@Hideko Honda @Ariana Vicente Une lettre à votre attention :

HRP :

De : madame l’ambassadrice Julia Longbottom, Tokyo

À : madame la directrice Hideko Honda et madame Ariana Vicente, Tokyo (Institut Terrae)

__–Mesdames,

__–J’ai l’immense honneur de vous annoncer, au nom de sa majesté le roi Charles III du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord,
__–Sur proposition du gouvernement et suite à la décision de notre souverain,
__–En vertu des pouvoirs qui me sont conférés,

__–En reconnaissance de vos services rendus aux services diplomatiques britanniques, lors des événements des Falklands d’octobre 2021 tout d’abord, puis durant toute la fin d’année 2022, pour avoir immédiatement souhaité coopérer avec nos forces armées et nos agences de renseignement, pour l’excellence de la coopération entre nos personnels, pour l’irréprochable gestion de l’Opération Thémis à la fois sur le terrain, sur la scène internationale et la sphère médiatique, enfin en reconnaissance de tous les services rendus par l’Institut Terrae, à la fois au Royaume-Uni et à la paix et la sécurité mondiale,

__–Madame Hideko Honda, vous êtes faite dame commandeur du très distingué ordre de Saint-Michel et de Saint-Georges,
__–Madame Ariana Vicente, vous êtes faite compagnonne du très distingué ordre de Saint-Michel et de Saint-Georges.

__–Vous êtes très solennellement invités à l’ambassade du Royaume-Uni à Tokyo, vous ainsi que vos proches, pour participer à une cérémonie de remise des symboles de l’ordre.

Signé :
Charles III, monarque du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord
Julia Longbottom, ambassadrice du Royaume-Uni

—Bonjouuur… Hum, vous vouliez me parler ?

Plus de sept mois après la mission, ce n’est pas qu’Ariana a tout fait pour ne surtout plus avoir à en reparler ou y penser, mais les choses se sont tassées pour elle. Etonnamment, des traumatismes de plus sur la montagne qu’elle avait déjà empilés durant des années avaient simplement eu raison de son sommeil durant plusieurs mois, et lui ont seulement causé quelques flash back de plus, des cauchemars, des crises d’angoisse, des crises de larmes, beaucoup de culpabilité, mais, et ça c’est vachement bien, même pas tant de dissociation que ça. C’est qu’elle fait des progrès. Et puis, il a fallu gérer un autre genre de problème, qui était bien plus présent et lourd pour elle : la présence de Lola, qui, si elle la mettait particulièrement mal à l’aise au départ, arrive à lui procurer aujourd’hui des moments de joie.

Bref, elle gère tout ça avec sa psy, et même si elle avait le moral dans les chaussettes pendant un moment et que ses amis semblent lui lancer des regards en coin régulièrement l’air de checker si ça va, honnêtement, ça va tellement mieux que durant l’automne qu’elle ne peut que se dire que ça continuera à aller. Pas une ligne droite, mais un zigzag vers le haut, en somme ; elle a l’habitude. Et puis il y a eu le mariage magnifique d’Elwynn et Jérémy, il y a eu des fêtes, des moments de partage. Toutes ces petites choses qui lui ont fait sortir la tête de l’eau progressivement, sans forcer, malgré les moments où ça n’allait pas.

C’est aussi qu’Aria, après tout ça, a longuement échangé avec ses amis ; avec certains plus que d’autres, puisque beaucoup s’étaient renfermés, éloignés, isolés, ou avaient juste décidé de ne plus parler de la guerre. Pourtant elle sait qu’ils y pensent aussi. Ils restent à l’affût, attendent les nouvelles, dans une hypervigilance masquée qu’ils semblent tous ressentir collectivement ; celle de savoir que ce qui a éclaté cet hiver n’était que le début d’autres opérations difficiles. Durant un temps, Ariana se demandait ce qu’elle voulait en faire, de cette attente ; de ces longs mois à guérir, ou du moins à essayer, pour pouvoir tenir debout et continuer à avancer avec ceux qu’elle aime. C’est une réponse qu’elle n’a pas trouvée tout de suite.

Quand Hideko l’a convoquée, c’était un moment étrange ; elle s’attendait à être réprimandée pour un truc nul — l’habitude — ou à ce qu’elle lui donne des nouvelles autour de la recherche de Lisbet et Brad en particulier, éventuellement des autres dotés qu’ils n’ont pas réussi à récupérer lors de leur mission. Le débrief avec la Directrice remonte un peu. Elle se souvient s’être excusée, parce qu’elle aurait aimé faire mieux, et avoir dit qu’elle souhaitait être mise au courant de la suite des recherches, de s’y investir au besoin. On lui avait simplement dit de se reposer.

