?

- C-c-c-c'est un c-ca-d-d-deau p-p-pour-r m-mon papa.

Tu ne veux absolument pas le montrer ! Il est secret ton cadeau, juste pour lui. Oh, c'est peut-être idiot, mais pour toi, ça doit rester un secret. Tu n'aimes pas montrer tes dessins à la base alors à une inconnue que tu connais depuis 5 minutes, ce n'est pas possible pour toi. Elle n'est ni ton papa ni Heinas. Pour toi, montrer tes petits chefs-d’œuvre comme disait ta sœur, ce n'est pas si simple que ça parce que ça te rappelle toujours qu'elle n'est pas là pour te dire qu'ils sont beaux et ça fait mal. Ton sourire se fane doucement alors que tu baisses la tête et serre ton cahier contre toi.

- C-c-c-c'est s-s-secret. T-tu as d-d-des secr-crets ?

Si elle en a, elle va pouvoir comprendre pourquoi toi, tu ne peux pas le dire, pas vrai ? En tout cas, toi, tu espères vraiment que Tori est assez gentille pour ça. Elle a l'air d'être quelqu'un à qui on peut faire confiance alors tu te forces à lui faire un nouveau sourire pour essayer d'être toi aussi gentille et sage.

J'ai droit à un sourire timide, mais ma question sur ses dessin déclenche chez la fille une réaction aussi violente que surprenante. Je lève les mains en signe d'apaisement. Si elle ne veut pas, je la forcerais pas, je suis pas comme ça. Je vois bien qu'elle tient à ce que personne ne voit ses dessins alors je détourne le regard pour lui faire comprendre que je ne suis pas là pour l'embêter.

Pardon, promis je regarde pas. Je voulais pas te mettre en colère.

L'excuse me semble normale, on dirait que j'ai touché un sujet sensible, et ce n'était pas mon intention. Aéna me dit que c'était un cadeau pour son père. Une image de Mama passa devant mes yeux. Une image que j'avais créée de toute pièce pour me rassurer et apaiser mes cauchemars. C'était ma Mama, debout dans sa petite cuisine, avec sur les cheveux un turban orange et bleu fait dans le tissu qui aurait dû être le sien. Tissu qui était à présent rangé dans un tiroir de ma chambre, tâché du sang de celle à qui j'aurais dû l'offrir. Ma gorge se serra.

Tu as de la chance. Je suis sûre qu'il sera super content. Dis-je.

Je comprends qu'elle ne veuille pas me montrer. Ça ne me dérange pas et je ne suis pas en colère. Alors quand la petite reprend la parole pour me dire que c'est un secret, j'acquiesce.

Oui, j'en ai aussi des secrets.

Un nouveau souvenir passe dans ma mémoire. Mon anniversaire, dans une toute petite cellule grise, sans personne. Mon dernier combat, ce que m'avait dit mon adversaire. Je regarde Aéna.

Je comprends que ce soit un secret. Je ne demanderais plus, promis. Dis-je d'un ton doux.

Mais du coup, je ne sais pas trop comment relancer la conversation...

- T-tu pr-promets ?

Si elle promet, alors tu peux faire confiance, pas vrai ? Normalement, les gens, ils ne brisent pas une promesse. Enfin, tu crois. Toi, tu ne le fais pas parce que tu es une petite fille qui veut être gentille et qui ne veut pas blesser les autres. Tori a l’air d’être un gentil monstre alors tu espères qu’elle va accepte de promettre et va la tenir, c’est le plus important selon toi !

- Voui ! P-papa ad-dore les d-d-dessins !

Et tu vas t’appliquer très très fort pour que ce soit les plus beaux dessins du monde et qu’il puisse les accrocher dans toute la maison. Il faut que tu en fasses très beaucoup ! Oui, une tonne de dessins comme il dit, pour qu’il sache où tu vis, ce qu’il y a et surtout, pour qu’il soit content. Tu veux qu’il voit que tu penses énormément à lui et que même très très loin de lui, tu penses à lui tout le temps. On t’a montré une carte pour t’expliquer à quel point il est loin de toi, mais tu n’as pas vraiment la notion de distance via une carte alors tu as juste compris que c’est beaucoup d’heure de vol et qu’il ne peut pas venir pour le moment… Tes dessins vont mettre combien de temps à aller à lui ?

