HRP : Se déroule en décembre, deux jours avant l'opération.

On est samedi. Lundi matin, la mission va débuter. La position n’est confortable pour personne, dans cette attente ; mais on fait de notre mieux pour profiter des moments qu’on a tous ensemble. Cette semaine, j’ai pris le temps d’acheter un petit cadeau à Mitsu, dont c’est l’anniversaire aujourd’hui, et d’aller le lui déposer un peu après le repas de midi. Je lui ai proposé qu’on se retrouve à la maison ce soir avec les amis proches et la famille, histoire qu’on fête nos anniversaires ensemble ; ça a eu l’air de lui faire plaisir, même si elle avait l’air d’avoir zéro pourcent capté que c’était aujourd’hui son anniversaire. (Limite si elle me dit pas “Euh Noël c’est la semaine prochaine frère ??”, ce jugement.)

Tout ça pour dire, on se rejoint avec Jérémy près de la supérette pour acheter ce qu’il nous manque au niveau des plats qu’on a prévu pour ce soir ; on a demandé aux autres d’essayer de pas être dans nos pattes, sinon on risque de se marcher dessus dans la cuisine. Alors je suis là avec la petite liste synchronisée qu’on s’est transmise avec Jérém, et je scrolle dessus en rajoutant des trucs auxquels je viens de penser, genre le café qui est presque en fin de vie, le PQ et des fruits, parce qu’il faudra que Charlotte mange des fruits pendant qu’on sera pas là. … Grumblr.

Quand je vois mon grand gaillard de fils arriver, je lui fais un grand signe de la main, m’accroche à son bras par réflexe et le traîne en papotant entre les étalages du magasin en désignant plein de trucs dont on a pas besoin ; c’est les bras bien chargés qu’on revient à la maison. J’essaie de pas montrer aux garçons que je m’inquiète, mais évidemment que ça me trotte en continu dans le cerveau. C’est pas pour rien qu’on fête mon anniversaire avant : on sait pas dans quel état on va être d’ici au 21, ou même si on va être tout court. Et j’ai pas envie d’être pessimiste, hein, mais ça fait quelques temps que les équipes s’entraînent et qu’on a refilé des armes aux terraens. J’ai pas envie de dire que ça pue, mais c’est quand même grandement la merde.

Alors oui, je veux profiter de ma famille ce soir, de mes amis. On sait pas trop ce qu’il peut se passer, alors soyons heureux tous ensemble, hm ?

—Bon, c’est parti !! je m’enjoue alors qu’on dépose les courses sur la table de la cuisine. T’es sûr qu’on va pas trop en avoir, là ? Ca va nous faire des tups pour toute la semaine !

Enfin, si on revient avec un bras ou deux dans le plâtre, on aura pas besoin de se forcer à cuisiner au moins lol.

Jérémy... n'était vraiment pas ravi. Il comprenait l'importance de cette mission, même s'il n'avait pas tous les détails et savait que sa présence l'était un peu. Mais poser ses couteaux de cuisine pour des armes, à l'idée de devoir défendre sa future femme, son père, son frère et ses amis, laisser derrière lui sa mère et sa petite sœur, tout ça parce qu'il a l'expérience des combats, faisait naître comme une aigreur en lui. Alors toute la famille se réunit, à quelques jours de l'anniversaire de Aaron et celui de Mitsu aujourd'hui, pour faire une fête, un repas, une réunion pour se rapprocher un peu plus, profiter du moment... Ça fait, malheureusement, un peu "dernier repas du condamné" cette affaire, mais il ne l'a pas dit. Il a même repoussé la pensée, refusant d'arrêter ses plans d'avenir juste à cause de cette simple possibilité. Il allait se marier merde. Il avait d'autres rêves à réaliser.

