J'ai décidé de vendre mon appartement londonien.

Après 6 ans à ne pas y avoir mis les pieds, il était plus que temps de prendre une décision à ce sujet - mais je n'avais jamais réussi à m'y résoudre. J'y ai passé toute mon adolescence, ma vie de jeune adulte aussi ; et surtout, c'est entre ces quatre murs que j'ai fait le deuil de ma mère. Il y a tellement de souvenirs là-bas, tellement de douleur aussi. Le jour où un Master s'est pointé à ma porte pour m'emmener à Terrae, je suis partie sans me retourner, emportant juste quelques vêtements et mes instruments de musique. J'avais tellement besoin de m'enfuir à cette époque, de laisser tout ça derrière moi ; mais quelque part, dans un coin de ma tête, cet endroit bourré de souvenirs douloureux ne m'a jamais totalement quittée, comme un fil me reliant à ma vie d'avant. Un fil qu'il est grand temps de couper...

Etrangement, je crois que ce qui m'a donné le courage de prendre cette décision, c'est la mission au Centre. Enfin, l'après-mission plutôt ; pendant les mois où j'ai galéré pour remonter la pente, où je me suis perdue puis petit-à-petit retrouvée, je me suis également rendu compte que j'avais laissé beaucoup trop de choses en suspens dans ma vie. Les choses difficiles à affronter, celles que j'ai préféré ranger dans un coin de ma tête au lieu d'y faire face, mais qui sont pourtant toujours bien là, qui s'amoncellent et me mettent du plomb dans l'aile, et dans la tête. Toutes ces choses que j'ai finalement décidé de résoudre, l'une après l'autre, pour pouvoir enfin me libérer de mes chaînes et regarder sereinement vers l'avenir.

J'ai demandé à Allen de venir avec moi - parce qu'il est la seule personne en qui j'ai assez confiance pour m'accompagner dans un moment comment celui-ci. Je suis sûre de ma décision, mais je ne suis pas sûre de la réaction que j'aurai, une fois qu'on y sera... On a décidé de se prendre quelques jours de vacances, par la même occasion ; c'est une chouette ville Londres, il y a plein de trucs à faire ! On a fait la demande de sortie auprès de la direction, et Mitsu a été suffisamment sympa pour nous proposer de nous déposer (30 secondes contre 24 heures de vol, qui refuserait ça !!). Et nous y voilà enfin, tous les deux avec une petite valise de voyage, dans le couloir de l'hôtel - on a réservé une chambre dans un petit hôtel de Camden Town, mon ancien quartier. Je ne suis vraiment pas sûre de l'état dans lequel sera l'appartement, et de toute façon, je crois que je n'ai vraiment pas envie de rester y dormir, même s'il est toujours salubre...

"On va déposer nos valises, et puis je te fais visiter un peu le coin ?"

Je me tourne vers Allen avec un grand sourire. Je suis contente d'être ici avec lui.

Bon. J'ai beau m'être fait aux téléportations depuis le temps, j'ai toujours autant cette boule dans le ventre au moment où ça va arriver. Fort heureusement, tout se passe bien, nous arrivons à destination sans peine, Mitsu repart aussi vite qu'elle est venue, et je me retrouve nez à nez avec Pandora, nos valises au bout du bras, Londres sous nos yeux.

C'est fou. Ca fait tellement longtemps que je ne suis pas venu ici... J'ai l'impression que la dernière fois que je suis venu en Angleterre, j'avais... 10 ans. 11 ans, peut-être ? J'avais accompagné Papa qui venait là pour voir son autre fils... Dont je ne connaissais pas tellement l'existence à vrai dire. Maman était là aussi, alors nous avions profité du séjour pour nous promener dans Londres pendant que Papa s'absentait on ne sait où, pas vraiment dans Londres d'ailleurs - j'ai souvenir maintenant que nous l'avions retrouvé un jour à la gare.

Je relevais la tête vers mon amie alors qu'elle me proposait d'aller déposer nos affaires et je hochai la tête.

-Tu as préparé toutes tes notes ? T'es prête à me faire vivre ma meilleur journée à Londres ? Attention, j'ai un budget précis à ne pas dépasser, sinon je risque de mourir de faim quand on rentrera, alors prêtes-y attention !

J'éclatai d'un rire léger, la suivant pour rejoindre notre chambre pour le séjour.

-Bon, j'espère que t'as bien pris deux lits séparés dans la chambre, je veux pas entendre tes ronflements toute la nuit...

Est-ce qu'on a déjà dormi ensemble avec Pandora ? Evidemment, vu le nombre de films et séries qu'on a regardés ensemble sans voir jamais la fin... C'est quelque chose qui est déjà arrivé assez régulièrement quand même. Mais pour un séjour, j'avoue que je préfère clairement avoir mon lit pour avoir TOUTE LA PLACE que je veux. Faudrait pas mélanger tout, une petite sieste ensemble jusqu'à ce que l'un de nous deux se réveille et retourne chez lui, ça n'a rien à voir avec un séjour passé ensemble sur place où, je le sais, on va crapahuter de 9h à 20h tous les jours. J'aurais clairement besoin de mon sommeil réparateur.

Je hausse un sourcil à la remarque d'Allen avant de lui envoyer un sourire amusé.

"J'ai habité ici pendant 22 ans quand même je te rappelle, pas besoin de notes, eh ! J'suis sûre que ça n'a pas tant changé que ça ! Et j'pensais surtout à se balader dans le quartier et te montrer les trucs cools, y'a beaucoup de scènes ouvertes et de street art dans le coin... Donc pas de souci pour le budget, mais par contre demain on va faire les attractions à touristes hein, donc prépare la carte bleue !"

Je lâche un léger rire ; booonnn en vrai c'est un peu cher pour pas grand chose, mais c'est des trucs à faire, quand même ! Le London Eye, les donjons, les joyaux de la couronne... Je n'ai rien fait de tout ça depuis que je suis gamine ! J'ai envie de prendre plein de photos souvenirs (c'est que c'est mes premières vacances depuis que je suis à Terrae, au final). C'est un peu bizarre d'être une touriste dans ma propre ville...