- T-t-t-t-tu s-s-sais c-c-comb-b-bien d-de t-temps m-m-mes d-dess-ss-ssin v-vont m-mett-tre p-pour all-ller à V-V-Valenc-c-ce ?

Tu te sens toute idiote de poser la question alors tu bégayes beaucoup en te mettant à triturer ton carnet de dessin, les yeux de nouveau cachés par la tonne de cheveux que tu as. C’est toujours compliqué quand tu as des questions plus personnelles à poser, mais tu te dis qu’elle est gentille et que tu veux essayer de faire un peu confiance. C’est ce que ton papa t’a dis et le psychologue aussi… Mais lui, tu l’écoutes que parce que ton papa dit la même chose. Il est assez mal barré parce que parler n’est pas la chose que tu préfères faire. Sauf quand il met ton papa en vidéo parce qu’il te rassure donc tu veux bien parler un peu plus. Enfin, ce n’est pas non plus beaucoup et tu refuses catégoriquement de parler du sujet principal, mais c’est toujours mieux. Verdict, ton papa fait beaucoup de psy avec toi…

Bref, tu te forces à faire un beau sourire en la regardant. Tu la trouves vraiment trop trop jolie ! Tu vas vraiment la faire en dessin pour montrer qui tu as rencontrer ici à ton papa, tu es sûre qu’il va aussi la trouver toute belle !

- M-moi aussi j-je v-veux av-v-voir l-le vigiliso !

Quand je lui dis que je ne chercherais pas à voir les dessins et que je ne lui demanderais plus, la réaction d'Aéna est à la méfiance. Alors, pour essayer de la détendre, je souris.

Promis juré. C'est privé et je comprends tout à fait.

J'espère que j'ai l'air convaincante. Non pas que je prévoie de briser ma promesse, loin de moi cette idée ! Je respecte l'intimité des gens. Mais je veux que la petite sache que je suis en quelques sortes une personne de confiance. Ici, les gens ne savent pas forcément que je viens d'un milieu pauvre. Alors c'est plus facile de laisser les préjugés de côté. Et avec une enfant, c'est encore plus simple. Elle me permet d'agir un peu plus librement, c'est agréable. Aéna confirme que son papa adore ses dessins, ça me fait sourire.

Alors il sera super content de les recevoir ! Il va falloir en faire tout plein pour qu'il en mette partout dans sa maison. Comme ça il saura ce que tu fais, et si tu es heureuse.

J'aimerais bien pouvoir donner des nouvelles à quelqu'un que je connaissais. Mais le coach s'en fout très certainement, je ne connais pas mes parents biologiques, et tous les gars du quartier avec qui je m'entendais bien ont été arrêtés ou tués par la police. Bref, je suis seule. Enfin, non, pas seule : j'ai Alyona, Elfie, Luna... Senri et Nana, je suppose aussi ? La phrase suivante d'Aéna, j'ai du mal à la déchiffrer. Elle bégaye beaucoup, pauvre cœur. Je me demande si c'est de la timidité ou si c'est un défaut de parole... En tout cas, il me faut une petite seconde pour comprendre ce qu'elle me demande.

Valence..?

C'est où, Valence ? En France, non ? Ou en Espagne ? Je n'en suis même pas sûre. J'ai un peu honte d'avouer ça à une enfant...

Je ne sais pas trop où c'est... Je ne suis pas allée beaucoup à l'école en fait. Avoué-je du bout des lèvres. Mais je suppose que ça ne doit pas prendre plus de quelques jours ?

Je n'en suis pas sûre du tout... Je n'ai encore jamais envoyé de lettres. Moi, une dyslexique quasiment illettrée, envoyer une lettre écrite ?! C'est un peu l'hôpital qui se fout de la charité. Je suis récompensée par un magnifique sourire, qui est contagieux. Cette petite est vraiment mignonne, et même si j'ai du mal à interagit avec les enfants, je me sens plus à l'aise avec elle. Malheureusement, je perds mon sourire quand elle me dit vouloir avoir Vitiligo aussi.