C'est ce qu'il se répétait après avoir fini son travail au restaurant... Il ne s'est pas changé, gardant sa tenue de cuisinier de toute façon toujours impeccable, prenant son sac pour rejoindre Aaron au magasin, pour quelques courses... Enfin ce qui devrait être quelques courses mais les connaissant, ils vont finir avec plus de sacs que prévus. Il soupire à cette idée mais retrouve vite le sourire en voyant le Master lui faire un grand signe de la main à peine fût-il entré. Parfois, Jérémy pense qu'il est habitué à la vivacité des Tonnerres, autant physique que mentale, et puis il se retrouve embarqué dans leurs trépidations et il n'a plus le temps de penser. C'est d'autant plus terrible avec son père, éternel inquiet, attentif au moindre changement d'humeur, pas seulement parce qu'il est Sensitif précisons. Mais c'est pas un mal. Jérémy aime cet aspect d'Aaron. Ça rend le moindre moment en famille précieux et c'est un des fondements de Jérémy.

Alors il dépose les sacs lui aussi sur la table, et dit très sérieusement, l'index levé. :

-Eh ! Tu sais très bien qu'il vaut mieux trop que pas assez. Surtout avec ce qu'on a prévu de faire, Nicolas et Lottie vont largement engouffrer la moitié d'ici demain.

Génétiquement, Jérémy se demande comment le petit corps tout fin d'Hélène a pu créer DEUX OGRES à l'appétit sans fin. Non mais... Y'a de quoi se poser des questions quand même.

Bref, ils rangent leurs courses tranquillement, histoire d'avoir un plan de travail dégagé pour la suite... Jérémy passe un peu de temps à placer les fruits de manière logique dans la corbeille -oui, même pas esthétique, logique, on en est là- avant de remonter ses manches et laver ses mains. Toujours, laver ses mains. Et puis il lâche comme une bombe. :

-Dad... Je veux arrêter de bosser au restau.

Il attrape le torchon et son regard part dans le vide, comme s'il venait lui aussi de se rendre compte de ce qu'il avait dit.

En même temps, je pose la question à Jérémy, qui fait toujours trois fois son propre poids en quantité — et je peux vous dire qu’y en a de la masse ici, mais que du muscle. Je pourrais m’accrocher à son biceps qu’il arriverait à me soulever de terre sans aucun mal, mais là n’est pas le sujet. Nous disions : des restes c’est bien, et puis oui il vaut mieux trop que pas assez. Mais même quand on pense qu’y a pas assez, y a trop ; alors quand y a trop, tu sais qu’il y en aura VRAIMENT trop. Bon. On va pas lui dire ça, je vais lui briser ses rêves.

—T’as pas tort, ça nous fera encore de quoi manger demain aha. Lottie mange tellement en ce moment, je suis sûre qu’elle va devenir une grande perche comme vous deux, je soupire, un peu peiné de voir mon bébé grandir. T’imagines qu’elle est déjà au primaire !!! Bientôt le collège ! Le lycée ! Le mariage ! Punaise, elle grandit trop vite…

J’sais plus comment j’en suis arrivé là dans ma réflexion, mais ouais bon voilà. Puis lui aussi il se marie bientôt, là, j’vais de nouveau chialer comme un enfant bon sang, on se focus sur les courses Aaron, SUR LES COURSES. J’VAIS BIEN J’SUIS JUSTE EMOTIF OK. Heureusement que Nico est pas là, il serait en mode “wut Papou pourquoi t’es au bord des larmes” BAH JE SAIS PAS.

Cela étant dit, je suis encore la tête dans le frigo quand Jérémy me balance…. bah me balance ça. J’ai un mouvement brusque, tape du coude dans un truc qui fait tomber un autre truc, qui en fait tomber un autre, et c’est la dégringolade ; j’rattrape tout au vol comme je peux, en m’étalant contre le frigo pour que ça RESTE DEDANS.

—JE GERE. Je gère !!!

Ouais si c’est bon. J’te regarde, le pot de moutarde de merde, là. J’réussis à remettre les trucs en place rapidement, jetant un coup d’oeil à Jérémy, qui fixe le vide. Bah ça.

