Ok, j'crois que je ne suis vraiment pas habitué à ces gens beaucoup trop gentils. Parce que non seulement il continue à s'excuser mais en plus il ne m'abandonne pas dans ma tentative ratée de détendre l'atmosphère. Alors qu'il n'y a rien à sauver et qu'il ne peut que s'enfoncer avec moi. Et du coup je ne sais absolument pas comment je sius censé me comporter avec ces gens là ! D'habitude je suis suffisamment insupportable pour ne pas avoir à chercher une réponse mais là... Ouais, le boulot quoi.

Je tente un nouveau sourire, me rendant bien compte de l'effort fourni (mais ce n'est franchement pas dans mes habitudes et le résultat est donc largement discutable) en essayant d'oublier ce passage désagréable. Aller, il suffit que je me concentre sur ce que j'ai à faire. Mais évidemment, ce n'est pas aussi simple et ce n'est pas du tout le suite du programme de mon patient qui tourne en boucle dans mon esprit.

Et j'ai beau faire ce que je veux, impossible de ne pas penser à tout ce que je voudrais justement qui ne se fraye pas un passage jusqu'à l'esprit de Matheo ! Bien sûr que je comprends immédiatement le problème quand il fait un mouvement de recul, visiblement étonné par quelque chose qui ne m'apparait pas. Et le voir subitement virer au rouge pivoine m'ôte tout doute qui pourrait subsister. Et en plus le voilà qui recommence à faire preuve de cette espèce de bonté insupportable !!

- "Ici c'est moi le toubib et toi le patient, n'essaie pas d'inverser les rôles. Si j'avais besoin de soins, je suis assez grand pour savoir où les trouver !"

Un ton beaucoup plus abrupt (et plus naturel pour moi) que celui que j'employais jusque là avec lui, je m'en veux immédiatement de m'être laissé emporter. Mais entre tout ce bordel de télépathie et cette empathie que je ne suis vraiment pas habitué à gérer, je ne sais pas comment répondre. Au moins, on dirait que me mettre en colère a permis de stopper tout ce flux de souvenirs qui défilait dans mon esprit. Je pousse tout de même un léger soupire avant de m'empresser d'ajouter quelques excuses.

- "Hum, j'suis désolé, c'est sympa de proposer hein mais... On va déjà essayer de se concentrer sur toi, ce sera pas mal."

En plus, il analyse déjà ce qui vient de se passer... Oh merde, ce mec réussit vraiment à me mettre mal à l'aise. Et pourquoi est-ce qu'il s'excuse ENCORE après avoir très largement mis en évidence que cette fois c'est très clairement de MA faute ?!! Respire. Ne pas péter les plombs. Ne pas l'envoyer chier. Rester calme. Respirer. Je passe mes deux mains au niveau de ma nuque (signe évident de tous les efforts que je déploie pour rester maître de mes émotions) mais cette fois, je suis incapable d'esquisser le moindre début de faux sourire.

- "Mec... Ce serait plutôt à toi de flipper et de décider de te barrer. Et à moi de m'excuser pour ce que tu viens de voir. Pourquoi est-ce que t'arrives pas à t'en rendre compte ?!"

Ouais, bah j'ai beau faire des efforts immenses au quotidien pour tenir correctement mon rôle, là ça vient juste de dépasser mes limites. Non. Je ne peux pas faire semblant.

- "C'est vrai, c'est quoi cette manie de passer ton temps à t'excuser tout le temps et pour rien là ?! T'as le droit de dire c'que tu penses ! Comment j'peux savoir si t'es pas juste mort de trouille maintenant ?! J'ai pas envie de bosser avec un patient qui se sent obligé de quoi que ce soit ! Alors, si t'es pas à l'aise avec moi, tu devrais peut-être voir quelqu'un d'autre."

Et voilà. Quand je sens que les évènements m'échappent, je ne peux pas m'empêcher de faire appel à ma technique habituelle. Me montrer suffisamment désagréable pour inciter la personne en face à ne plus vouloir voir ma gueule. Dommage, je suis sûr que ça aurait été cool de bosser avec lui.

