@Ariana Vicente Deux lettres à ton attention :

HRP :

Sur ces deux lettres, il a été marqué : « Ne pas ouvrir avant celle de l’ambassade. »

From : Anne Lawrence, London

To : Ariana Vicente, Tokyo (Terrae Institute)

__–Commander,

__–Mon mari, le capitaine Nathan Lawrence, m’a beaucoup parlé de vous et de vos exploits militaires. J’ai écouté avec grande attention et intérêt le récit qu’il m’a fait de ses vacances japonaises et de vos aventures namibiennes.
__–Je ne pense pas qu’il soit de bon ton que je vous félicite sur vous prouesses martiales et les nombreux cadavres qui vous avez laissé derrière vous. Je ne pense pas non plus qu’il soit de bon ton que j’ajoute d’éventuelles miennes à la litanie d’éloges que j’imagine, ou plutôt ose espérer, vous avez déjà reçu pour votre courage, votre abnégation, votre esprit de sacrifice et le sauvetage de votre jeunesse.
__–L’objet de cette lettre que je vous envoie est plutôt de vous signifier ma reconnaissance sur un point à la fois précis et égoïste. En effet, sous votre commandement, j’ignore si je dois dire grâce à votre commandement, mon mari a pu se retirer du service action, toucher une pension réservée aux blessés de guerre et passera le reste de sa carrière derrière un bureau. Au nom de mes nerfs et de la part du budget familial allouée mensuellement aux tisanes à la camomille, qui s’en trouve fort amincie, je tenais à vous adresser mes plus sincères remerciements.
__–C’est dans cet esprit d’amitié entre nous que votre coup d’éclat a suscité et pour vous récompenser d’avoir réussi en une journée ce que j’ai échoué à accomplir en plus de dix ans de mariage, que je tiens à vous inviter chez nous, dans la maison de province familiale, à Sandhurst. Cette invitation s’étend bien entendu à tous les membres de votre équipe, aux enfants que vous avez sauvé et à leurs proches, s’ils désirent faire le voyage. Vous nous honoreriez de votre visite.

__–I hope this letter finds you well,

From : Nathan Lawrence, London

To : Ariana Vicente, Tokyo (Terrae Institute)

__–Ariana,

__–Tout d’abord, je tiens à vous présenter mes plus plates excuses suite à la lettre que vous aurez reçu de ma femme. Je n’ai pas lu ce qu’elle vous a envoyé – après tout, il s’agit de votre correspondance privée –, mais j’ai la prétention de connaître quelque peu ma chère et tendre. Il lui arrive de se montrer un brin caustique.
__–Aussi, nous nous sommes pris au jeu, Anne et moi, de vous écrire en espagnol, j’espère que nous serons compréhensibles et que vous excuserez nos éventuelles fautes de langue.

__–Avant d’entrer dans le vif du sujet, je tiens à vous rassurer et vous donner de nos nouvelles : j’ai, bien entendu, quitté le service actif de l’armée, pour me consacrer à un travail bien plus reposant, quoique plus ennuyeux, derrière un bureau. J’ai encore un peu de mal à m’ajuster à cette vie, mais comme elle me permet de voir ma femme et mes filles plus souvent, je ne vais non plus m’en plaindre.
__–De votre côté, j’espère que vous avez tous pu vous remettre de vos blessures, celles qu’on peut voir et les autres. Je compte sur vous pour transmettre toutes mes amitiés à Nicolas, Alice, Norah et, bien sûr, Miguel, Lola et Aylan. Il me tarde d’avoir de vos nouvelles à tous.

__–Cela étant dit, j’espère que vous avez, selon mon conseil, ouvert nos lettres après celle envoyée par l’ambassade. Pour vous donner un peu de contexte, la décision de célébrer symboliquement la coopération entre le Royaume-Uni et Terrae a fait l’objet d’une longue réflexion. Pas tellement sur la question de savoir s’il fallait le faire, mais sur comment le faire. Étant votre directrice, accorder le plus haut honneur à madame Honda était tout naturel ; en plus de ses mérites personnels, son seul statut justifiait d’en faire une dame-commandeur.
__–Pour ce qui est de faire de vous une compagnonne de l’ordre, sachez que je l’ai souhaité, mais n’ai pas participé à la décision de vous remettre cet honneur. Il m’a seulement été demandé de faire un rapport aussi exhaustif que possible sur les rôles de chacune des personnes impliquées et je n’ai été tenu informé de la finalité de ce rapport qu’une fois la décision prise. Si vous voulez un peu plus d’explication sur pourquoi il vous échoit plutôt qu’à un autre, je dirais que c’est parce qu’après examen de ce qui a mené à cette opération, il s’est avéré qu’elle était née de la relation que vous avez entretenu avec votre fille. C’est le jeune Aylan Raspberry qui m’a aidé à rassembler les pièces du puzzle : si vous n’aviez pas conservé les photographies et un amour profond pour Lola, jamais celui-ci n’aurait pu la reconnaître chez vous, partager les informations qu’il avait et initier l’enquête que vos services et les nôtres ont mené conjointement pour débusquer la base du Centre.
__–Il est important de souligner que tout votre institut, que tous ceux qui ont participé de près ou de loin à cette opération ont été des éléments indispensables, qui méritent les plus grands honneurs. La décision que mon gouvernement et le roi ont prise de ne récompenser que deux d’entre vous est en grande partie une décision pratique. Dit autrement, il n’était convenable de récompenser qu’un petit nombre d’individus. Cela ne pouvait pas être d’autres que madame Honda et vous-même.
__–(Il va d’ailleurs de soi que tout ce qui entoure de près ou de loin l’Opération Thémis, ainsi que tous ses membres, est classé secret défense. De plus, le Centre étant une organisation que nous avons compris comme particulièrement tentaculaire, les mesures de précaution ont été quadruplées concernant ces dossiers ; rien de ce qui n’a été dit entre vous et moi, entre moi et Aylan ou tout autre membre de Terrae, rien de ce que nous avons pu apprendre ne sortira de quelque confidence que ce soit.)