Oh non, vraiment, ce n'est pas une jolie maladie... Là tu vois que ma peau, mais j'ai aussi plein d'autres problèmes de santé... Dis-je. Je ne sais pas si je dois entrer dans les détails... J'ai mal au ventre, par exemple. De plus en plus. Et puis quand je vais vieillir, mes articulations elle vont devenir toutes raides et ça me fera mal aussi. Vraiment, ce n'est pas que joli, Vitiligo.

J'espère qu'elle comprends que je ne me plains pas... J'essaie simplement de lui montrer que mes taches ne sont pas le seul "cadeau" fait par la maladie.

Elle a promis alors tu es sûre qu’elle ne va pas regarder. Tu te détends donc, toute naïve, te disant qu’elle ne va pas y toucher. Elle fait un peu peur, mais elle a l’air gentille et toi, tu veux lui faire confiance, même si c’est un monstre. Parce qu’elle en est forcément un pour être ici, sauf si elle est dans les dortoirs, mais ce n’est pas le cas, tu le sais parce que tu ne l’as jamais vu là-bas. Ou alors, c’est un monsieur et elle t’a menti. Non, toi, tu la crois.

- V-voui ! J-j’esp-père qu’il l-les aur-ra vite !

Tu ne sais pas trop comment ça fonctionne pour envoyer du courrier, mais tu prendras fort sur toi et tu demanderas à Tomoe qui, tu en es persuadée, te répondra avec plaisir. C’est son rôle, non ? Et puis, ça ne fera de mal à personne d’envoyer des dessins, non ? Ce n’est rien de plus que Terrae que tu dessines innocemment… Un peu de tout et de rien. Tu as bien commencé un oiseau, puis ça sera Tori et tu feras le dortoir puis la salle de classe et la cafétéria. Les endroits que tu fréquentes le plus en fait. C’est ce que tu veux qu’il voit, que quand tu parles d’un lieu, il puisse regarder le dessin et comprendre. Voilà, comme dans un livre à images ! D’un lieu plutôt secret…

Oh, elle ne sait pas… Tu es un peu déçue, mais tu te dis que ce n’est pas grave. Tu demanderas à quelqu’un d’autre, quelqu’un qui saura. En tout cas, elle a parlé en jours donc tu te dis que c’est quand même assez long comme voyage. C’est amusant l’idée de faire voyager tes dessins et ça te fait sourire. Un jour, c’est toi qui voyagera avec eux pour voir ton papa ! Tu es sûre que tu pourras le faire quand tu seras plus grande !

Tu perds ton sourire quand elle t’explique que ce n’est pas ce que tu croyais, le vitiligo. D’ailleurs, c’est Vitiligo et non pas Vigiliso. Faut que tu retiennes pour le dire à ton papa ce soir. Après, ton papa est tellement doué que tu sais qu’il comprendra. Il est trop intelligent ! En même temps, c’est ton papa, il ne peut en être autrement. C’est le plus intelligent des monsieurs, c’est sûr ! Qui pourrait le surpasser de toute façon ! C’est ton héros alors c’est normal qu’il soit supérieur à tout le monde !

Tu reprends vite ton sourire pour venir vers Tori et lui faire un câlin gratuit. Tu la serres fort avant de la relâcher et d’essayer de parler correctement.

- T-t-tu v-veux all-ller à l’hôp-pital ?

Pour qu’elle ait moins mal, tu es sûre qu’il faut aller voir des docteurs. Il doit bien avoir des docteurs ici. Tu as vu l’hôpital alors tu sais où il est. Plus ou moins, peut être moins que plus d’ailleurs. Néanmoins, tu ne veux pas que Tori souffre. C’est un monstre, mais un gentil monstre, tu en es sûre ! Elle est comme Aylan alors il faut être très gentille avec !

Aéna passe de l'enthousiasme à la tristesse quand je lui avoue ne pas savoir combien de temps mettront ses dessins à arriver à destination. Mais comme je n'ai pas été à l'école, je n'ai que quelques notions en géographie... Impossible pour moi de lui dire précisément. Et je n'envoie pas de lettres, d'une part parce que l'écriture et la dyslexie... voilà, et d'autre part parce que je n'ai personne à qui envoyer de lettre. J'hésite à m'excuser, mais la petite a déjà changé de sujet !