—Ca me surprend. C’était ton rêve de bosser en cuisine, non ? je m’inquiète un peu, mais compréhensif. Ca te plaît plus, finalement ? Ou alors c’est à cause du mariage ?

Non mais j’sais pas moi, hein, j'invente.

A manger pour demain qu'il dit. Puis après-demain en comptant sa myriade de tupperwares, ça peut soulager maman si elle n'a pas l'envie de cuisiner ce jour-là... Et puis les jours suivants, si par malheur, ils ne peuvent pas rentrer tout de suite à la maison. Enfin ! On a dit qu'on y pensait pas donc on n'y pense pas. Pensons plutôt à Lottie, ça, oui. Lottie qui grandit si vite et va à l'école primaire cette année. Il a hâte de la voir dans son petit uniforme d'écolière. Elle était déjà adorable dans celui de ce qu'est l'équivalent de la maternelle au Japon. Jérémy avait hâte de la voir grandir heureuse... jusqu'à ce que Aaron parle de mariage. Pardon qu'est-ce que le quoi ? Beh oui. Mariage. Tu n'as pas hâte de voir Lottie s'épanouir avec un ou une partenaire ? D'avoir le mariage de ses rêves, comme toi tu auras le tien ? De fonder sa propre famille ? ...............................Hm. Euuuh... Ok ne parlons pas de ça non plus c'est noté. :

-On devrait penser aux nôtres, de mariages, avant le sien tu ne penses pas ?

Non mais sois pas menaçant avec ton père là ! QUOI ? Je le suis pas, je souris même ! Jérém' t'as le savon dans les mains et je suis sûr que si tu le serres plus fort tu vas le briser. AH ! MERDE ! Ouais donc pas menaçant du tout. Aaaaaaanywaaaaaaaay...

Jérémy fait sa petite déclaration et c'est aussitôt suivi d'un barouf pas possible côté frigal. Jérémy pivote juste la tête, séchant ses mains et observant Aaron pour voir s'il a besoin d'aide. Mais il gère qu'il dit. Il a la position d'une partie de Tetris ratée mais il gère. Ça ne suffit pas à Jérémy pour le décrocher du vide néanmoins. Il a vraiment dit ça ? Comme avoué à demi-mot. C'était pas honteux pourtant. Il revient sur terre quand son père lui pose des questions, à la recherche des mêmes réponses que lui sans doute. :

-Oui. dit-il simplement à la dernière question avant d'hocher la tête et reprendre plus précisément. Non ! Enfin. Oui. Mais-...

Il soupire et reprend du début. Il sait qu'il n'arrivera à rien s'il continue de bafouiller. :

-Je suis... tellement heureux Ronron. J'peux pas le décrire. J'ai la chance de pouvoir et d'avoir appris à cuisiner, vivre de ma passion. J'ai une vraie famille... Elwynn... veut m'aider à réaliser ce rêve un peu con de gamin qui veut aller à l'église pour se marier. Et j'ai encore... tellement de rêves qui me viennent...

Et avec ce qu'il se passe en ce moment c'est dur de se dire qu'il ne va peut-être pas aller au bout, pas les réaliser. Il ne le dit pas mais reprend. :

-Mais moi, c'est pas tant être commis au restaurant qui m'intéresse, j'ai pas mon mot à dire sur le menu... Alors qu'en vrai... J'aimerais faire des plats de partout, pour tout le monde ! Au restau, y'a pas tant que variétés que ça, même si le menu évolue selon les mois mais... Imagine pouvoir trouver toute l'année des plats adaptés même aux plus difficiles, avec un régime alimentaire particulier ! Qu'ils viennent et soient contents d'avoir mangé à leur faim, pour pas un rond ! Des légumes de Terrae qu'ont fait poussé les Terres et les Eaux ! Être un autre endroit que la cafétéria pour les novices... Peut-être faire des aprems où les Initiés viennent apprendre à faire des recettes simples mais équilibrées avec le petit matos de cuisine qu'ils ont dans leurs chambres ? Je-...

