Je vais juste pas y arriver.

C’est un constat, une affirmation. Je ne vais pas y arriver. J’regarde ce foutu trottoir entre quatre yeux, est-ce qu’il a toujours été là ce connard ? Oui j’ai envie de l’insulter, et oui il a toujours été là. Chaque jour j’livre bataille avec lui en rentrant de la bibliothèque. Depuis des années.

Aujourd’hui ce n’est qu’un jour de plus. Je le regarde. Il me regarde. Ce n’est plus un trottoir, c’est un gouffre infranchissable. Il faut que je penche mon fauteuil, que je gaine mes muscles.

Je ne vais pas y arriver.

A force de tirer sur la corde, elle finit par rompre. Mon corps me lâche, je suis en plein sevrage d’alcool. Normal. Sans doute. J’me fais perfuser deux fois par semaine. J’me nourris de compléments alimentaires. C’est dégueulasse. J’ai un putain d’escarre sur le cul. J’le sens pas, mais il inquiète vachement beaucoup mon toubib. J’dois faire changer les pansements tous les deux jours, manger hyper protéiné, boire pour pas fusiller mes reins et me me ménager.

LOL.
Me ménager.
LOL LOL LOL.
Genre avec un attentat on peut se ménager ?
Genre avec un gamin dans la nature on peut se ménager ?
GENRE AVEC DES NOUVEAUX TITANS TOUS LES MOIS ON PEUT SE MENAGER ?

Je suis bien trop fatiguée, je suis tellement épuisée. Entre les réunions, le stress, les réparations, j’sais même pas pourquoi je suis allée à la bibliothèque aujourd’hui. P’t’être parce que je voulais un peu de normalité dans tout ce merdier ? Retrouver un peu ma vie d’avant l’éclipse, d’avant que ce soit le bordel dans ma tête. D’avant de savoir qu’il était en vie. D’avant que tout se complique. J’inspire.

Le trottoir est toujours là.

Non mais vous savez quoi ? En fait j’vais pas rentrer, j’vais rester là toute ma vie. Genre fuck le monde, j’dors ici. J’suis bien. Fait pas encore trop froid, juste j’vais dormir une heure ou deux ett voir c’qui se passe ? Genre, j’aurais plus d’énergie après coup non ? Ouai, je sais que c’est un plan de merde, mais là très sincèrement, j’ai pas la foi de tenter de lever une de mes roues pour monter sur le trottoir, j’y arriverais pas, et j’risque de tomber. Hm dormir à l’horizontale par terre ça pourrait le faire finalement… Ouai non, mauvais bail.

Une interruption, je regarde de mes yeux cernés qui a pu m’adresser la parole. Ah. Lui. Akkiko, j’le croise pas souvent. En même temps j’pense pas qu’on fréquente les mêmes lieux, dans mes souvenirs il fait partie de ceux qui ont fait bloquer leurs pouvoirs, mais ça c’est une information random qui n’a rien à foutre dans mon cerveau.

« Oui s’te plait. »

Économie de consonnes et de voyelles, j’en peux plus j’veux juste m’affaler dans mon lit et n’plus m’réveiller. Sauf que bien entendu je ne dormirais pas, on le sait. Enfin non, moi j’le sais. La boule de stresse dans ma poitrine est bien trop importante pour que je me laisse aller au sommeil. J’inspire lentement. Faut p’t’être que j’dis quelque-chose ? Non, mais en vrai j’en ai pas envie, mais askip faut être sociable et dire merci… Puis prendre des nouvelles et tout.

« Merci. Tu vas bien ? »

j’préfère poser la question avant qu’on ne me la pose pour des raisons évidentes.

Humain lambda. J’sais pas pourquoi cette expression me saoule même si je comprends bien qu’elle n’est pas pensée à mal. Humain lambda. C’est en définissant ainsi ceux qui n’ont pas de pouvoirs qu’on prend le risque de se sentir supérieurs… C’est en faisant cela qu’on aura des problèmes. J’ai la flemme de lui expliquer. Peut-être n’est-ce pas de la flemme à proprement dire. Juste de la fatigue… Et dans l’fond j’pense pas qu’il ait voulu dire ça. Ouai bon il l’a dit. Osef. J’ai pas le courage de me lancer dans ce genre de débats.