Finalement, c’est pour lui transmettre des lettres. Deux proviennent de Nathan (elle sourit) et de sa femme (elle a une expression confuse), mais il ne faut pas les ouvrir avant celle de l’ambassade. Alors elle cligne des yeux, ne comprend pas, laisse Hideko lui montrer. Elle rapproche progressivement son nez du papier pendant qu’elle lit, lève les yeux vers Hideko, l’air de dire “lol c’est une blague ?” puis de PANIQUER et de relire à peu près dix fois la même ligne. Il y a d’abord un long moment durant lequel elle ne parle pas, puis se rend compte qu’elle ne peut pas passer sa vie à attendre et se taire.

—Hum, euh, c’est euh, c’est, je crois que je comprends pas l’anglais.

Non, évidemment, ce n’est pas vrai. Elle se pose dans le fond de son siège en déglutissant. Regarde le vide par-dessus l’épaule de la Directrice, trop fatiguée pour la regarder dans les yeux. Y a un rire nerveux qui pointe dans le fond de son crâne, mais il secoue simplement ses épaules un instant, avant de s’éteindre. Les images de là-bas lui reviennent en même temps que son coeur accélère sa course et que ses yeux la piquent. Les lettres d’Anne et Nathan, qu’elle serre un peu entre ses doigts, lui offrent un ancrage bienvenue. Qu'est-ce que les autres vont penser ? Qu'est-ce qu'on va penser d'elle ? Est-ce qu'elle le mérite vraiment ?

—C’est… une cérémonie qui ne se refuse pas, j’imagine, essaie-t-elle d’articuler.

Ca tourne un peu. Qu’on félicite Hideko, ok, mais pourquoi elle, et pas n’importe qui d’autre pendant cette mission ? Elle se souvient qu’elle n’a fait que pleurer durant cette mission, ce qu’elle risque encore de faire dans ce bureau. Et avant la cérémonie. Et pendant la cérémonie. Et après la céré-

Elle essaie de trouver le regard de sa Directrice, pour reprendre du courage, l’esprit à la fois vide et rempli de questions dont elle ne souhaite pas connaître la réponse. Ses yeux se baissent à nouveau sur les lettres d'Anne et Nathan. Peut-être qu'une partie d'entre elles sont écrites ici. (Elle est pas prête.)

Alors qu'Ariana entre dans la pièce, j'entrevois déjà l'air surpris et paniqué qui animera son visage dans quelques instants. Pourquoi elle et pas quelqu'un d'autre ? Pourquoi pas un Master qui a dirigé une autre mission ? Pourquoi pas un autre membre de son équipe, qu'elle aura jugé plus efficace qu'elle sur cette mission ?

Je la salue d'un léger signe de la tête accompagné d'un "bonjour" solennel, puis lui tend les lettres qui lui sont destinées, lui remettant celle de l'ambassade anglaise en dernier, afin qu'elle se retrouve sur le haut de la pile des lettres qu'elle vient de recevoir. La première lettre qu'elle est supposée ouvrir. Celle qui la fera perdre pied.

Je ne connais pas suffisamment bien Ariana pour pouvoir pleinement anticiper chacune de ses réactions. A vrai dire, je ne la connais même que très peu. Ce que je sais d'elle se résume aux nombreuses initiatives qu'elle n'a jamais cessé de prendre au sein de l'Institut, le baignant de sa bienveillance. Et pourtant, Ashton m'a affirmé lors de notre dernier entretien qu'Ariana peinait encore à accepter le mérite qui lui est naturellement dû. Et si il ne s'étend que très rarement sur le cas de la jeune Morphe, il me semble évident qu'elle ne s'estime pas à sa juste valeur. Ce qui m'a d'ailleurs par le passé souvent amené à la considérer comme trop faible pour certaines missions, un choix qui avait été souvent remis en cause par Ashton, qui avait su me prouver mon erreur face à des résultats bien plus satisfaisants qu'espéré.

Alors qu'Ariana relève les yeux vers moi, je la sens déjà perdre ses mots. Je suis bien forcée d'admettre avoir moi-même été étonnée par le contenu de cette lettre. Ses derniers mots font naître un léger sourire sur mes lèvres, et je secoue légèrement la tête.