__–J’ai participé à une autre prise de décision, visant à vous remettre une autre récompense.
__–C’est donc un honneur pour moi que de vous annoncer, qu’après une inspection et étude minutieuse du déroulé de l’Opération Thémis et de vos actes au combat, les Forces armées britanniques souhaitent vous délivrer la médaille de l’Ordre du service distingué. Elle est réservée aux officiers, en reconnaissance pour leur courage, leur esprit de sacrifice et l’excellence de leur commandement.
__–Si c’est moi qui, cette fois-ci, ai porté et défendu votre dossier, je ne voudrais pas que vous y voyez de la pure complaisance. La décision finale ne m’appartenait évidemment pas. Si jamais vous vous posez la question, pourquoi vous et pas un autre des chefs d’équipe terraens ayant participé, sachez que tous les rapports de toutes les missions ont été consultés, mais que les médailles ne s’offrant pas la légère, surtout à des étrangers, il a été jugé convenable qu’une seule personne pourrait recevoir cet honneur. J’ignore ce qui a pu passer dans la tête de ceux qui ont fait ce choix, mais il s’est arrêté sur vous.
__–Mon explication personnelle serait que, de tous ceux qui ont participé à l’Opération Thémis, Ariana, vous étiez celle qui, peut-être, avait le plus besoin de se prouver quelque chose. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui méritait autant sa place et était autant persuadé de n’avoir rien à faire là. (J’irais même jusqu’à dire que cet excès d’humilité fonde, au moins en partie, votre légitimité.) J’aime à penser que c’est dans cet esprit, consciente de cela, que la commission a décidé de faire ce dont j’ignore si vous en auriez été capable : vous adresser de solennelles félicitations.
__–Je suis d’accord avec vous sur un point : vous n’êtes pas une guerrière. Vous n’en avez pas cette trempe particulière, cette volonté, cette force, cette assurance qui est nécessaire, cette appétence, cette volonté de combattre, cette attirance, même. Quoi qu’on ait pu vous dire à ce sujet, pour vous rassurer, pour que vous vous sentiez à votre place sur le terrain, vous connaissez la vérité : vous n’en êtes pas une.
__–Mais je ne vois pas en quoi cela pourrait vous empêcher de vous battre. Je ne vois pas en quoi cela vous en rendrait incapable. Je ne vois pas en quoi cela vous ôterait toute légitimité à le faire. Je ne vois pas en quoi en quoi cela rendrait impossible toute victoire de votre part. Et je ne vois pas en quoi cela interdirait de vous récompenser à votre très juste valeur.

__–Pour finir sur une note moins agréable, mais il faut en passer par là, j’imagine que c’était la première fois que vous tuiez quelqu’un. Vous ne connaissiez ni leur visages, ni leurs noms, vous n’aviez aucun grief personnel contre eux. Ils s’en prenaient à vous et vos amis, ils étaient dans le camp adverse, ils étaient vos ennemis, ils sont morts et vous êtes vivante. Ce sera donc à vous de vivre avec la mort à vos côtés, à présent. Quoi qu’on pourra vous en dire pour vous rassurer, les cadavres que vous laissez derrière ne partent pas. Aucune parole, aussi convaincante soit-elle, ne peut faire les disparaître. Quand vous vous regarderez dans le miroir, quand vous regarderez les médailles qu’on vous offre, quand vous regarderez vos amis encore en vie, quand vous regarderez votre fille, toujours, tapi quelque part, les cadavres seront là, à vous regarder en retour. Toujours, dans le reflet des yeux des autres, il y aura la mort ; il y aura vous.
__–Je n’ai qu’un seul conseil à vous donner. Acceptez cette part de vous, ne la rejetez pas. Vous avez déjà beaucoup combattu ; vous ne pouvez pas vous battre contre vous-même. Ne tombez ni dans un relativisme stérile, à minimiser l’impact de ce que vous avez fait, ni dans un misérabilisme et une culpabilité qui vous rongerait. La mort vous regarde. Regardez là en face. Haussez les épaules, riez, détournez le regard, vous trouverez, j’en suis sûr.
__–Et bien sûr, si je peux être d’une quelconque aide à ce sujet, ou si vous voulez simplement me parler, je serai là.

__–Votre ami,