...m'emporte. Il s'emporte. :

-J'arrive pas... A voir mon avenir dans le restaurant là. Quand j'ai encore ce rêve-là. Juste là ! Je veux pas-... Je veux pas faire ma vie là-bas, et rentrer dans les bras d'Elwynn, le jour où on aura une maison, et me dire que j'ai manqué un truc.

....Woaouh. Même moi je suis bouche bée. :

-Je-... Qu'est-ce que je dis...

Et il soupire encore une fois, reposant le torchon correctement pour qu'il sèche.

Mon coeur va se briser. Arrête de me renvoyer dans les dents les responsabilités que je prends pas, eh. Je lui jette un regard en biais, à demi vexé, puis grimace.

—Non mais je saiiiis, ça va c’était une blague roh…. On va s’occuper du nôtre, mais le tien en premier, c’est la prio là.

On aurait dû se bouger le cul avant, et on a tellement de préparatifs à gérer pour ce printemps que bon, chaque chose en son temps. On va pas se donner du mal pour finalement finir en burnout et stressés à deux jours des événements juste parce qu’on veut tout faire en même temps. On a le temps, c’est ce qu’on se dit toujours ; c’est jamais le moment, et puis après on oublie, et quand on y repense c’est à des heures débiles, enfin vous voyez le bail. Qui on invite, on fait ça où ?

Enfin, on parle d’un truc autrement plus important pendant que la moitié du contenu du frigo me tombe sur le coin de la gueule ; heureusement j’arrive à tout remettre dedans, en galérant un peu évidemment. Le regard que je glisse vers Mymy est un peu plus sérieux cette fois, alors je me pose dos au plan de travail, les mains appuyées en arrière et je le laisse aller au bout, lâchant ci et là un sourire. C’est marrant, parce que je me dis que c’est vraiment l’impact que Nico a eu sur lui qui parle, là. Oh, pas que, bien sûr ; sûrement ses amis et nous aussi, mais c’est pas le Jérémy Bonnet de 2017 qui se serait posé ces questions-là. Ce dont il me parle, ça me rappelle le doux rêve que j’avais y a quelques années, mais que j’ai jamais trop réussi à me motiver à verbaliser. Parce qu’être prof c’est chouette, que ça me plaît ; mais un restau, ça me faisait envie. J’aime bien cuisiner pour les autres, ça me détend ; j’ai laissé un peu plus de place à Jérémy dans la cuisine pour qu’il puisse expérimenter, s’étaler, mais des fois j’ai peur d’y prendre trop de place alors je m’en suis un peu décalé. Même si j’aime encore cuisiner pour ma famille, et que ça arrive bien sûr encore, hein. C’est pas pour rien que j’ai cassé les couilles aux garçons pour qu’on fasse un potager, les premières années où ils sont arrivés. C’est clair que ça fait rêver, et c’est un peu comme ça que je l’envisageais ; un petit coin de nature, excentré, un endroit où les volontaires peuvent donner un coup de main, parce qu’il faut quand même des bras pour tenir la boutique. Un système de troc, pourquoi pas. Des ateliers, des bouquins, de l’aide aux devoirs.

Mais j’ai pas le temps de préparer mon propre mariage, alors j’ai pas trop le temps de me poser pour réfléchir à ça non plus. Et c’est dur, aussi, de devoir choisir entre quelque chose qui me fait vibrer, et ce que j’ai envie de donner à ces gamins — je parle de ceux de l’institut — à côté. Gérer leur éducation, les entraînements, enfin tout ça. Ca me tient à coeur aussi, mais parfois faut faire des choix. Jérémy, lui, je sais pas trop ce qui le retient. Alors je souris et je dis simplement :

—C’est un chouette rêve. Si c’est ce qui te plaît, pourquoi tu l’ouvrirais pas ton restau ? Je veux dire, c’est qu’un boulot, au restaurant, t’es pas marié avec — sans mauvais jeu de mots. T’as le droit de faire ce dont tu as envie. Et ça a l’air de te faire sacrément envie. On aurait besoin d'un endroit comme ça, à Terrae...