Elle affirme vouloir elle aussi avoir Vitiligo. Je tente de lui expliquer avec des mots simples que la maladie vient avec d'autres défauts de santé. Je passe bien sûr sur les risques accrus de cancer, les problèmes de thyroïdes et tout ce genre de choses un peu graves pour ne pas choquer l'enfant, mais je lui explique ce que je ressens de plus en plus notamment mon mal de ventre. Et je lui explique aussi que quand je vieillirais, mes articulations vont raidir et devenir douloureuses... Ça s'appelle la polyarthrite rhumatoïde je crois. J'ai vu quelques photos, ce n'est pas très joli à voir. Bref.

Je suis prise de court quand la petite s'approche et me prend dans ses bras. Je suis très touchée, mais je ne sais pas trop quoi faire. Je tapote maladroitement le dos d'Aéna et la rassure.

Non, c'est gentil... Je n'ai pas besoin d'aller à l'hôpital pour l'instant. Je vais bien.

Comment une enfant aussi adorable a pu se retrouver ici ? Je me sens triste à l'idée qu'elle ait pu traverser un si grand bouleversement qu'elle s'en retrouve à Terrae. À ce propos...

Tiens, d'ailleurs Aéna, tu as quel âge ? Demandé-je, curieuse.

Je ne lui donnerais pas plus de douze ans, mais je ne suis pas très forte pour deviner l'âge des gens.

Tu souris quand elle te rend ton câlin. Enfin, tu crois que c’est ce qu’elle fait en tapotant ton dos, tu n’es pas sûre. En tout cas, tu souhaites imaginer que c’est le cas parce que les câlins, c’est la vie. Qui n’aime pas ça en même temps ? C’est si triste de ne pas aimer une étreinte douce et agréable qui est seulement faite pour rassurer et consoler une personne. Parfois, elle peut être fait pour remercier aussi, mais là, c’est pour consoler Tori qui dit qu’elle a mal au ventre.

- P-p-papa d-dit que q-quand on a m-m-mal, il f-f-faut voir un d-d-docteur sinon ç-ç-ça f-fait enc-c-core plus mal.

Tu lui offres un très beau sourire pour la rassurer et fière d’avoir retenu les leçons que ton papa t’a donné. Voui, tu es une grande fille qui est capable d’aider les autres, même si ce sont des monstres qui font peur. Tori est un gentil monstre alors tu veux bien l’aider beaucoup beaucoup ! Aylan qui est aussi un monstre est devenu ton ami alors peut-être qu’elle aussi, elle voudra bien être ton amie, mais tu n’es pas assez à l’aise pour demander.

Oh, elle veut savoir ton âge ? Tu hésites à lui donner, de peur qu’elle te trouve trop jeune pour être là et qu’elle veuille te ramener à Tomoe… Toi, même si Tomoe n’a pas l’air d’être un méchant monstre, tu préfères être loin d’elle. Enfin, plutôt loin de la classe parce que tu as beaucoup de mal à t’intégrer. Tu restes naturellement en retrait et puis, t’as un petit peu de retard puisque tu as quand même manqué un mois d’école. Après, Agate t’a beaucoup aidé sur un exercice de mathématique. Tu crois qu’elle accepterait de le faire encore une fois ?

Tu baisses donc la tête, tes cheveux revenant te cacher le visage, comme par habitude, alors que tu marmonnes plus qu’autre chose.

- D-d-d-dix-x-x ans… T-t-tu v-v-v-vas m-m-me r-ram-m-mener à T-t-t-tomoe ?

Oh non, tu veux continuer de faire tes dessins ! Tu crois qu’elle va être méchante et le faire ? Tu as peur qu’elle te trouve trop jeune alors tu gardes la tête basse.

La pauvre, ma façon de faire des câlins manque cruellement de chaleur je pense. Mais elle est tellement adorable qu'elle ne dit rien à ce sujet. Je crois qu'en lui parlant de mes problèmes de santé actuels, je l'ai inquiétée sans le vouloir. D'ailleurs, elle insiste, me transmettant les conseils de son papa. Je trouve ça adorable qu'elle soit aussi proche de son père. Je me demande un instant si c'est ça, avoir un père. Le mien, je n'en ai aucun souvenir, je n'ai même pas un nom. Et je crois que je ne suis pas prête pour les retrouver. Je ne saurais pas quelles questions poser, comment les confronter.