-Effectivement, c'est une invitation qui ne se refuse pas.

Un ange passa.

-Les Masters de l'Institut ont été informés dès l'instant où j'ai reçu ces lettres. Cet honneur qui nous est rendu vaut pour l'intégralité des personnes qui ont participé aux missions. Et nous serons leurs représentants lors de la cérémonie.

C'était toujours très particulier comme instant. Représenter une intégralité de personnes qui ont risqué leur vie sur le terrain pendant que j'étais moi-même à Terrae à gérer les équipes en interne. Et qu'avais-je réellement géré, finalement ? Je ne servais qu'à garder la tête haute. Montrer que nous allions nous en sortir, quels que soient les obstacles qui se dressaient sur notre route. Tout le monde connaissait le rôle qu'il devait tenir, et ils avaient tous réussi à garder leur sang froid face aux différentes difficultés qu'ils avaient rencontré. Alors, avec le temps, j'avais fini par accepter cette position de "représentante" de Terrae que j'incarnais. En m'honorant moi, ce n'était pas réellement moi qu'ils honoraient, mais bien toutes ces nombreuses personnes qui s'étaient données corps et âme dans leur mission. Toutes ces personnes courageuses étaient récompensées par mon biais, et je comptais bien leur rendre honneur à mon tour en me rendant sur place pour assister à cette cérémonie.

Mais ma place était bien différente de celle d'Ariana. J'étais le visage public de Terrae. Elle n'était qu'un visage parmi tant d'autres ici, du moins le pensait-elle probablement. Alors pourquoi elle et pas quelqu'un d'autre, hein ? Ha, j'avais bien l'impression que mes pensées tournaient déjà en rond.

-Tu t'es montrée responsable et digne de confiance lors de cette mission que tu as menée. Tu as su garder la tête froide et prendre les décisions qui devaient être prises au bon moment. Te voici donc récompensée pour tous les efforts ainsi que le courage dont tu as su faire preuve lors de cette mission qui impliquait de nombreuses autres vies - des vies qui ont toutes pu être sauvées, grâce à toi.

Ariana, sois fière de toi.

-Nous partirons dans deux jours. Je te laisse me dire si tu souhaites que des personnes t'accompagnent à cette cérémonie. Ryu viendra avec moi, j'ai déjà contacté Aaron pour qu'il s'occupe de Daisuke et Riku pendant mon absence. Si tu as des questions, je suis là pour y répondre. Félicitations, Aria.

La Morphe n’est qu’une Morphe, paraît-il ; elle ne peut pas percevoir les émotions qui animent sa Directrice, ni comprendre ses pensées. Pourtant elle cherche dans ses yeux bleus des réponses qui la dépassent, l’engloutissent un peu. Elles ne sont pas si éloignées en âge, ou peut-être est-ce le sortilège des Masters — ou leur malédiction — que de le lui faire croire. Mais malgré cet âge si rapproché, on ne peut pas dire que leurs caractères puissent être moins opposés. Si sûre d’elle et calme, une aura de puissance contenue, une tranquillité qui n’a rien à voir à celle de ses amis Terres, mais qui le lui rappelle. Ca lui fait penser à Alice, au sourire si effacé depuis quelques mois, à sa tranquillité grave dans les moments qui le nécessitent.

Quand Hideko lui annonce qu’en effet, ils ne peuvent que difficilement refuser, et qu’elles seront les représentants de leurs alliés, Ariana ne comprend pas davantage. Il n’y a aucune réponse dans ses yeux, ni qui s’échappe de ses lèvres. Tout est confus, confondu dans les souvenirs douloureux laissés par cette opération fiasco d’il y a plusieurs mois. À quel point cette restitution de médaille est-elle politique, qu’est-ce que cela veut renvoyer à la fois à leurs alliés, et leurs ennemis ? Qu’est-ce que cela va signifier pour Terrae, si elle s’y rend, elle alors qu’elle n’est qu’une Etoile ignorante, simplement une volontaire comme une autre, malgré son implication ? Est-ce que Nicolas ne méritait pas plus cette médaille ? Ou Alice, ou Norah ? Ou même Nathan, blessé lourdement au combat ? Ou même encore, chaque membre, ou représentant de chaque équipe-…