Je grimace un peu, rentrant la tête dans les épaules sous le coup de ses paroles, comme un enfant que l'on sermonne. Ce n'est pas très loin de ce que je peux ressentir actuellement. Il a raison, il est médecin, il sait bien mieux que moi s'occuper de lui et de ses blessures, surtout que je ne suis plus guérisseur. De plus, j'avais dépassé les limites, par curiosité ou par inquiétude je ne sais pas, mais j'avais passé la limite de ses secrets et je lui faisais clairement comprendre ce que j'avais vu. C'est normal qu'il réagisse ainsi. Je ne réponds rien à sa réprimande, je me sais en tort, il n'y a rien que je puisse dire pour me justifier. Quelle n'est pas ma surprise alors lorsque je l'entends s'excuser. Je relève le visage vers lui, dissimulant mal ma surprise.

-D'accord! Excusez-moi d'avoir franchi les limites, dis-je plus serein.

Ses pensées étaient à nouveau bloquées, je ne percevais rien de spécial, rien de clair du moins, si ce n'est quelques ondes assez confuses. Je m'efforçais de ne pas y prêter attention mais c'était clair dans ma tête : il bataillait à l'intérieur de sa tête. J'avais la sensation qu'il ressentait tellement de trucs à la fois qu'il n'arrivait pas à se décider sur ce qu'il devait ressentir. Peut-être que toute la situation devait profondément l'énerver aussi. Il savait ce que j'avais vu, on ne pouvait pas vraiment faire comme si, quoiqu'on puisse dire, puisque je sais et il sait que je sais. Et... j'ai l'impression que cela le gêne plus que moi ça ne peut me gêner. Ses paroles confirment mon pressentiment, alors que je sursaute en entendant sa voix. Plongé dans mes pensées, je ne m'attendais pas à ce qu'il parle. Et ses paroles... sonnent si familières à mes oreilles que, malgré moi, je ne peux retenir un sourire amusé sur mes lèvres.

-Parce qu'il n'y a rien à excuser. Vous n'avez pas à vous excuser pour votre vie ou ce que vous pensez.

A travers ses paroles, je retrouvais celles que j'avais si souvent entendu. La voix d'Allen revint dans mon esprit, celle de Ys aussi, les deux lors de notre première rencontre. Ils m'avaient fait la même réflexion que Tiago me fait de façon à peine masquée. Je m'excuse trop, je dissimule mes émotions pour ne pas le déranger avec...

-Vous me trouvez trop gentil c'est ça ?

Ys me l'avait clairement dit, Allen me l'avait reproché aussi, me disant que je me ferais "bouffer" tôt ou tard, Misao, Aoi, tous me l'avaient déjà dit à un moment donné. Ryu aussi. J'avais compris ce qu'ils avaient dit, tout en ne comprenant pas. J'étais gentil... ? Peut-être, cela en m'avait jamais préoccupé, parce que je ne me considère pas pour autant comme naïf. Les gens le voient comme une faiblesse, pourtant je n'ai jamais réussi à supprimer ce trait de mon caractère. Je peux aussi m'énerver, je peux aussi me révolter, je peux aussi réfléchir... Je suis juste... moi. Ce moi qui semble perturber et déranger Tiago si fort en ce moment. Voilà pourquoi je souris. Son attitude me rappelle tellement de monde, et je ne peux retenir une deuxième expression surprise lorsqu'il me parle de changer de docteur s'il me dérange.

-Obligé ? Voir quelqu'un d'autre ? Mais... pourquoi ? demandais-je très sincèrement.

Pourtant... Au vu de ce qu'il vient de me dire, je comprends que c'est surtout à cause de ce que j'ai vu. Il a peut-être peur que je sois effectivement mort de trouille et que je n'ose pas lui dire. Mon visage se détend, se fait plus sérieux mais en conservant ce sourire éternel attaché à mes lèvres.