Je ris à nouveau en levant les yeux au ciel alors que le brun s'inquiète soudain de notre chambre - c'était au moment de la réservation qu'il fallait me demander ça, enfin ! Mais heureusement, j'ai bien coché la case "lits jumeaux" au lieu du lit double. Ce serait carrément le malaise de dormir dans le même lit tous les deux ; faire des siestes accidentelles ensemble et passer une nuit ensemble, ce n'est pas du tout la même chose, hein ! On a beau être très proche, Allen et moi, notre relation n'a jamais été du style tactile ni câline - on est plutôt comme des frères et soeurs, en fait ? Maintenant que j'y pense, la seule et unique personne avec qui j'ai dormi (juste dormi, j'veux dire, sans rien faire d'autre), c'est Misao. Et c'était vraiment trop bizarre - et ça l'est toujours un peu quand on se recroise, d'ailleurs.

"Alors déjà, je ne ronfle pas, c'est quoi cette médisance ! Et oui t'inquiète, j'ai demandé des lits jumeaux, évidemment !"

Par contre, ce ne sera sûrement pas du King size, hein... On récupère rapidement les clés avant de se rendre à l'étage indiqué pour déposer nos valises - et effectivement, ce sont des lits une place et demi, mais c'est déjà pas mal. On n'allait pas claquer toutes nos économies pour dormir dans un palace ! C'est propre et ça ne sent pas le renfermé, la salle de bain est spacieuse - moi ça me va.

"Alors, la chambre est à votre goût, votre altesse ? Bon, j'te conseille de prendre un sweat-shirt à capuche au cas où avant de sortir, quand même... Il fait beau là, mais ça peut vite changer !"

J'enroule d'ailleurs un gilet à capuche autour de ma taille et enfourne un parapluie dans mon petit sac à dos - et c'est bon, je suis prête à décoller.

"Ready ? Allez, premier arrêt : Camden Market !"

Un sourire amusé continuait d'étirer mes lèvres alors que Pandora m'annonçait le programme de la journée, puis celui du lendemain. Je hochai la tête tel le bon élève que j'étais, et accompagnai le geste de petits "hm hm" constants. C'est relou ? J'espère bien, c'est le but quand même.

-Super, tu vas me déplumer...

Je lui adressai un sourire complice, avant de la suivre en direction de l'accueil pour récupérer notre réservation. Ouais ouais, elle ronfle pas, à d'autres. Tout le monde ronfle quand il est très fatigué, bourré, ou malade. Faut pas se leurrer. Mais qui suis-je pour remettre en question l'image innocente qu'elle a d'elle-même ? Probablement moi.

-J'espère bien que tu ne ronfles pas. Sinon je ne manquerai pas de te le rappeler pendant les dix prochaines années.

Une fois les clés récupérées, direction la chambre. Est-ce que c'est aujourd'hui que nous allons passer à son appartement ? J'avoue être tout de même assez curieux de voir où elle a vécu avant d'arriver à Terrae. Ca en dit toujours tellement sur une personne. Pas que je ne la connaisse pas et que je la découvre seulement aujourd'hui, mais c'est toujours intéressant quand même. Et intrigant.

Une fois dans la chambre, Pandora ne manqua pas de me titiller et je ris en l'entendant m'appeler "votre altesse".

-C'est parfait madame, merci beaucoup pour la réservation.

J'allais déposer mon sac au pied du lit que j'allais occuper, et l'ouvris pour en sortir un sweat-shirt à capuche.

-A vos ordres madame.

Je l'attachai autour de ma taille, suivant le maître, et me tournai vers elle après avoir vérifié que mon portefeuille et mon téléphone se trouvaient bien dans mes poches. C'est fou, il y a 10 minutes on était à Terrae, au Japon, et là on se prépare à visiter Londres, en Angleterre. Le pouvoir de téléporteur est vraiment terrifiant.

-On peut manger sur place au Camden Market ?

C'est assez drôle quand même, car je suis persuadé d'être déjà venu à Londres quand j'étais petit, un jour où nous avions accompagné mon père en Angleterre avec ma mère pour qu'il aille rendre visite... A ce fameux demi-frère. Mais alors les souvenirs que j'en ai, à part marcher main dans la main avec ma mère pour traverser le passage piéton, c'est plutôt vague.

Une fois les clés de la chambre récupérées, on s'y dirige en continuant de plaisanter (enfin, de se tacler gentiment plutôt), puis j'expose à Allen le programme des prochains jours - alors oui, évidemment que j'ai planifié un minimum, quand même ! Je n'en ai pas l'air, mais je sais être organisée quand il le faut, eh ! Enfin, c'est surtout que je n'ai pas envie qu'on passe à mon appartement directement, donc je me suis assurée de prévoir assez d'activités pour bourrer les 2/3 premiers jours, histoire de retarder l'échéance... Oui, je suis lâche, je sais. Une fois prêts pour sortir, je me tourne vers mon ami avec un grand sourire.

"T'inquiète, j'ai pas oublié que t'es un estomac sur pattes ! Y'a plein de street food, tu vas voir c'est super cool !"

Et nous voilà partis. On passe la première journée à se promener dans mon ancien quartier, je lui fais visiter le réputé Camden Market (et lui achète un t-shirt un peu kitsch pour marquer le coup, évidemment), on flâne le long du canal avec toutes les péniches colorées qui y sont amarrées, je lui fais découvrir les recoins un peu moins connus, avec des tags muraux incroyables et des scènes ouvertes aux artistes plus ou moins talentueux. C'est tellement bizarre de redécouvrir ces endroits que j'ai si bien connus - mais j'en suis heureuse aussi, je crois. Et je me rends compte que ça m'a un peu manqué tout ça, dans le fond...