« C’pas pour rien qu’les pandas sont en voie de disparition. Ils manquent de sommeil et du coup ils mangent des bambous qui leur file la chiasse et ils meurent. »

C’est de la logique. J’vous assure. Et oui c’est l’seul truc que j’ai trouvé à répondre parce que non là j’peux pas refuser son aide. J’aime pas ça. J’veux dire dépendre de quelqu’un d’autre. C’est relou et nul, seulement là j’peux pas prétendre que j’m’en sortirais seule. Erik, mon coloc-aide-soignant, travaille, il aide comme il peut quand il peut, mais on a décidé ensemble que je n’étais pas sa priorité quand j’étais ingérable. Pour ma défense, boire me permettait de supporter mes sentiments… Enfin non, de les amenuiser jusqu’à ce qu’ils soient supportables. J’ai abusé, maintenant j’prends des antidépresseurs. C’pas la même drogue, mais le même résultat.
J’comprends la comparaison, mais franchement j’suis pas une chef. Juste une ouvrière. Si j’étais une chef on serait actuellement en dictature. Genre ces cons de terre qui pètent TOUT à chaque changement de pouvoir seraient gentiment mis en isolement dans des tentes SANS PORTES jusqu’à ce qu’ils maitrisent leurs FOUTUS POUVOIRS. Pardon. J’crois j’ai besoin de sommeil. J’ai même pas eu besoin de dire à Akkiko qu’ce serait bien s’il me conduisait chez ouam, j’crois il l’a compris avec la blague sur les pandas.

Ah.

Tiffa n’est pas là pour m’accueillir. Quelque-chose ne va pas. Le portillon était fermé pourtant, elle ne s’est pas enfuie. Je suppose. C’est quoi ce pressentiment ? Mes mâchoires se crispent alors qu’Akkiko me pousse à l’intérieur de la maison.

La porte est ouverte, je ne ferme jamais à clef un ami pourrait avoir besoin d’entrer… Et puis quand je suis bourrée aussi c’est pas chouette. Les choses précieuses sont sous clef bien cachées. J’hausse un sourcil, pas de trace des chats non plus. Mon cœur se crispe… Est-ce qu’Erik est parti ?

J’sais que je suis particulièrement imbuvable depuis le début de l’éclipse, principalement parce que je ne peux plus utiliser mes pouvoirs pour égaliser mon humeur… ensuite parce que j’ai un gamin de huit ans qui a pour nounou le Centre, quelque-part, en dehors des grilles de ce foutu institut et que j’peux pas aller le récupérer pour l’instant. Parce qu’il y a 6 mois je pensais qu’il était mort. Parce que ma vie ressemble à rien.

« Ouai, non j’vais pas aller me coucher de suite. J’vais prendre un verre, tu veux boire quelque-chose ? »

Je propose par politesse, mais au fond même seule je sais que je prendrais de l’abscynthe. La fée verte sait se montrer réconfortante.

L’absinthe ? Un débouche chiottes ! J’peux pas m’empêcher de rire comme une idiote. Cet alcool a longtemps été interdit parce qu’on l’accusait de rendre fou, nombre d’artiste semblent avoir perdu l’esprit en en abusant. Je n’en abuse pas. Je n’en bois pas tous les jours, vodka et tequila sont bien plus adaptées à ma consommation… Mais j’avais envie de changement, si discret soit-il.

« Je ne pense pas qu’on vive à une époque raisonnable. » dis-je sobrement -pour l’instant- en refermant la bouteille. Le liquide émeraude luisant dans mon verre.

« J’ai d’autres choses à boire, tu peux te servir. » je désigne le frigo et le bar.

A lui de voir ce qui l’intéresse, mais tout est à disposition. Il trouvera sans doute ce qui l’intéresse et ce qu’il aime, que ce soit dans les sodas ou les alcool… Avec Erik nous veillons à toujours avoir de quoi recevoir nos invités.
Mon cœur se pince. Erik. Il est parti. Ça fait juste mal. Je sais que j’ai été un peu imbuvable ces derniers temps, mais pas plus que n’importe qui dans ma situation non ? Moi on n’m’a pas dit « Tu es un sorcier Ipiu » mais « Tu es une mère Ipiu. » et on a rajouté « et indigne de surcroît. » Je fais passer Terrae avant la chair de ma chair. Je n’ai pas leave the game pour chercher cette part de moi-même oubliée.