-J'ai entendu des histoires bien pire que ce que j'ai pu voir dans votre tête Tiago. Certains de mes plus proches amis... ont eu une vie similaire à la votre. Je vous dis ce que je pense depuis tout à l'heure : je suis désolé de vous avoir gêné, ou peiné, et je n'ai pas peur, pas le moins du monde. Je suis... étonné oui, je ne m'y attendais pas, mais je ne vous juge pas, je n'en ai pas le droit et ça ne m'est même pas venu à l'esprit, dis-je avec douceur.

Nicolas... quand je repense à ce qu'il m'a dit de son passé, je ne peux m'empêcher de sentir des frissons me parcourir le corps tout entier, à essayer d'imaginer ce qu'a pu être sa vie avant Terrae. Ys aussi, avec sa fameuse bande peu recommandable. J'avais entendu des histoires atroces, des choses si éloignées de mon quotidien. Ces mêmes gens qui compatissaient pour ma vie alors que je la trouvais mille fois plus enviable que la leur. Mes amis avaient souffert, ils avaient trempés dans des choses pas claires... Je l'avais vécu avec Nicolas aux premières loges, après tout, ne lui avais-je pas sauvé la vie lors d'une de ses overdoses ? Une scène si invraisemblable pour le garçon que j'étais. Ce que je retiens de Tiago, ce seront plutôt les scènes... intimes que j'aimerais pouvoir oublier. Le reste n'a pas vraiment d'importance à mes yeux. Je me sens peut-être un peu triste pour lui, de savoir qu'une autre personne avait encore souffert en venant à Terrae. C'était tout le temps le cas c'est vrai... mais je n'aimais pas ça.

-Je suis sûr que vous ferez un excellent travail! Je ne veux pas d'autre médecin! Alors... si vous voulez qu'on arrête, ce sera à vous de me chasser, dis-je, gentiment mais fermement.

Il voulait que je m'impose un peu plus, voilà, je m'impose... si ce n'est le rougissement qui vient gâcher la tentative. Mon propre corps joue contre moi. Je fais comme si je ne remarquai rien pour ne pas m'enfoncer davantage et me tiens bien droit, attendant que le verdict tombe sur moi.

Si je le trouve trop gentil ? Je ne réponds que par un demi hochement de tête et une amorce de sourire entendu. Bien sûr que c'est ce que je pense. Il n'y a qu'à entendre ses propos. A faire comme si tout était de sa faute. Comme si j'avais parfaitement le droit de le désigner comme seul responsable. Et de le blâmer pour ça. Mais bon, vu l'état de mes connaissances en matière de gentillesse, il vaudrait mieux que je ne m'étende pas sur le sujet. En plus avec tout ça, j'oublie totalement la façon correcte de s'adresser à un patient et je reprends un vocabulaire beaucoup plus familier. Bah, de toute façon avec ce qui vient de se passer, je n'ai pas grands doutes sur le fait qu'il puisse effectivement préférer mettre un terme à ce rendez-vous sans plus tarder.

Dans ces conditions, je suis évidemment surpris par sa réponse. Son ton toujours aussi doux que ce qu'il montre depuis le début, comme s'il n'avait aucune difficulté à contrôler ses émotions. Ou comme s'il était loin de ressentir quoi que ce soit de vraiment désagréable. Intrigué, j'écoute sa réponse sans être sûr de bien comprendre au début. Pourtant c'est clair. C'est juste que je ne m'attendais pas à ça. Il réussi à m'ôter un certain poids dans la poitrine. Ce n'est pas parce que j'imaginais le voir partir que c'était pour autant la solution qui me plaisait le plus.

Je ne sais pas réellement quoi dire. Je n'ai pas l'habitude d'avoir ce type de personne en face de moi. Le calme, la compréhension, ce n'est pas ma cam quand ça touche à des sujets qui me concernent personnellement. Pourtant, quand il affirme que je devrais le chasser si j'espère le voir partir d'ici, je réussi à retrouver un sourire amusé avant de prendre une grande inspiration, essayant de faire le tri dans le méli mélo d'idées qui se chamaillent dans ma tête.