Le lendemain, on se dirige vers le centre-ville pour une journée full touriste asiatique - au programme : Trafalgar Square, la tour de Londres où sont exposés les joyaux de la couronne, le Kensington rose garden (mon parc préféré), le quartier du Westminster avec Big Ben et Buckingham Palace, incontournable. Et pour finir en beauté, un tour dans le London Eye, une fois la nuit tombée, pour apprécier les lumières de la ville et des bords de la Tamise. Bien évidemment, j'oblige Allen à prendre plein de selfies avec moi devant tous les monuments qu'on croise (eh, faut bien se rattraper, en 7 ans d'amitié on doit avoir max 5 photos ensemble...). Je ne pensais pas m'éclater autant à redécouvrir ma ville natale comme une touriste lambda, mais en fait, d'avoir fait tout ça, je comprends beaucoup mieux pourquoi tout le monde a envie de visiter Londres - c'est le feu cet endroit !

Et finalement, le troisième jour, on va visiter le musée des sciences naturelles et ses squelettes de dinosaures toujours aussi cools - oui, j'ai passé des HEURES ici quand j'étais gamine, jugez pas ! On ressort en début d'après-midi ; et cette fois, je sens que je ne peux plus vraiment y couper. J'ai repoussé autant que possible - et je ne regrette pas parce que c'était carrément super chouette - mais il est temps pour moi de... Rentrer chez moi, j'imagine. Je m'arrête un instant au milieu du trottoir, prenant une grande inspiration pour me donner du courage, avant de me tourner vers le brun. Je tente un sourire mais je crois que ça doit plutôt ressembler à une grimace.

"Je sais que tu sais que j'ai évité le sujet jusqu'à maintenant, et merci de ne pas avoir relevé d'ailleurs, mais... J'crois que je suis prête. On va voir mon appartement ?"

Je suivis Pandora dans les rues pleines de surprises de Londres. La première journée fut incroyable, je dois bien le dire. Même si j'étais déjà allé à Londres, je n'en avais visiblement aucun souvenir. Et malgré mes difficultés avec les foules, je ne pus que reconnaître que cette ville était très agréable à vivre.

Malgré le monde -et heureusement, nous n'étions pas en période de vacances- le Camden Market se révéla être un endroit très plaisant - en plus d'offrir de délicieux snacks à savourer en cours de route. Bon, je ne dirais rien sur le t-shirt que Pandora m'a offert et me forcera à porter par la suite. La promenade le long des quais fut un moment très appréciable pour la digestion, et quand on se retrouva face aux artistes de rue, je ne pus m'empêcher de me demander si Pando avait déjà fait ce genre de chose, elle aussi. Jouer dans la rue pour récupérer un peu d'argent de sa passion.

La journée du lendemain fut tout aussi agréable à vivre, malgré quelques difficultés à rentrer dans le fuseau horaire anglais. Les visites s'enchaînèrent et je suivis Pandora avec le sourire. Et finalement, contre toute attente -non sans râler quand même pour la forme- je parvins à sourire sur toutes les photos que ma meilleure amie me força à prendre. Les monuments de Londres étaient tous aussi beaux les uns que les autres, et la ville avait vraiment énormément de richesse culturelle à partager, en plus d'une quantité monstre d'endroits atypiques où se balader.

Quand arriva enfin le troisième jour, une fois notre jet lag passé et la visite du dernier musée effectuée -bon, qui dit non à une visite où il y a des squelettes de dinosaures svp- Pandora se tourna vers moi, une légère moue sur le visage. Les moments joyeux étaient passés, et elle avait visiblement trouvé assez de force pour passer le cap : il était temps de se rendre dans son ancien appartement. Un léger sourire étira mes lèvres, plein d'encouragements et de forces que je souhaitais lui transmettre.

-Mettons-nous en route.

J'attrapai sa main et l'entraînai sur quelques mètres avant de la lâcher. Oui, bon, déjà le geste restait un peu particulier -même si c'est Pando et que ça me dérange pas- mais en plus je connaissais pas le chemin.

-Tu préfères que je monte avec toi ou que je t'attende en bas de l'immeuble, quand on sera arrivés ?

Je me tournai vers mon amie et lui offris un sourire plus sûr de moi.

-Oh, et en cours de route, je t'offre un hot-dog, t'as pas le choix. Enfin sauf si tu préfères manger autre chose. J'suis devenu spécialiste du Camden Market maintenant, je peux t'y commander tout ce que tu veux !

Après deux (très chouettes) journées à jouer les touristes, il est finalement temps de passer aux choses sérieuses ; du moins, de passer à la véritable raison de ce retour à Londres. Allen me sourit avec douceur quand je propose finalement d'aller à mon appartement, et m'attrape la main pour m'entraîner d'un pas volontaire vers notre destination - enfin, même s'il ne sait pas où on va et s'arrête après quelques mètres, ahah ! Je sais que c'est sa façon à lui de me donner du courage, et ça fonctionne ; depuis le temps qu'on se connaît, on n'a plus vraiment besoin de mots pour communiquer. Rien que sa présence à mes côtés me rend plus forte. Je ris doucement quand il propose de m'acheter un hot dog sur le chemin.

"Ca marche ! Et ça tombe bien, parce que l'immeuble est tout près du marché, justement ! On va bien avoir besoin de force vu ce qui nous attend..."

Je le dis en riant, mais c'est la vérité ; il me faut bien plus qu'une petite dose de courage pour retourner là-bas. J'ai peur de l'état dans lequel on va trouver les lieux, surtout... Nous prenons le métro pour retourner jusqu'à Camden, et après la petite pause snack promise, je conduis mon ami vers mon ancien chez-moi. Je m'arrête devant l'immeuble et tends le bras d'un air théâtral.

"Et voilà, c'est ici ! 2e étage, sur la gauche - la fenêtre avec les rideaux fermés, là..."