Aaron s'installe contre le plan de travail et le laisse parler. Il aurait presque préféré qu'il l'interrompe, tellement il a l'impression de dire n'importe quoi. Et quand il lui répond, Jérémy en hausse un sourcil. :

-Really dad ? Moi ouvrir un restaurant ? Avec mon caractère ?

Peut-être que le Master l'a oublié, parce qu'il vit avec lui, c'est sa famille. Jérémy ne se comporte pas de la même manière quand il n'est pas avec "ses gens". :

-Il faut communiquer pour ouvrir ce genre d'établissement, embaucher, expliquer à d'autres comment on voit les choses... et si c'est moi qui décide, et que c'est pas fait parfaitement comme je veux... tu sais-

Il fait des gestes de ses mains, devant lui, pour résumer qu'il est control freak, maniaque et un peu autoritaire sur les bords. :

-Être chef cuisinier c'est facile, j'ai qu'à lancer des ordres et ça court pour les appliquer. Mais c'est malheureusement pas que ça, un restaurant... Surtout si je le base sur de l'entraide alors là...

Pire que foutu, ce serait creuser sa tombe. :

-Mais... J'vais quand même arrêter d'aller bosser là-bas. Je-... trouverai autre chose. il fronce les sourcils avant de secouer la tête comme pour faire disparaître ses tracas. On a autre chose à faire d'ailleurs. Tu veux qu'on commence par quoi ?

Oui parce qu'ils ont la totale de trucs à cuisiner et ça va pas se faire tout seul !

Sa réaction me fait sourire. Dad. C’est que c’est sérieux, pour lui ; il ne comprend vraiment pas. Qu’il pourrait, je veux dire. Que son caractère est très bien, que je lui fais confiance pour ça. Mais j’sais aussi qu’il a peur, qu’il ose pas, que c’est difficile. Ce serait peut-être se forcer… et en même temps, je sais qu’il en serait capable. Tout seul, je veux dire. Mais ouais… si c’est pas exactement comme il veut ; je sais. J’connais ses TOCs, ils sont légers mais ils sont là. J’connais son obsession pour les détails. J’sais aussi que quand on est là, et qu’on gère, il arrive à nous déléguer tout ça et accepter que ce soit pas parfaitement comme il veut, parce qu’il accepte qu’on est pas parfaits. Alors j’ai un sourire un peu gêné cette fois. Puis je le perds vraiment.

“Je trouverai autre chose”, j’crois que là ça me brise littéralement le coeur. Mes yeux s’ouvrent un peu plus grands, et j’ignore sa dernière question.

—Eh, change pas de sujet. C’est important. Jérem.

Regarde-moi s’te plaît. Je m’approche et lui prends les mains, les regarde… puis je le regarde lui. J’suis toujours obligée de lever les yeux, mais là j’ai limite l’impression qu’il est plus petit que moi. Ca me rappelle quand on leur a proposé, pour l’adoption.

—Pourquoi tu veux abandonner ? T’es quelqu’un d’incroyable, tu as de super idées. Et tu es pas obligé de faire tout ça seul ok ? Déjà, même tout seul, tu y arriverais bien… moi, j’ai confiance en toi. Parce que même si tu penses que tu sais pas t’adapter, je sais que tu y arrives.

Puis je suis gêné.

—Tu sais, j’ai pas envie que t’abandonnes ton rêve parce que tu penses que tu vas pas y arriver. J’veux dire… Un restau, ce serait génial et ça t’irait bien. Alors c’est ambitieux, mais il y aura toujours des personnes pour te soutenir ! Sûrement dans ton entourage aussi… Si j’étais pas prof, je le ferais avec toi, je ris.

Enfin, je ris mais j’suis un peu triste quand même.