C’est la panique, même quand Hideko la félicite et l’encourage, même quand elle lui explicite les raisons qui, selon elle, peuvent expliquer pourquoi cette lettre lui est aussi adressée. Pourquoi ces mots ont-ils si peu de sens pour elle ? Pas qu’ils n’ont pas de saveur, au contraire ; elle sent à nouveau ses yeux la piquer, et quelques larmes choir misérablement sur ses joues blêmes, comme à chaque fois qu’on lui dit qu’elle a été courageuse. Mais elle n’avait pas le choix, Hideko, c’est ça que vous ne comprenez pas. Elle n’avait pas le choix, sinon elle ne pouvait que mourir d’inquiétude et se laisser dévorer, là, dans sa chambre, en attendant que l’on sauve l’enfant qu’elle avait elle-même participé à mettre en danger lorsqu’elle l’a mise au monde.

Ca sonne tellement discordant, lointain, comme si on ne parlait pas d’elle. Tout le monde s’est montré responsable et digne de confiance, tout le monde a gardé la tête froide. Elle n’a fait que pleurer, est-ce qu’Hideko le sait ? Pleurer et jeter de la glace, et perdre du temps, et jeter ses amis dans la gueule des ennemis. Elle ferme les yeux et inspire, comme pour prendre ses images, les regarder en face, et les chasser d’un battement de cils humides.

—Ca n’explique pas-…

Elle se pince les lèvres, puis s’interrompt, la laisse finir. Dans deux jours… ah… Déjà. Elle en tremble presque. Elle peut être accompagnée… Est-ce que Nicolas…? Est-ce qu’il arriverait… Est-ce qu’elle oserait lui demander, ou est-ce qu’elle n’osera même pas le leur dire ? Ses mains se posent sur ses yeux alors qu’elle souffle, lentement, en imaginant la vague. Elle se remémore la sensation des pensées d’Alice, qui l’accompagnait dans la mer, après leur retour de mission ; ce moment qu’elles tentaient de construire pour que tout autour d’elles ne s’effondre pas. C’est comme si cette blessure n’était pas fermée, au final.

—Oui, d’accord. Est-ce que je peux vous redire ça… d’ici demain peut-être ? J’ai besoin d’y réfléchir, je ne sais pas… Enfin je sais pas si Alice et Nicolas auront envie de m’accompagner.

Mais peut-être que Tina pourra venir lui tenir la main, au moins jusqu’au moment où elle devra se tenir aux côtés d’Hideko pour la cérémonie ? Elle n’envisage personne d’autre à ses côtés, sans jugement, sans crainte. Juste là, sans pitié.

Elle s’humecte les lèvres, regardant cette fois ses mains posées sur ses cuisses.

—Merci… pour, euh, les encouragements.

C’étaient des compliments, mais c’est pas grave hein.

—J’ai juste pas très envie qu’on me félicite d’avoir tué des gens.

Elle s’appelle pas Ys.

—Ou alors que j’ai été la seule à pas être blessée dans mon équipe.

Elle souffle, cherche la vision du ciel par la fenêtre… C’est dur, soudain, d’exister avec ce poids.

—Mais c’est un honneur, alors je le prendrai comme tel… J’espère juste qu’on ne nous demandera pas un discours, je suis pas très douée pour ça. Pas pour ce genre d’occasion, en tout cas.

Le clown, elle sait faire, mais le reste, se montrer vraiment, telle qu’elle est, c’est impossible. Elle est une si bonne Morphe, après tout.

—Dites, Hideko… vous pensez quoi de tout ça ? Ce qu’il s’est passé, ce qu’on a dû faire ? Ce qu’on va peut-être… encore devoir faire, pour récupérer tous les enfants ? Parce qu’on les récupérera, pas vrai ?

C’est son cœur qui saigne si fort qui parle. Au fond, elle en a peut-être laissé un bout qu’elle ignorait sur place, dans ces souterrains. Ariana retourne son regard vers la Master, leur Directrice, comme pour la sonder, encore. Souvent, quand elle fait ça, ses yeux sont incroyablement fixes, intensément vides d’énergie et profondément débordants de mots.

—Je pensais que je serais soulagée une fois que ce serait fini… enfin, si on excepte le trauma et potentiellement la mort, aha, mais au bout d'un moment, on... s'habitue. Mais c’est jamais vraiment fini. Vous êtes jamais fatiguée ?

Je restais impassible face à Ariana.

Ca n'expliquait pas quoi ? Que tu sois celle qui soit choisie pour représenter tes camarades ? Tu étais la cheffe d'équipe de cette mission. Tu représentes symboliquement l'ensemble de ton équipe. Equipe qui a sauvé des vies. Et non qui en a prises. C'est ça que l'Histoire retiendra.