J'hésite un moment, Allen a proposé de rester en bas et de me laisser monter seule, mais... Je risque bien trop de rester bloquée devant la porte comme une débile, alors je prends sa main et l'entraîne avec moi à l'intérieur du bâtiment. On prend les escaliers (à ce niveau-là, ça devient vraiment ridicule comme j'essaye de retarder l'échéance hein...). Une fois sur le palier du 2e étage, j'hésite à nouveau, joue un peu avec mon trousseau de clés, avant de finalement déverrouiller la porte et l'ouvrir doucement.

Une odeur de renfermé nous accueille - mais au moins, ça ne sent pas le moisi, j'avais eu la présence d'esprit d'ouvrir toutes les grilles d'aération avant de partir. Comme si je savais déjà à l'époque que je ne remettrais plus les pieds dans cet appartement avant un long moment. Il fait sombre, j'essaye d'actionner l'interrupteur, mais évidemment l'électricité a été coupée depuis longtemps. Armée de la lampe de poche de mon téléphone, je nous conduis à l'intérieur, dans le salon, et lâche la main d'Allen pour me diriger vers la fenêtre la plus proche et ouvrir les rideaux.

Je ne parviens pas à retenir un léger hoquet en découvrant la pièce autour de moi. Tout est exactement comme dans mon souvenir ; en plus poussiéreux et avec de nombreuses toiles d'araignées mais... Exactement pareil. Le papier-peint défraîchi, la table basse en bois parsemée d'éraflures, les canapés élimés. La commode qui trône fièrement contre le mur du fond, couverte d'une multitude de cadres. Ma grand-mère attachait beaucoup d'importance aux photos ; une pour chaque année depuis ma naissance - avec ma mère jusqu'à mes douze ans, et puis juste moi, seule, sur les autres. Comme un résumé de mes 20 premières années d'existence, on peut me voir me transformer - d'une petite fille souriante et pleine de vie, à une adolescente sombre, trop maquillée, le regard vide.

Revoir toutes ces photos me transporte des années en arrière ; les souvenirs me frappent avec une violence inouïe, tout en accéléré. Les mauvais souvenirs, surtout ; malgré les années qui ont passé, cet endroit exsude tellement de désespoir que j'en ai du mal à respirer. Mon désespoir, que j'ai refoulé tellement profondément que je l'avais presque oublié. Je fixe ces fichus cadres avec une telle intensité que je commence à voir flou. Ah non - en fait, je suis en train de pleurer. Les larmes s'écrasent sur le bois du meuble, dont je me suis approchée, et je l'essuie maladroitement avec ma manche alors que mes yeux tombent sur la photo de mes treize ans. La première sans maman.

Et je craque. Je m'effondre à genoux au sol, les mains accrochées au bord de la commode, incapable de contrôler mes sanglots. Je savais que ce serait difficile, mais je ne m'attendais pas à ça.


[Pando toute cassée là    ]

HRP : Baby, j'ai eu les larmes aux yeux en imaginant la situation T_T

Pandora accepta ma proposition -bon, pas qu'elle ait tant le choix que ça- et nous nous dirigeâmes vers le marché. Après notre petit repas, nous prîmes enfin la direction de son appartement. Je savais que la marche devait être pénible pour elle, parce que cette fois-ci elle était dirigée spécifiquement vers ce lieu qu'elle avait quitté depuis bien des années maintenant. Alors j'essayais de continuer à faire des petits commentaires sur ce qu'on voyait dans les rues, sur ce qu'elle avait déjà pu me montrer en essayant de ressortir quelques anecdotes de nos visites.

Une fois tous les deux devant le bâtiment, je levai les yeux vers le deuxième étage, repérant rapidement la fenêtre que ma meilleure amie m'indiquait. Un léger sourire triste étira mes lèvres avant que je tente de reprendre un air un peu plus confiant et encourageant. Mais Pandora ne me regardait déjà plus, et elle attrapa ma main pour m'entraîner avec elle dans les couloirs de la résidence.

Pendant la montée des escaliers, j'acceptais son silence et ne fis plus de blagues qui auraient pu, cette fois-ci, être déplacées. Je la laissais ouvrir la porte, actionner un interrupteur qui n'eut aucun effet - l'électricité ayant probablement été coupée depuis bien longtemps.

Je la suivis de quelques pas alors qu'elle avançait avec la lumière de son téléphone, et m'arrêtai au centre de la pièce dans laquelle nous venions d'entrer. Elle ouvrit les volets, et ses yeux balayèrent la pièce, ce que je fis également. Mon attention fut happée par les nombreux cadres qui trônaient sur une commode.

Toutes les photos mettaient à l'honneur Pandora. Pandora et sa mère, puis Pandora seule. Photos qui avaient probablement été prises par une autre personne de sa famille, mais qui ne figurait jamais sur les photos...

J'aperçus alors Pandora qui s'approchait de ce meuble. Sa manche vint essuyer la larme qui venait de tomber sur le bois, accrochant toute la poussière qui se trouvait sur son chemin. Et puis elle s'effondra en sanglot, s'accroupissant au sol et se tenant au meuble comme un bateau s'accroche à son ancre. Mon estomac se tordit alors que je m'empressai de la rejoindre pour la prendre dans mes bras, de dos, réagissant d'instinct, sans vraiment réfléchir.

Lorsque je repris mes esprits, je m'éloignai un peu d'elle et me redressai, inspirant longuement pour calmer l'agitation de mon cœur.

-Tu as toujours été vraiment belle, finalement, ce n'est pas nouveau d'aujourd'hui...! tentai-je pour essayer de détendre un peu l'atmosphère.

J'aurais aimé prendre les cadres dans mes mains pour en retirer la poussière qui s'y était installée. J'aurais aimé voir les photos de plus près, savourer ces si jolis sourires qui étiraient ses lèvres lorsqu'elle était petite. Mais je n'osais pas. Ce n'était pas ma place.