Je hausse les épaules, pourquoi ils me parle de l’attentat ? Genre c’est sorti de nulle part. J’essaie de comprendre, attends il croit que je bois parce que je suis traumatisée par l’attentat ? Sérieusement ? Mais en fait non ? Genre, juste non ? Pourquoi un attentat me perturberait. Non, c’est lui que ça doit perturber en fait, c’est plus logique je crois. Genre, s’il en parle c’est qu’il a besoin d’en parler et qu’on le rassure comme beaucoup de jeunes ici. Bien qu’il ne le soit pas tellement. Jeune j’veux dire. Il est plus âgé que moi je crois. J’en suis pas certaine cela étant.

« Tu sais, les voyants font des recherches, les masters mènent l’enquête. On est de plus en plus vigilants quand au transport et stockage des cristaux, l’incident qu’il s’est produit ne devrait pas se reproduire. »

Oui, bon d’accord en théorie pas théorique, on est quand même en période risquée. Genre on est de moins en moins aimés dans l’monde j’crois, et ça fout un poil les boules mais c'est comme ça. On fait avec.

J’ai l’air préoccupé ? Ah. Ouai. Sans doute. Je termine cul sec mon verre d’absinthe et ça m’arrache à moitié l’oeusophage. Ouai non, j’suis pas préoccupée pourquoi il se dit ça ? Sérieusement ? Tout va bien, j’bois un verre pépouze dans ma maison après une journée de travail lambda. Erik n’a pas du tout quitté la maison emportant ses animaux de compagnie. J’ai pas un fils. Tout va bien.

« Ah non tout va bien. »

Je me ressers un verre, c’est dégueulasse mais sérieusement qu’est-ce que ça fait du bien quand ça commence à monter à la tête. Enfin, ça monte pas assez vite pour que je ne capte pas le saut de l’ancien militaire. Et après c’est moi qui suis perturbée ? A d’autres ! Non mais sérieusement, pour le coup pas besoin d’être sensitive pour comprendre.

«  Si tu veux éviter des mines il y a le jardin, Tiffa a du en laisser avant de partir. »

Ok. Pas la plus intelligente des choses que j’ai dite. Sérieusement pas la plus intelligente. Bon c’était un peu drôle quand même. Ok c’était ouf mais c’est sorti tout seul. J’préviens j’assure pas les pots cassés, s’il se met en PLS dans un coin j’vais quand même dormir.

Comment il abuse des références, je le regarde avec calme. Heureusement que j’ai mes côtés un peu geek aussi, et que le Seigneur des Anneaux reste un de mes classiques.

« C’est gentil mais ça va vraiment. J’suis juste claquée par mon taf, j’passe mon temps à utiliser mes pouvoirs pour réparer tout et n’importe quoi. »

Ouai. Si ça reste crédible. Sérieusement, j’ai pas envie de déballer ma vie, il est mignon mais en fait non. J’ai pas envie d’en parler. C’est bon. C’est déjà assez relou. Erik est parti. Je fuis le mec que j’aime. J’fais de la merde à fond les ballons.

Et sérieusement ? Ce trottoir me fait toujours aussi peur malgré des années. Combien de fois je me suis ramassée et j’ai du attendre de l’aide dans cette foutue ruelle ? C’est pas tous les jours facile, en fait ça ne l’est jamais. Tous les jours, sur tous les trajets, je me demande ce qu’il peut mal se passer et tous les jours je continue à me foutre des coups de pieds au cul pour ne pas rester paralysée sur place à me lamenter. Là c’était qu’un jour où j’étais fatiguée de me forcer.

« Et l’alcool ça aide à dormir, c’est pas le mieux mais c’est pas le pire. »

Ce n’est qu’une partie de la vérité, mais vous savez quoi ? La vérité je l’encule.