La mort d'autres personnes est quelque chose de très difficile à porter. On finit par ne plus voir que ça, en dépit des autres vies que nous avons sauvées. Et bien que personne ne puisse décider de qui doit vivre ou mourir... Il nous faut rester objectifs. Ces vies ont été prises pour en sauver d'autres. Parce qu'il n'y avait pas le choix. Parce qu'ils s'étaient mis dans l'impasse en posant tous ces explosifs, et qu'ils ont récolté ce qu'ils ont semé...

C'est moche. C'est très moche de réduire la guerre à ces paroles si faciles à penser, si faciles à prononcer. Mais c'est ce que nous sommes obligés de faire. Pour le bien psychologique de tous ces terraens qui sont partis en mission.

Ce ne sont pas des civils qui sont morts. Nous n'avons malheureusement pas tué des personnes innocentes. Ce sont des personnes qui ont fait le choix de lutter contre Terrae. Ce sont des personnes qui ont pris la décision de s'attaquer à nous. Nous avons tenté de nombreuses fois la méthode diplomatique. Cela s'est soldé par des enlèvements.

Alors non, je n'oublie pas les victimes collatérales. Celles qui meurent en luttant pour cette cause parce qu'ils ont été endoctrinés. Qui meurent parce qu'on leur a apporté des modifications que leur corps n'a pas supporté. Qui meurent parce qu'ils ont été enlevés. Mais ce que nous essayons de faire, c'est pour eux. C'est pour éviter que ces situations se reproduisent encore et encore.

Il n'y a pas de noir ou de blanc dans la guerre. Il n'y a que du gris. Mais quelque part, même moi je tente de me rassurer en me disant que nous sommes un gris plus clair que celui du Centre.

Et c'est seulement en gardant la tête haute que je peux aider et accompagner ceux qui continuent encore à douter.

-Ne t'en fais pas. S'il faut faire un discours, je m'en chargerai. Je ne te laisserai pas te mettre dans une situation embarrassante si cela te met mal à l'aise.

Je posai un regard doux sur la jeune femme.

-J'attends ta réponse, dans ce cas. Et, Ariana. N'oublie jamais que tu as également sauvé des vies.

Tu n'as pas fait qu'en prendre.

La jeune Morphe me questionna ensuite sur ce que je pensais de tout ça. Je ne pus que laisser un mince sourire, perdu entre lassitude et gratitude, se dessiner sur mes lèvres. Lassitude de reproduire ces schémas qui ont détruit le monde humain depuis sa création. Gratitude d'avoir pu accueillir des personnes aussi formidables qu'elle au sein de cet Institut.

-Je pense que c'est très triste. Je pense que ce n'est pas juste que vous deviez souffrir autant pour accomplir quelque chose qui vous paraît, justement, juste.

Je pense aussi que l'espèce humaine est triste, et, parfois, je souhaite aussi que Terrae n'ait jamais existé, que les pouvoirs ne soient jamais apparus, et que vous ne vous soyez jamais retrouvés ici. Mais ça, je ne te le dirai pas, Ariana, parce que je sais que toi, la seule chose à laquelle tu te raccroches, c'est à Terrae, justement, et tout ce qu'elle englobe avec elle. Les rencontres, les amis, le nouveau départ...

-Il y a des jours où je suis fatiguée, et où c'est difficile de continuer à prendre les décisions qui nous semblent être les bonnes. Mais c'est ainsi qu'est faite la vie. On pourrait passer des journées, des semaines, des mois et des années à regretter que des pouvoirs soient apparus sur Terre, attisant la curiosité mal placée et engendrant des expériences malvenues. Mais regretter n'apporterait rien. Les pouvoirs sont là, Terrae est là, et maintenant il faut continuer à avancer. Ces enfants n'ont pas demandé à être enlevés et à subir ça. C'est notre responsabilité de les tirer de là... Parce que c'est avec Terrae que sont nés les pouvoirs. C'est, indirectement, nous qui les avons mis dans cette situation. C'est donc à nous de les en tirer.