-Je suis sûr qu'elle serait très fière de la femme que tu es devenue, si elle te voyait aujourd'hui, murmurai-je à l'intention de mon amie.

Le trajet jusqu'à l'appartement me semble interminable - je fais un effort pour discuter et blaguer avec Allen, mais clairement, j'ai la tête ailleurs et c'est lui qui porte la conversation à bout de bras - mais finalement, nous voilà arrivés devant le bâtiment. Nous ne parlons plus du tout maintenant, nos pas résonnent dans les escaliers d'abord, et puis dans l'appartement vide ensuite. Je ne sais pas trop à quoi je m'attendais ; mais pourtant, cette vue si familière me surprend presque - et me serre surtout le coeur bien plus que je ne l'aurais cru. En particulier les photos qui trônent sur la commode ; poussiéreuses et sans personne pour les regarder depuis bien trop longtemps. J'aurais sans doute dû les prendre avec moi, quand je suis partie... Ca m'aurait au moins évité de me prendre tous ces souvenirs en pleine face avec une telle violence.

Je pensais avoir progressé ces deux dernières années, grâce à ma thérapie ; je pensais être plus forte, je pensais être prête pour affronter ça... Mais il faut croire que non. Je m'effondre, littéralement, secouée de sanglots si forts que j'en ai du mal à respirer. Et encore une fois - comme à chaque fois - c'est Allen qui me sauve. Il m'enlace par derrière et me serre fort ; je lâche le meuble pour venir m'accrocher à ses avant-bras. On reste dans cette position pendant un moment qui me semble incroyablement long et court à la fois ; jusqu'à ce que mes larmes finissent par se tarir et que que ma respiration reprenne un rythme plus régulier. Je m'essuie les yeux en reniflant, alors que mon ami desserre son étreinte et se recule un peu en se redressant derrière moi.

"Je suis désolée... Je ne pensais pas que... Ce serait aussi difficile."

Je pensais naïvement avoir déjà plus ou moins tourné la page ; mais en vérité, je crois que j'avais besoin de me confronter à cet endroit et tout ce qu'il renferme pour que ce soit véritablement possible. Il me faut quelques minutes de plus avant de rassembler assez de force pour me redresser moi aussi. Je laisse échapper un rire un peu cassé à la remarque de mon ami, attrapant un cadre sur la commode avant de me tourner vers lui. J'essuie la poussière qui le recouvre en caressant doucement l'image sous verre.

"Je lui ressemble... Vraiment beaucoup. Sauf les yeux. Je devrais peut-être me laisser repousser les cheveux... ?"

Hormis les grands yeux noisettes et les tatouages manquants, on pourrait presque croire que c'est moi... Presque. Ma mère était rayonnante, solaire, avec un sourire pétillant et des yeux rieurs. Elle dégageait quelque chose, qu'on peut voir même en photo, que je n'aurai jamais. Quoi que, la petite brune à couettes accrochée à sa main, un large sourire laissant apparaître une incisive manquante, rayonne elle aussi. Peut-être que j'ai simplement perdu cette partie de moi quand je l'ai perdue elle, cette petite étincelle de vie et d'insouciance. Je tends la photo à Allen en lui souriant doucement.

"Je l'espère... Ma vie aurait sans doute été très différente, si elle avait été là. Mais j'ai envie de croire qu'elle aurait été fière quoi que je fasse. C'est le genre de maman qu'elle était..."

Du moins, c'est le souvenir que j'ai d'elle ; une femme douce, présente et encourageante. Avec le temps qui passe, certains souvenirs, certains moments s'étiolent - mais la chaleur de ses étreintes, tout l'amour qu'elle avait pour moi, je peux encore les sentir quand je ferme les yeux. Et je crois que cette sensation n'arrêtera jamais de me manquer.

"Je me rends compte que je ne t'ai jamais vraiment parlé d'elle, en fait. Elle s'appelait Rosa - c'est pour ça, le tatouage, d'ailleurs..."

Je porte la main à mon cou en caressant doucement ma peau encrée. Une façon pour moi de la sentir toujours proche, malgré son absence.

Mon coeur se serra un peu alors que Pandora s'excusait... D'avoir pleuré. Je me retins de froncer les sourcils, parce qu'elle n'avait pas vraiment besoin de ça. Elle s'approcha ensuite du meuble pour prendre entre ses mains l'un des cadres qui étaient entreposés là. Un mince sourire étira mes lèvres alors qu'elle suggérait de se laisser repousser les cheveux.

-Tu dois faire ce que toi tu as envie de faire.

Tu auras beau avoir les cheveux longs, tu ne seras jamais ta mère. Et puis, qu'est-ce que ça t'apportera d'être elle ? De lui ressembler complètement ? ... Tu n'as pas besoin de lui ressembler pour être la personne géniale que tu es déjà aujourd'hui.
Je gardais ces pensées en tête sans les formuler. Parce que ce n'était clairement pas à moi de dire ça. Et parce qu'on gère tous les deuils à notre manière... Qui serais-je pour juger ?
Tu es déjà une personne formidable à mes yeux Pandora. Prévenante, souriante, drôle et aimante. Tu n'as pas besoin de ressembler à quelqu'un d'autre pour être aimée. Tu es déjà incroyable. Et j'en sais quelque chose, je suis... moi. Et je pense qu'il en faut vraiment beaucoup pour que j'arrive à ressentir tout ça pour quelqu'un. Et pour que j'arrive à gérer la proximité physique sans mal le vivre, aussi...

Mon regard s'attarda un peu sur la photo qu'elle me présentait. Le sourire de sa mère, mais aussi le sien, étaient rayonnants. Mon sourire se fit un peu plus tendre.

-Vous vous ressemblez vraiment beaucoup.

Et pas seulement physiquement.

-J'aime beaucoup le prénom Rosa. Et je serais très curieux que tu me parles davantage d'elle. Si tu te sens de le faire, bien sûr.

