Elle fronce les sourcils, essaie de comprendre, il était énervé ? Contre elle ? Contre sa création ? Elle essaie de comprendre, sonde l’avenir où elle pose des questions, ne trouve nulle réponse claire… Et elle se remet à ranger en réfléchissant. Il est énervé, et c’est bizarre, elle a du mal à comprendre ses expressions. C’est comme ça un japonais énervé ? Vraisemblablement. Elle ne trouve pas de question adéquate, aussi elle perd patience avec elle-même, et plutôt que de sonder un énième futur pose la question :

« Tu m’en veux parce que je vais pas assez vite ?
- Non il s’en veut parce que t’es meilleure que lui et que tu lui balances en pleine tête alors qu'il t'a rien demandé. Tu veux que je te colle une semaine de plus ? Arrête de distraire mon apprenti tu veux ? Si tu veux faire ton taf de préfète c’est en salle d’entrainement ou dans l’arène, pas dans ma bibliothèque. »

L’ivoirienne reste stupéfaite, elle ne l’avait pas vue venir. La bibliothécaire la toisaiit en fronçant encore plus les sourcils qu’elle. Pour le coup elle lisait son expression sans soucis. Elle était agacée.

« Minoru tu peux rentrer Afya va terminer. Et t’agace pas de voir ses pouvoirs, elle est à Terrae depuis presque dix ans. Dans dix ans tu seras tout aussi bon, si ce n’est meilleur… Quelque-chose à rajouter Afya ? »

Elle serre les dents, se retenant de dire qu’elle n’avait jamais pavané de la sorte, ou prétendu être meilleure que les autres. Plusieurs réparties lui viennent en tête, mais aucune n’est assez cinglante. Elle n’aime pas l’avouer, mais la kabyle a compris les sentiments du jeune homme mieux qu’elle-même. En même temps c’est son métier se dit-elle.

« Non. » elle grince.

« Non ce n’est pas… »
Il avait laissé la scène se dérouler sous ses yeux. Afya faire une première supposition, Ipiu l’interrompre dans une réponse qu’il n’avait pas encore formulé, les reproches qui s’enchaînaient.

Et ça… piquait un peu. De voir qu’on insistait dessus, de voir qu’on lui prêtait des intentions qu’il n’avait ni eues, ni exprimées, de voir que toute la discussion lui échappait et, finalement, de se sentir douter. Si la Sensitive l’avait perçu ainsi, c’était peut-être que…

Pour nous qui pouvons lire en lui comme dans un livre ouvert et commenté de toutes part, avec la possibilité infinie qui permet de revenir en arrière et parfois même d’aller en avant, il est bien facile de faire la part des choses et de trouver triviales les incertitudes au-dessus desquelles nous flottons. Il faut cependant imaginer que Minoru n’a pas accès au quart de cette lecture ; quand il arrive seulement à prendre du recul sur une situation, les pages qu’il lit sont couvertes de blanc ou de noir, gribouillées anarchiquement selon des formes qu’il comprend à peine et souvent déchirées sitôt qu’elles sont lues. Le Morphe est ainsi prompt à croire que ce que les autres voient en lui est un bien plus fidèle portrait que celui qu’il s’en fait, surtout si ce portrait est plus sombre et plus dévalorisant.

Il se convainquit donc que cela devait bien être ça. Que le bouillonnement qui l’avait traversé était une colère, et que cette colère était celle de voir quelqu’un de meilleur que lui. Pourquoi est-ce qu’il l’avait ? Il n’était pas du genre à chercher une réponse, et n’aurait de toute façon pas été d’humeur, entre les pincements au cœur, le stress tambourinant et, surtout, la tristesse coincée dans sa gorge. Il ne savait pas exactement le formuler, mais c’était un peu… injuste.

Car il avait été injuste.
Et car Ipiu avait été injuste aussi, en jetant sa faute sur Afya, puis en la réprimandant de la pire des façons – en public.

« … »

Ne strictement rien dire et agir comme si c’était normal aurait été facile pour lui. Approprié, aussi, d’une certaine manière ; il risquait trop d’en rajouter, d’être inutile, de patauger dans ses mots et dans ses doutes. En plus, elle devait le détester, maintenant.

« Désolé… »

Parler était si désagréable qu’il aurait pu sentir les mots lui racler la gorge.
Mais il ne voulait pas être injuste. Ou plutôt, pas l’être encore plus.

« Je vais demander à Ipiu si je peux terminer à ta place… Enfin, c’est de ma faute, donc… »
Il aurait voulu la supplier plus explicitement de le laisser faire, ou de le laisser se racheter de quelque façon que ce soit. À défaut, il tria rapidement quelques livres, en espérant qu’ils lui donneraient le courage d’aller… à défaut de confronter, essayer de supplier la Master aussi.

« Bien. »

La kabyle les laisses en plan sans plus d’explications. L’ivoirienne a toujours les mâchoires serrées quand Minoru prend la parole. Elle se force à inspirer calmement pour dissiper l’agacement que fait naitre en elle la bibliothécaire. Elle aimerait lui dire que si elle est pas contente elle n’a qu’à remettre sa vie sur des rails toute seule. Seulement, elle sait que ce n’est pas à elle de le faire. Elle inspire encore une fois.

« Non mais t’inquiètes pas, elle doit avoir ses règles et elle ne m’apprécie pas de base… »

Il est bien difficile de lire de tels propos dans la bouche de l’ivoirienne, ou dans celle de qui que ce soit… Elle se rend d’ailleurs compte du sexisme de ce qu’elle vient de dire à postériori.