Les épaules d’Ariana s’affaissent quand Hideko la rassure, et lui explique qu’elle se chargera du discours. Ouf… Ca aurait été compliqué pour elle. Elle acquiesce donc et lui envoie un sourire tremblotant. Qui s’efface un peu, alors que ses yeux s’humidifient à nouveau et qu’elle les baisse vers les lettres posées sagement sur ses cuisses. Puis elle acquiesce, mécaniquement. Que peut-elle ajouter de plus ? Elle ne peut pas le nier, ce serait nier la raison-même pour laquelle ils sont partis en mission. Mais finalement, à quoi tout ça rimait ? Ne pouvait-on pas faire autrement ?

Les réponses de la Directrice la rassurent quelque peu, elle arrive finalement à la regarder à nouveau. Alors elle aussi fatigue, parfois. Ce doit être un rôle délicat, surtout qu’elle ne l’a pas vraiment décidé. Mais ses mots ravivent le feu éteint dans le coeur d’Ariana, cette chose qui ne pulsait plus vraiment depuis cet hiver, et qui la forçait à regarder ailleurs quand le sujet venait. La seule manière de le raviver, c’était par l’angoisse ou la colère, mais peut-être qu’elle pourrait puiser un peu dans sa détermination, pour lui en fournir un peu à son tour.

Ca s’agite en elle, et Ariana sourit, de ses yeux humides aussi.

—Parfois je doute. Mais je pense la même chose.

Elle sait pourquoi elle le fait. Elle sait pourquoi ça lui tient tant à coeur, elle sait même, aussi, pourquoi cela l’a tant remuée lors de sa rencontre avec Agate. Elle qui est si sensible à leur souffrance, voir que certains n’y prêtent même pas attention la dégoûte. Savoir qu’on ne peut considérer cela qu’avec froideur, qu’on ne peut que traiter sa famille ainsi, avec dédain, cela la répugne. Parce que partout, il y a ces enfants qui souffrent, et eux qui peuvent y faire quelque chose.

C’est naïf et candide, mais la petite Eau est persuadée que tous ensemble, ils pourraient changer le monde. Elle est rassurée de savoir que la Directrice pense la même chose. Elle est rassurée que ses amis aient ce même besoin. Elle comprend que sa loyauté n’est pas née dans le besoin de croire en quelque chose, mais dans la conscience de la profonde injustice qui traverse le monde.

—Je suis sûre qu’on y arrivera, tous ensemble.

Parce qu’ensemble, on est très forts.

—Merci pour l’échange, Hideko. Je… … Je me tiens toujours à disposition si vous avez des nouvelles des amis de Lola.

Elle n’est pas encore aussi résolue que cela, mais la flamme s’est ravivée. C’est déjà bien suffisant.

Après la cérémonie, elle reviendra probablement voir Hideko pour lui dire qu’elle souhaite repartir en mission, qu’elle se tient disponible. Et petit à petit, certainement, elle reprendra confiance. Pas forcément en elle, mais en eux tous.

Je hochai doucement la tête en réponse aux paroles d'Ariana, un léger sourire s'installant sur mes lèvres. Nous y arriverons oui. Je ne peux que l'espérer, pour toutes ces personnes qui ont déjà perdu la vie à cause de ces conflits. Pour celles aussi qui subissent ces conflits sans l'avoir choisi.

-Je te tiendrai informée.

Les recherches avaient déjà repris, très rapidement après les retours de mission. Nous avions analysé les informations que nous étions parvenus à récupérer, réfléchi aux lieux sur lesquels il nous semblait important d'enquêter. Mais les brouilleurs et nos effectifs réduits ralentissaient la démarche ; et il fallait aussi continuer à s'occuper des personnes qui ressentaient le Vide. Il fallait les récupérer, ou couper leur signal avant que le Centre ne vienne les récupérer.

Deux jours plus tard, nous partions avec Ariana, accompagnées des personnes à qui nous avions proposé de venir avec nous. La cérémonie, solennelle, se passa sans encombre. C'était de ces instants dont on ne savait que penser ; ces instants qui nous renvoient en pleine face tout ce qui s'est passé, mais où nous sommes remerciés. Ces instants que nous n'apprécions pas trop, trop formels, trop médiatiques, mais qui nous semblent tout de même nécessaires ; qu'aurions-nous pensé si ça n'était pas arrivé ? Quelque part, cette cérémonie remerciait Terrae d'exister, et nous avions bien besoin de ça.

Grâce à la téléportation, le temps passé sur place fut court. A peine commencé qu'il se terminait déjà, et que nous retournions à nos vies respectives, à nos préoccupations habituelles. Une cérémonie comme bloquée dans un espace-temps, et à présent, la vie reprenait son cours.