J'essayais de trouver le regard de Pandora. Et puis, finalement, mes yeux se perdirent sur les autres photos.

-Je suis heureux de partager ce moment avec toi.

Heureux que tu aies accepté de me laisser pénétrer si loin dans ton intimité, quelque part.

-Si tu veux, on peut faire un échange. Je te parle de ma famille, et toi de la tienne.

Je souris à la remarque d'Allen, à propos de mes cheveux - ça lui correspond bien, de ne pas trop se mouiller. Mais il a raison, je dois faire ce dont moi, j'ai envie - ça n'a pas tellement de sens de les laisser repousser, juste pour me rapprocher un peu plus de l'image de cette femme que je ne serai jamais. Je crois que j'aime bien les avoir assez courts, ça me ressemble plus, d'une certaine façon.

J'attrape ensuite un cadre, contenant une photo qui date de mes 6 ans, environ, et l'observe un moment avant de la tendre vers mon ami. Je hoche la tête quand il commente qu'on se ressemble vraiment beaucoup ; on me l'a toujours dit, et je pense que c'est d'ailleurs la raison pour laquelle ma grand-mère avait tellement de mal à me regarder vraiment. Vivre avec une copie carbone de l'enfant qu'on a perdu, ça n'a pas dû être facile pour elle... D'autant que je n'étais pas une adolescente très agréable à vivre - pas que j'ai spécialement fait une crise d'ado violente, mais simplement, je ne parlais pas. On a passé 8 années à cohabiter sans jamais vraiment apprendre à communiquer, elle et moi.

Ma gorge se serre à nouveau un peu quand Allen me dit qu'il est heureux d'être ici avec moi, je suis incapable de lui répondre, mais je prends doucement sa main et serre un peu ses doigts en lui souriant. Je ne peux pas dire que je suis heureuse d'être ici ; mais je n'aurais pu partager ce moment avec personne d'autre que lui. J'ai passé tellement de temps à dresser une barrière entre moi et le reste du monde ; je crois qu'Allen est la seule personne qui ait réussi à vraiment la traverser, avec qui je m'autorise à être vulnérable et à me montrer telle que je suis. Avec le beau et le moins beau. Je finis par hocher la tête à sa proposition, en m'installant sur le canapé avant de tapoter la place à côté de moi.

"D'accord, je veux bien... C'est vrai que tu n'en parles pas très souvent non plus, en fait."

Je sais que ses parents faisaient partie de l'ancienne Terrae, qu'ils l'ont plus ou moins abandonné quand il était adolescent, en se faisant passer pour morts dans un incendie... Et qu'il a fini par les retrouver, bien des années plus tard. Je comprends que ce ne soit pas un sujet dont il a très envie de parler non plus, au final. Je soupire un peu et pointe vers la première photo de la rangée, celle où je ne suis qu'un nourrisson, et ma mère, une adolescente.

"Maman n'avait que 16 ans quand elle est tombée enceinte, 17 ans quand je suis née... Mon père, bon, je crois que je te l'ai déjà dit, mais il l'a abandonnée, et je n'ai aucune idée de qui c'est."

Et je ne suis pas sûre d'avoir envie de savoir, ce genre de personnes, on s'en passe bien, hein.

"Les premières années, on a habité ici, avec ma grand-mère - c'était plus facile, vu que ma mère est retournée à l'école. Elle a terminé le lycée, puis elle a reçu une bourse pour entrer au conservatoire de Londres. La musique, c'était sa grande passion, j'ai totalement hérité ça d'elle ! Elle m'a appris le piano et le violon, avant même de m'apprendre à écrire mon nom..."

Je rigole doucement, alors que mes yeux se posent sur une autre photo - une jeune femme et un petit bout de chou sur ses genoux, derrière un clavier de piano. D'aussi loin que je me souvienne, la musique a toujours fait partie intégrante de ma vie, c'est devenu aussi naturel pour moi de jouer que de respirer ; et ça n'a fait que se renforcer avec les années. Un lien invisible entre maman et moi, malgré l'absence et le manque.

"Après ses études, elle est devenue prof de musique - grosse surprise, hein ! On a déménagé quand j'avais... 5 ou 6 ans, je ne me souviens plus trop, dans un petit studio pas très loin d'ici. C'est là-bas que j'ai mes meilleurs souvenirs, je crois. Mais le pire, aussi, c'est... Enfin, c'est là qu'elle est morte. Une rupture d'anévrisme, un matin, comme ça sans prévenir."

C'est moi qui l'ai retrouvée, allongée sur le sol de la cuisine, le visage figé dans une expression de surprise muette. Une image que je n'arriverai jamais à me sortir de la tête. Je cligne un peu des yeux pour chasser ce souvenir, ainsi que les larmes qui perlent à nouveau au coin de mes paupières. Je me racle la gorge et décide de changer de sujet en me tournant vers mon ami.

"Tu veux voir une photo de ma grand-mère ?"

Je répondis discrètement à l'étreinte de la main de Pandora. Il n'y a pas toujours besoin de mots pour communiquer ce qu'on ressent. Je crois que c'est l'une des premières choses que j'ai découverte dans ce monde. Il y a, bien sûr, les choses qu'on fait passer par le toucher. Mais il y a aussi tout ce qui passe dans le regard. A fortiori, j'ai fini par vraiment préféré le silence à la parole, ce qui a fini par me porter préjudice par la suite ; mais je considérerais toujours que le silence peut faire passer bien plus de choses que les mots.

Je la suivis et vins m'installer à côté d'elle sur le canapé, répondant à son invitation. Suivant ses gestes du regard, je regardais la première photo qu'elle me désignait alors qu'elle commençait le récit de sa naissance. Une jeune maman qui a réussi à reprendre ses études et à travailler dans ce qu'elle aimait, après avoir eu un enfant si jeune, ça me rend admiratif. Jusqu'à son décès... Jusqu'à ce moment-là, Pandora a vraiment eu une belle enfance. Et je ne peux même pas imaginer ce que ça a dû être pour elle quand elle a perdu sa mère.