—J’ai beaucoup réfléchi à un endroit comme ça, à ce que j’aimerais en faire. Parce que j’adore ces gamins, et que l’aspect de communauté est hyper important pour moi. Et je rêverais de cet endroit. Mais je veux pas abandonner la scolarité des gamins non plus, tu vois ? C’est des choses importantes pour moi, même si j’ai jamais trop choisi cette voie, c’était plus… On a besoin de moi, et j’ai fini prof. Maintenant, ça me plaît. Et je veux pas arrêter. Mais je veux aussi autre chose. Mais je peux pas diviser infiniment tout mon temps…

Je tapote sa tête gentiment.

—Tu as tout le temps de grandir et mûrir, et de te sentir à l’aise dans ce projet. Si tu as besoin d’aide pour le construire, on peut t’aider. Ca me… enfin… c’est un projet qui me parle, alors on peut y réfléchir ensemble, le temps que tu te sentes suffisamment à l’aise.

Mais je peux pas quitter mon job. Ou alors faudrait que je réduise le nombre de classes que je prends… pour le moment, pour moi, c’est pas encore faisable. Et en même temps, j’rêve de cette petite cantine en pleine nature, ouverte à tous, joyeuse et un peu bruyante pendant les repas. On pourrait faire tellement de trucs. J’ai pas envie qu’il abandonne comme moi j’abandonne.

Jérémy ouvre la bouche pour la refermer immédiatement. ...Parce qu'Aaron s'est approché d'un coup pour prendre ses mains et le regarder dans les yeux. Oh, OK serious time. Il bat des paupières et l'écoute. Déjà bon, s'il pouvait se tasser un peu plus il le ferait parce que putain la cascade de compliments il était pas prêt émotionnellement là... Puis il parle de soutien, et bien sûr que Jérémy le savait. Mais Aaron le dit lui-même, il est prof, et parfois il le voit combien ça le gonfle, que ça lui prend du temps... Lou est infirmière, et bon, quand tu vis dans une communauté avec des gens magiques y'a des accidents magiques souvent. Terrae n'est peut-être pas énorme comparé à une capitale mais y'a toujours de l'animation à l'hôpital. Nicolas, n'en parlons pas. Ou si, tiens : double cursus scientifique à l'Université de Tokyo, Master à Terrae, membre du Club de sciences, d'où ce mec arrive à avoir une vie sociale en fait -la réponse je vous l'offre ; il dort pas beaucoup. Elwynn se donne à 100% dans ses cours de self-defense, il veut pas lui retirer ça... Et tous ses autres amis ont leurs propres activités aussi... Donc oui du soutien, il y en a, mais il ne veut pas- comment dire... prendre de leur temps.

De toute façon cet argument meurt quand Aaron lui annonce qu'il avait déjà eu une idée de ce genre,... mais il ne veut pas "abandonner" l'éducation des gamins. Et Jérémy fronce les sourcils quand son père lui tapote la tête. :

-Ok premièrement. J'ai pas dévié, j'ai rerouté le sujet. dit-il en faisant un geste présentant la cuisine. Deuxièmement. Tu avais... un projet de ce genre... et tu as abandonné pour une raison encore plus BIDON que la mienne.

Jérémy a une main sur son torse, expression choquée. Car oui, cette information n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd... Malheureusement pour Aaron. :

-Abandonner la scolarité des gamins ? Quand tu pourrais facile combiner les deux genre... cantine, aide aux devoirs à la fois ? Sérieux ?!

Très sérieusement, il pointe son index vers lui. La bête au fond du cœur de Jérémy venait d'être réveillée et elle était déterminée. :

-Oh que oui on va y réfléchir ensemble. Tu me lâches pas une leçon pareille sans en profiter aussi old man ! J'ai aucune idée de comment on va le faire mais on va le faire !

Oui, il venait de se convaincre de réaliser un de ses rêves dans l'idée de réaliser un de ceux d'Aaron. ...Non mais tant que ça fonctionne hein. :

-Et j'te préviens si tu essaies de te défiler, je sais où t'habites et je balance tout à Nico. J'ai un petit frère, je n'hésiterais pas à m'en servir.