- "Eh bien, si t'es sûr de toi alors, on n'a plus qu'à se remettre au travail !"

Affronter les vrais problèmes quand je ne peux pas tout envoyer valser sans avoir à me soucier des conséquences, ce n'est pas dans mes habitudes. Alors ça m'arrange bien que Matheo fasse preuve d'une telle tempérance. Pourtant, je sens bien que je ne peux pas ignorer tout ce qui vient de se passer. Si je veux vraiment pouvoir clore le sujet pour de bon pour pouvoir me concentrer de nouveau sur le meilleur moyen d'aider le jeune homme à surmonter ses soucis de santé, il va bien falloir que je dise quelque chose à ce sujet.

- "Je... Suis désolé que t'aies eu à voir ça. Mais, au boulot, je sais faire gaffe. C'est juste... Un moyen de décompresser."

Erf, ça ressemble beaucoup à une tentative de justification ça non ? J'me dégoute tout seul. Enfin, je devais bien faire un effort après tout ce merdier. C'est fait. Alors maintenant je compte bien passer à autre chose !

- "Allez, la pause est terminée. Reviens me faire une série et je te montrerai un autre exo ensuite."

L'avantage, c'est que cet incident m'a permis d'être bien plus à l'aise. Non pas que je ne le sois pas naturellement avec mes patients, mais je m'efforce toujours de ne montrer que le visage du mec responsable que je suis censé être avec un tel statut. Et que je ne suis que lorsque je me trouve entre ces murs. De savoir que Matheo ne s'inquiète pas de savoir que je puisse me comporter bien différement une fois débarrassé de cette blouse blanche me donne l'impression d'être un peu plus libre. Ce qui est stupide, puisque je ne compte pas pour autant agir différemment, mais c'est plutôt agréable.

- "Du coup... Comment ça s'passe... ? Tu as vraiment perçu les images comme moi je les ai vues sur le moment ? Enfin j'veux dire, avec tes problèmes de vision, tu ne dois pas percevoir les gens et ton environnement de la même façon. Est-ce que là, c'était différent de comment tu vois les choses habituellement ?"

Bon ok, peut-être que je prends quand même assez vite certaines libertés.... Mais forcément que je me pose la question !

L'attente est longue, même si, objectivement, il ne prend pas tant de temps que ça à me répondre. Mais sans repère spatiaux, les repères temporelles sont tout aussi difficile à acquérir. Dans le noir, une seconde peut durer une minute. L'attente est d'autant plus longue si l'on sait que le reste de votre journée, et un peu de votre vie, se joue sur la décision de Tiago. Je n'aurais qu'à changer de médecin, certes... Mais il n'y avait pas de kinésithérapeute à Terrae, mon habituel étant parti en congé, il était le seul disponible et, pour être honnête, je l'aimais bien. Il était gentil avec moi, il me mettait à l'aise. Peu m'importait ce qu'il avait pu être, ou ce qu'il pouvait être à présent... ce n'était pas non plus un meurtrier. D'autant que mon inconscient me soufflait que je n'avais rien à craindre. C'est stupide je sais mais rien en moi ne me poussait à être prudent en sa présence, c'est aussi pour ça que j'étais détendu.

Sa réponse me détendit davantage et eut le mérite d'accentuer mon sourire, le teintant d'une joie sincère. Les choses allaient pouvoir continuer de se faire sans problèmes... sans trop de problèmes va-t-on dire car on ne sait jamais. Je hoche vigoureusement la tête lorsqu'il m'exhorte à reprendre, toujours le sourire aux lèvres.

-Super Tiago! J'arrive.