En ce qui concernait son père, je ne savais pas vraiment quoi en penser. On n'abandonne pas un enfant, c'est certain. Mais que penser, quand ta petite-amie de l'époque, ou simplement même un crush, finalement, t'apprend qu'elle est enceinte alors que tu n'as encore que 16 ans et la vie devant toi ? Comment aurais-je réagi, si ça m'était arrivé ? Bien sûr, il est en partie responsable, pour ne pas s'être protégé, j'imagine, mais... Je ne sais pas, c'est quelque chose qu'on fait à deux. C'est un point de vue qui me met mal à l'aise. Si ça m'était arrivé, aurais-je abandonné la fille et l'enfant ? Non, j'imagine que non. Je n'aurais jamais été capable de faire ça. Ma mère ne m'aurait pas laissé faire ça non plus... Mais que savions-nous de sa famille ? ... et en même temps, est-ce une bonne excuse, le cadre familial ? Après tout, ça reste un abandon. Et c'est toujours autant quelque chose qui se fait à deux. On ne peut pas en laisser un avec ça sur les bras, sans jamais plus s'en soucier, et en agissant simplement comme si ça n'était pas arrivé... Est-ce réellement un comportement acceptable, même si la peur et l'envie de fuir sont entendables...? J'imagine que non, finalement.

Est-ce que je devrais m'excuser ? Je n'ai jamais compris pourquoi les gens faisaient ça. S'excuser pour quelque chose dont ils ne sont pas responsables. S'excuser alors que ça ne changera rien à la situation. Alors pourquoi faut-il le faire ? Parce qu'on est désolés de voir la tristesse sur le visage de notre interlocuteur...

-Quelque part, ta mère continue à vivre à travers toi, à travers la musique, alors... Tu t'es déjà imaginé ce qu'elle penserait de toi, en sachant que tu as repris des études dans ce domaine ?

Je lui adressai un léger sourire, essayant de faire fi des larmes qui perlaient à nouveau à ses yeux. Elle n'avait pas besoin de changer de coupe de cheveux pour lui ressembler. Elle lui ressemblait déjà énormément rien qu'avec sa plus grande passion...

Je hochai la tête quand elle me proposa de voir une photo de sa grand-mère, intrigué, quelque part, que ces photographies ne figurent pas à l'endroit où se trouvaient également celles de Pandora et sa mère. Pourtant, il aurait pu y avoir des photos d'elles deux. Il ne fallait pas réfléchir trop longtemps pour comprendre qu'après le décès de sa mère, elle était revenue vivre ici avec sa grand-mère... Elles avaient donc vécu beaucoup d'années ensemble.

Pour relancer la conversation pendant qu'elle allait chercher une photo de sa grand-mère, je repris la parole, remplissant ma part du marché.

-Ma mère était très jeune quand elle est tombée enceinte de moi aussi. 18 ou 19 ans... Je ne me souviens plus vraiment.

J'aurais pu compter, mais je n'avais pas vraiment la tête à ça. Ni l'envie, soyons honnêtes.

-Quand elle était petite, elle a elle aussi été abandonnée par son père, qui ne s'est jamais souciée d'elle. Et pourtant, des années plus tard, elle a décidé de reprendre contact avec lui. Je ne sais pas vraiment comment ça s'est passé, ni ce qu'elle a vécu. Elle a toujours été très évasive à ce sujet. Je sais simplement que lorsque je suis né, et lorsque j'ai grandi, j'ai pu rencontrer et voir ce grand-père. Et même faire la connaissance d'une tante !

Mais je sais aussi que ce que Maman a vécu là, tout le monde ne peut pas le vivre. On ne retrouve pas toujours son père si facilement. Et on ne refaçonne pas sa famille si facilement. C'est un cas isolé, à part. C'est peut-être ça le superpouvoir de ma mère : créer des situations uniques engendrées par son innocence...

On s'installe sur le canapé, et je commence à parler un peu de mon enfance en pointant vers certaines photos, pour faire référence aux moments correspondants de mon récit. Allen m'écoute en silence, hochant parfois la tête avec un sourire pour marquer son attention, avant de finalement me poser une question quand j'ai terminé. Je prends le temps d'y réfléchir quelques instants, avant de reprendre avec un sourire ;

"Je pense qu'elle serait contente que j'aie persévéré dans le domaine de la musique, comme elle... Mais aussi que j'aie suivi ma propre voie, plutôt que de juste copier ce qu'elle a fait. J'y ai pensé, à une époque, de m'inscrire au conservatoire... Mais même si j'adore la musique classique, je pense que ça ne m'aurait pas trop correspondu de me cantonner juste à ça !"

Sans compter que, à part devenir prof de musique par après, ou membre d'un orchestre symphonique, il n'y a pas beaucoup de débouchés... Ingénieur du son, c'est plus varié - et puis plus fun aussi, beaucoup moins guindé comme milieu. Allen acquiesce ensuite quand je lui propose de voir une photo de ma grand-mère, et je me lève pour ouvrir la commode où trônent les photos ; les albums sont rangés à l'intérieur. J'en sors un et retourne m'installer sur le canapé en feuilletant un peu, avant de m'arrêter sur une page du milieu.

"Ah, tiens, c'est elle... Elle aimait bien prendre les photos mais pas être dessus, du coup j'en ai très peu..."

Celle que je lui montre, là, elle est seule, assise sur un banc en train de lire un livre. Je pense que c'est ma mère qui l'a prise, à son insu, pendant une sortie au parc... On peut y voir une femme d'une cinquantaine d'années, austère, un chignon serré et un chemisier boutonné jusqu'au cou. Beaucoup de ressemblance aussi, une version encore plus âgée de moi, j'imagine, mais à l'air beaucoup plus sévère.