Promis, si j'ai trop mal j'irais voir un médecin. Mais là tout de suite, je n'ai pas mal. Ton câlin m'a fait beaucoup de bien. Dis-je d'un ton doux.

Le sourire de la petite est éclatant. Vraiment, elle est adorable. Mais un instant, je me demande ce qu'elle fait là toute seule. Comment elle a pu atterrir ici, quel bouleversement elle a pu subir qui l'ait conduite ici seule. Alors je pose la première question qui me vient : quel âge a-t-elle ? Je vois bien que ma question l'inquiète. Elle se fait toute petite, baisse la tête. Je ne vois à nouveau plus son visage. Mais, bravement, elle me répond quand même. Dix ans. C'est si jeune. Une petite voix me rappelle qu'à dix ans je faisais des courses pour les gars du quartier : messages, drogue, armes... Je courais d'un bout à l'autre du favela pour transmettre ce qu'on me demandait. Je secoue la tête.

Non, ici tu es en sécurité. Tu peux bien te balader librement. Mais promets-moi juste une chose.

J'ai un peu l'impression d'avoir le rôle d'une maman ou d'une grande sœur.

J'aimerais beaucoup que tu sois rentrée à l'institut avant la nuit. Il n'y a rien de dangereux la nuit, mais j'aimerais savoir que tu ne t'es pas perdue dans la forêt par exemple. Dis-je. Je ne t'oblige à rien d'accord ? C'est juste que ça me rassurerait beaucoup.

Les câlins sont donc vraiment magiques pour les gens qui ont mal ? Tu as un merveilleux sourire de joie en l’apprenant ! Tu vas faire des câlins à chaque fois qu’un ami aura mal pour le soigner. Tu crois qu’Agate et Svea aiment les câlins ? Tu ne sais pas, mais si jamais elles ont mal, tu leur feras un gros câlin comme tu viens de le faire avec Tori. Si ça fait du bien, ça devrait être un moyen de se soigner. Toi, tu veux être soignée en câlins de ton papa et de Heinas. Ah non, c’est vrai… Tu oublies si facilement que tu ne peux pas quand tu es contente alors ton sourire se fane un peu. Tu feras des câlins à Aylan alors, voilà.

- Voui ! S-s-si je s-s-suis p-pas à l-l-l’heure, T-t-tomoe s-s-sera pas cont-tente. J-j-j’ai p-promis d-d-d’être s-s-sage.

Et pour la peine, tu reviens faire un câlin à Tori, retrouvant rapidement ton sourire joyeux parce que c’est vrai qu’un câlin, c’est super bien quand même. C’est agréable et tout chaud, mais tu la relâches quand même en t’écartant, te disant que ce n’est peut-être pas non plus quelque chose qu’elle aime beaucoup. Est-ce que des gens peuvent détester les câlins ? C’est vraiment possible ? Tu y réfléchis sérieusement parce qu’il ne faudrait pas que tu fasses mal en voulant faire du bien. C’est quand même une question qui n’a pas de réponse de ta part et c’est bien triste.

Oh, d’ailleurs, tu regardes la grande dame qui t’a l’air d’être une bonne personne alors est-ce que tu crois que tu peux lui demander un petit truc ? Tu n’aimes pas les monstres, enfin, pas tous. Là, elle, c’est un gentil monstre alors peut-être qu’elle ne va pas être méchante ?

- L-l-l-l-la m-m-ma-g-gie p-p-p-peut p-p-pas t-t-t’aid-d-der ?

Tu bégayes beaucoup, ne sachant pas trop si on peut parler de ça. Les gens ont l’air de le faire facilement, mais ça te fait énormément peur tout ça alors ça te met mal. Tu baisses les yeux, te cachant de nouveau derrière tes cheveux et ton carnet que tu ramènes contre ta poitrine. Tu crois que c’est possible qu’elle ne veuille plus te parler à cause de ça ? Mais c’est vrai, s’il y a des gens qui soignent, ils peuvent la soigner de sa maladie pour toujours ! Enfin, c’est comme ça que tu l’as compris.