Cette menace est tellement réelle damn.

Quand je lui prends les mains, Jérémy se tait, m’écoute attentivement, semble presque boire mes paroles. Moi je serre ses doigts doucement entre les siens, et j’espère que mes mots d’encouragement le traverseront fort. Qu’il comprendra qu’il peut tout faire, qu’on le soutiendra toujours, et qu’on mettra toute l’énergie qu’il faut pour l’accompagner et l’aider à réaliser son rêve. Son si beau rêve. Et puis d’un coup, Jérémy fronce les sourcils et j’sais que là, j’vais me faire engueuler mdr. J’ai un rire gêné et un sourire un peu crispé, mais genre, “ouiii ahaha oui bon hein eh oh”.

—Bidon, bidon… C’est pas bidon, je grommelle, boudeur.

Puis je rougis, et fort. Mes yeux se détournent, j’ose pas trop le regarder. En réalité, c’est vrai que cette raison est un peu bidon ; j’ai juste jamais eu le courage de la mettre en oeuvre tout seul, parce que j’ai l’impression que je suis indispensable partout. Mais j’ai déjà accepté de mettre de côté la sécurité de Terrae — pas parce qu’il n’y en avait plus besoin, au contraire, mais parce que d’autres personnes pouvaient le faire et parce que je n’en avais plus envie. C’était difficile pour moi, mais aujourd’hui, je me suis libéré du temps pour ma famille, pour mes amis. C’est ça qui est important.

Je boude encore un peu et finis par me passer une main sur la nuque. Ah bah ça s’voit qu’il est Feu mon Mymy, hein, woah. Ses réactions me terrifient et me font rire en même temps — mais elles me terrifient parce qu’il a raison, en fait. Ca me touche qu'il réagisse comme ça, qu'il soit content, enthousiaste. Qu'il partage l'idée, en fasse un mix avec la sienne.

—Ouiii… On pourrait, c’est sûr, j’hésite encore… avant d’éclater de rire. OH NON NE DIS RIEN A NICO. S’IL TE PLAIT JE TIENS A LA VIE, NOOOONNNN !

Je recule jusqu’au plan de travail pour prendre une pose dramatique, dos de la main sur le front. Puis j’réalise que si Mymy en parle à Nico, j’aurais vraiment les deux sur le dos.

—Ouais nan mais lui dis pas tout de suite quand même hein euh… S’il te plaît ? Omg n’en parle pas à Lou, elle va sortir ses tableaux Excel.

J’regarde Jérémy et me pince l’arête du nez.

—Evidemment que tu vas sortir tes tableaux Excel.

Puis un rire secoue mes épaules et j’ai les yeux qui brillent un peu. J’sais pas trop quoi dire… J’sais pas trop si c’est ce que je veux réellement. Mais j’aimerais bien tenter, j’ose juste pas tout seul. … J’crois que j’ai jamais aussi bien compris ce que voulait dire Jérem qu’à cet instant. Et je suis rayonnant et ému.

—Ok, on en parle quand tu veux. T'es sûr que tu serais partant ? J'veux pas te forcer hein euh, et-- … Par contre, chuis pas vieux, hein.

Wesh, j'ai aussi rerouté le sujet.

-Dad. Tu sais que c'est bidon. T'es plus rouge que les tomates qu'on a ramené.

C'est bougon qu'il range les dernières courses éparpillées. Même s'il comprend parfaitement Aaron, puisqu'il a tendance à avoir un peu cette même mentalité, à "sacrifier" son temps pour le bien des autres, il faut que son père agisse maintenant. Et pas que pour lui et ses rêves, mais sa petite famille aussi ! Il ne va pas habiter longtemps ici, Jérémy compte bien emménager avec sa femme. Nicolas va finir ses études, il va pouvoir être indépendant aussi. Ils seront toujours là pour Lottie, certes, mais faut que Papou assure derrière.