Mon ami me partage ensuite un pan de sa vie également ; ou plutôt, de la vie de sa mère. Elle était bien jeune aussi, quand elle l'a eu, donc... Je fronce un peu les sourcils quand il explique que sa mère a vécu un peu la même chose que moi, l'abandon d'un père, avant de le retrouver des années plus tard - et de réussir à nouer des liens avec. C'est quelque chose que j'ai vraiment beaucoup de mal à imaginer, pour ma part...

"J'imagine que ça n'a pas du être facile à vivre, pour elle... Et que ce n'est pas le genre de conversation qu'on a envie d'avoir avec son enfant ! J'y ai déjà pensé aussi, à retrouver mon père, pour en savoir un peu plus sur cette moitié manquante de ma vie, mais..."

Je soupire en me passant une main sur le visage, avant de continuer ;

"C'est une chose d'abandonner sa copine enceinte, parce qu'on est un ado débile et incapable d'assumer - j'imagine que ça peut se comprendre, même si c'est difficile à pardonner quand on est dans la situation... Mais j'ai habité ici pendant 22 ans, dans cet apparement où ma mère a grandi et où je sais qu'ils ont passé du temps ensemble. Il aurait pu venir frapper à la porte à n'importe quel moment, après avoir mûri, réfléchi, regretté peut-être, je ne sais pas. Mais il ne l'a jamais fait, du coup j'estime qu'il n'en a juste rien à foutre, et surtout, qu'il ne mérite pas que je fasse tous les efforts pour qu'on se rencontre. S'il fait la démarche, je pense que j'accepterais de lui parler, mais ça ne viendra pas de moi..."

Peut-être aussi parce que, dans le fond, j'ai peur que ça se passe mal ; que si je le retrouve, il refuse de me voir, de m'écouter - qu'il m'abandonne une seconde fois, en quelque sorte. Ca ferait trop mal, et je n'ai aucune intention de m'infliger ça.

Et c'est exactement ça. C'est exactement ça. Il y a "abandonner" et "abandonner". Abandonner et ignorer. Abandonner, et faire comme si ça n'était pas arrivé. Il y a prendre peur... et rester impassible.

Elle a raison. Et je pense que j'agirais probablement de la même façon qu'elle. Finalement, quel intérêt d'aller voir un père absent ? De le retrouver pour se faire ignorer de face ? C'est peut-être mieux d'imaginer qu'il n'y a personne. Qui voudrait de ça dans sa vie, finalement...

Mon regard se détacha de la photo de sa grand-mère, assise sur ce banc dans un parc à lire, pour se poser sur Pandora. Un mince sourire maladroit étira mes lèvres.

-Mon père a eu un deuxième enfant, ici, en Angleterre. Matthew. C'est lui qui est à l'origine de ma première révélation de mon potentiel d'étoile, d'ailleurs. Quand je l'ai vu débarquer à Terrae et dire toutes ces choses sur mon père je... Enfin, il n'avait pas tort, et j'étais adolescent, alors forcément j'ai réagi n'importe comment. Mais même si je sais qu'il est venu lui rendre visite plusieurs fois ici, c'était différent. Il n'a pas pu grandir avec lui comme moi je l'ai fait.

Un rire léger m'échappa.

-Tu sais quoi, je pense que pour le bien de la prochaine génération, je n'aurais pas d'enfant, ça limitera les risques d'enfances brisées !

Je reportai ensuite mon attention sur la photo de sa grand-mère.

-En tout cas, cette photo est vraiment très belle... Les photos prises quand les personnes ne s'en rendent pas compte ont toujours ce petit quelque chose qui les rend magique. Un instant de vie comme un autre, mais qui restera finalement figé dans le temps. Et vous avez quelques traits en commun, ta grand-mère et toi, aussi ! Tu voudrais pas essayer de faire un chignon super tiré un jour, que je puisse comparer ? la taquinai-je.

Je relève les yeux vers Allen avec un hoquet de surprise à la mention de "Matthew". Oh. C'est le nom de son demi-frère, donc.

"Décidément, les Matthew... C'est comme ça que s'appelait mon ami d'enfance, à cause de qui je me suis retrouvée à Terrae."

Je commente avec un vague geste de la main, pour expliquer ma réaction stupéfaite - je ne sais même plus si je lui ai raconté tout ça, en fait. Ca remonte tellement loin, maintenant, et ça me semble devenu dérisoire à présent ; et même si je suis toujours aussi incapable de lui pardonner, au moins je n'y pense plus très souvent.

"J'imagine qu'il n'est plus à Terrae, du coup ? ... Attends, mais il est plus âgé ou plus jeune que toi ? Je pensais que tes parents étaient toujours ensemble."

Les histoires de familles recomposée, c'est toujours compliqué ; raison de plus qui ne me donne vraiment pas envie de chercher à reprendre contact avec mon père biologique. Imaginez qu'il soit à présent marié et père de famille, bonjour le malaise...

Mon regard se fait plus doux quand Allen commente qu'il ferait bien de s'abstenir d'avoir des enfants, pour briser le cycle infernal. Je le regarde sans rien dire pendant quelques secondes, avant de lui répondre en ébouriffant ses cheveux.

"Si tu n'en veux pas, c'est ton choix ! Mais moi je pense que tu ferais un super bon papa. Sincèrement."

Je ris ensuite doucement quand il parle de ma grand-mère et de notre ressemblance. Il n'est pas encore arrivé, le jour où je porterai ce genre de vêtements !

"Quand je commencerai à avoir des cheveux blancs, j'essayerai peut-être ! Mais j'suis pas sûre de réussir à tirer une tête aussi sérieuse qu'elle, par contre..." Je soupire un peu, avant de continuer. "Elle ne souriait pas beaucoup. Même avant la mort de maman, je veux dire... Fille et femme de militaire, tu vois, tout devait marcher au carré avec elle ! Elle n'était pas méchante, hein, mais on ne s'entendait pas très bien... Je crois surtout qu'on ne s'est jamais comprises, toutes les deux."