« Désolée, j’aurais pas du dire ça, cela n’a aucun rapport. Elle est juste injuste avec moi parce qu’elle ne m'apprécie pas, pas la peine de t’excuser pour ça, tu n’y peux rien… Et pas la peine d’aller remettre de l’huile sur le feu, je vais terminer. Elle sera insupportable en cas contraire. »

Pas besoin d’utiliser son pouvoir pour le dire.

« Et je ne sais pas si ce qu’elle dit est vrai, elle est pas télépathe et tu es le seul à pouvoir donner sans à tes émotions, mais je suis désolée je ne voulais pas me vanter. Je suis préfète, et j’aime bien aider les nouveaux avec leurs pouvoirs… Mais si je t’embête, tu peux juste me le dire. Alors c'es moi qui suis désolée si je t'ai blessé. »

Elle surveille le futur proche en même temps qu’elle parle, car elle n’a pas envie de se prendre une nouvelle avoinée de la bibliothécaire.

Elle serait insupportable…

Peut-être. Sûrement même. Mais c’était injuste. Afya ne méritait pas de faire tout le travail. En plus, c’était son aînée et la préfète, ça n’avait vraiment aucun sens qu’elle en fasse autant pour lui, alors qu’elle aurait pu et dû exiger qu’il fasse ses corvées.

Il se sentait terriblement misérable. Dans le seul endroit où il pouvait presque respirer un peu. Comme s’il ne pouvait plus avoir une seule interaction sociale normale sans se sentir en pièces. Et sans infliger aux autres qu’il l’était.

Avant qu’Afya ne parle à nouveau, il s’apprêtait donc à fuir pour limiter les dégâts comme il le pouvait. S’il ne pouvait qu’être injuste, autant l’être le moins possible.

Puis ses paroles mirent un petit peu de douceur dans son cœur.

Pas parce qu’elle s’excusait ou quoi que ce soit — il était convaincu qu’elle n’avait rien fait qui devait justifier d’être désolé, et qu’elle était aussi gentille qu’admirable. Cette partie, au contraire, le rendit plutôt gêné, ou plutôt elle le rendit encore plus gêné.
Mais elle lui avait dit qu’il était le seul à pouvoir savoir ce qu’il ressentait. S’il n’y avait eu toute la culpabilité et la colère avec laquelle il continuait de se dévorer intérieurement, il en aurait peut-être pleuré sur le coup. Sans comprendre pourquoi, il s’était senti comme soulagé. Ou compris, peut-être ?

C’était un peu comme la fois où il avait offert à Karen une fleur pour se réconcilier avec elle, alors qu’il la haïssait et avait plus qu’envie de lui jeter au visage. Quelques temps plus tard, il avait retrouvé la même plante chez elle, entretenue avec tellement d’efforts qu’il avait senti qu’il ne lui en voulait plus pour ça.
Ici, c’était un peu pareil. Il avait détesté Afya quand elle l’avait poussé à bout le jour des examens. Et maintenant seulement, il avait l’impression qu’elle pouvait comprendre. Ou ne pas dire qu’elle comprenait alors que ce n’était pas vrai. Ou peut-être pas encore, mais il se sentait un peu moins tiraillé de lui parler.

« M… m-er… E-enfin, d-désolé… »
Même avec ce poids en moins — ou justement avec ce poids en moins —, il se sentait bien incapable d’articuler quelque chose de cohérent.
« T-tu ne m’embêtes pas, e-en tout cas… C’est moi qui… »
Il n’arrivait pas à aligner plus de trois mois sans sentir sa gorge l’étrangler.
« E…et puis, je voudrais vraiment apprendre… »
Mais juste comme ça, ce ne serait pas juste.
« Si tu veux finir ce soir… Je peux, enfin je peux prendre ta place demain, et comme ça… »

Avec du recul, peut-être, l’ivoirienne se rendrait-elle compte qu’ils jouaient au jeu de qui s’excusera le plus, comme savent si bien le faire les eaux… Les eaux qui s’excusent au moindre remous et qui chavirent au moindre orage. Seulement, elle n’avait pas assez de recul sur la situation pour cela, et de même qu’elle n’était pas télépathe et sensitive à la fois, elle ne savait pas comment ouïr les bafouillements du nippon.

« Ne t’embête pas, le propre d’une punition c’est de devoir s’en acquitter soi-même, si je te laissais ma place madame Raspberry ne serait pas satisfaite. »

Il y avait peu de monde pour nommer ainsi la kabyle, et si elle avait surpris Afya à le faire, elle se serait sans doute insurgé, elle qui voulait n’être que tutoyée. Afya sourit.

« Vraiment ne t’inquiète pas, le plus pénible c’est de la supporter s’énerver toute seule, j’aime beaucoup être à la bibliothèque. »

Elle y passerait ses journées si elle en avait le loisir, mais comme toute adulte qui se respecte, elle ne pouvait pas vivre dans des mondes imaginaires toute la journée.

« Bon je m’y remets avant qu’elle ne vienne en remettre une couche ! A la prochaine. »

Ainsi elle retourna à sa punition, elle n’avait pas envie de se prendre à nouveau le chou avec la blonde. Cela l’avait déjà ébranlé, et elle n’aimait pas se sentir ainsi. Elle préférait être forte de certitudes inébranlables et avoir sa justice de son côté… Ce qui n’était pas le cas pour l’instant.