...Papou qui choisit son moment pour jouer la comédie, à moitié affalé sur le plan de travail, tel une diva perdant connaissance. Jérémy le fixe, une casserole dans une main, le sac de pomme de terre dans l'autre, paupières plissées.

Et puis finalement il est sérieux. Il ne faut pas qu'il en parle à Nico. Jérémy lève les yeux au ciel.

Et puis pas à Lou non plus... parce qu'elle va sortir ses tableaux Excel. Jérémy sourit. Aaron soupire. Il a compris. :

-Evidemment que tu vas sortir tes tableaux Excel.

-Evidemment que je vais sortir mes tableaux Excel. répète-t-il moqueur.

C'est tellement eux ça. Ce genre de moment simple... Ça apaise Jérémy jusqu'aux tréfonds de son âme. Ça lui rappelle qu'il peut tout surmonter. Ça lui rappelle qu'il peut faire mieux. Être mieux. Plus jamais seul...

C'est pour ça qu'après avoir rempli la casserole d'eau et l'avoir posée sur la plaque la plus proche, il attrape d'une main la tête de son père, vient le caler à ses côtés, bras-dessus bras-dessous. :

-Tu ne me forces absolument pas... Je préfère mille fois faire ça avec toi que tout seul. Williams & son.

Il sourit. :

-Et restons dans l'honnêteté... T'es v'là vieux. Tu vois à peine, tu perds tes cheveux, nan franchement Papou... Tu t'écroules.

Patpat dans le dos.

C’EST PAS BIDON D’AVOIR PEUR OK. JE SUIS TONNERRE, MOI, PAS FEU. TU SAIS PAS CE QUE C’EST D’ÊTRE UN SENSITIF !!!! Je plisse le nez d’un air boudeur et lâche un “pff” sonore et commence mon p’tit numéro de diva dramakingesque. J’aime bien cette idée de pouvoir faire de l’aide aux devoirs à la Cantina, mais en fait on risque juste d’ouvrir un centre aéré. Ca pourrait être bien, cela dit. Et si on est suffisamment nombreux dans le projet, je pourrai sûrement gérer mon timing aussi, parce qu’au final Jérémy a surtout besoin de moi pour se lancer, et j’viendrai sûrement cuisiner des fois quoi. Mais faut que j’trouve du temps pour Charlotte et Lou aussi quoi.

Par contre, quelle sale race quand même, c’est quoi ces maniaques des tableaux Excel ?!! Woaaaaah c’est pour ça que je monte pas de projet, ça m’angoisse trop d’organiser des trucs ; généralement je donne mes idées à mon ordi et il compile des données tout seul, c’est mon MAX.

—Quel enfer, je gémis de désespoir. Enfin, au moins ça veut dire que j’ai pas à tout faire- Oh et je ferai pas la compta hein, ça suffit, j’ai assez dépanné Hideko pour ça omg.

Mymy me prend contre lui et je souris, tout content, posant ma tête contre son bras qu’il tient.

—Ahhhhw mais quel choup- T’AS DIT QUOI LÀ ?!!

Je bondis sur place et pose les poings contre mes hanches, mécontent, ignorant ses tapotements dans mon dos, là, le sale gosse insolent !!! :

—D’où je perds mes cheveux ?!!! Ils ont même pas encore blanchi ok, raconte pas des bobards ! Fais gaffe où je raconte à ta fiancée que tu me harcèles. Elle va prendre mon parti, j’le sais.

Non mais oh, j’lui propose de réaliser ses rêves et c’est comme ça qu’il me remercie !!! Non mais j’rêve, il veut que j’lui montre comment je suis un être jeune et divin ??? P’tit con. Heureusement, je peux retourner à la préparation du repas et lui jeter des pelures de patate dessus (oui) pour me venger. Non mais j’rêve. Evidemment, je vise les cheveux. Il a critiqué les miens, il va voir ce qu'il va voir. VA PLEURER DANS LES JUPONS DE NICOLAS SI TU L'OSES.


HRP : Je te laisse décider si on s’arrête sur ça ou si tu veux qu’on continue !!