Je me rapproche à nouveau de lui, prêt à reprendre les exercices mais je m’interromps en l'entendant parler. Je tourne mon visage d'albâtre vers lui, légèrement surpris, puis les sourcils froncés. Je vois de quoi il parle, bien entendu. Je renvoie les jugement suis peuvent me venir au fond de moi, ne désirant lui coller d'étiquette. Ce n'était pas par malveillance de ma part, mon expérience m'avait juste quelque peu rebuté. Je revoyais encore Nicolas sur son lit... Et moi tentant de le sauver. J'y étais parvenu, mais il s'en était fallu de si peu. Je ne juge pas Tiago, il est grand, et ses raisons sont différentes de Nicolas, ça c'est certain, car celles de Nicolas avaient principalement trait à son pouvoir et ses émotions.

-Je comprends, j'ai confiance en vous... Un ami... un ami très proche a eu ce genre de problème et il en ai presque mort. C'est moi qui l'ai trouvé dans cet état... Je... Je vous crois capable de vous gérer. Promettez-moi juste de faire attention, de ne pas faire de bêtises.

Par bêtises, j'entendais celles qui le mettraient dans le même état que j'avais trouvé Nicolas. Je ne le connaissais pas, mais maintenant que je savais... je ne voulais pas qui lui arrive de mal, encore moins qu'il s'en fasse lui-même. Si c'était juste récréatif, quand bien même je n'approuvais pas, il en courrait peut-être pas de vrais dangers. Même si, j'admets avoir plutôt envie qu'il se soigne. Sauf que je n'ai pas le droit de lui dire ça, je ne suis même pas sûr que ce serait vraiment lui rendre service.

Je hoche de nouveau la tête quand il annonce que la pause est terminée et me remet ne position. Comme il me demande, je recommence à faire une nouvelle série et, étrangement, mon pouvoir ne fait plus de siennes. Je sens que je le maîtrise bien et qu'il ne se déclenche à tout bout de champ. Mystère. Je reste prudent malgré tout, gardant mes barrières bien levées et me concentre sur l'exercice, que je parviens (enfin) à réaliser sans trop vaciller. C'est assez étonnant mais j'ai l'impression que mon corps trouve seul des repères dans mon univers de ténèbres, comprends comment compenser ma perte de repères au bout d'un moment et me maintenir en équilibre. C'est plutôt gratifiant, je ne suis peut-être pas une cause perdue finalement... Ses questions interrompent mes pensées et je repose ma jambe au sol pour me tourner à nouveau vers lui. Nullement agacé, je lui offris un de mes plus beaux sourire, ravi qu'il se soit enfin détendu malgré ce qui s'était passé. Je craignais qu'il ne se renferme et ne décroche plus un mot.

- J'ai vu à travers vos yeux principalement... J'ai vos souvenirs comme vous les imaginiez, tels qu'ils étaient pour vous. C'était bien dans un sens, soufflais-je avant d'être pris d'un violent rougissement, pas ce que j'ai vu hein! Je ne parlais pas de ça! Je veux dire... Comme je voyais à travers vos yeux... j'avais l'impression... de voir de nouveau. Ma situation actuelle ne semblait plus compter.

Je repris une teinte normal, inspirant un grand coup pour remettre mes idées en place.

-J'en viens à penser que je devrais même vous remercier. Je ne l'avais pas remarqué sur le moment, mais grâce à vous, j'ai pu revoir quelques instants. Merci!

Une idée me taraudait cependant depuis cet interlude cinéma improvisé. Une question que j'avais depuis un moment sur le bout des lèvres, destinée à satisfaire ma curiosité mais qui allait le gêner, je le sentais. En même temps, tout l'était par ma demande, même si elle n'était pas si exceptionnelle de la part d'un aveugle. Le tout était d'en avoir l'habitude, ce qui n'est pas le cas de la plupart des gens.

-Je peux vous demander quelque chose à mon tour ? Est-ce que vous... accepteriez que je touche votre visage, pour savoir à quoi vous ressemblez. J'aimerais... j'aimerais beaucoup vous voir, dis-je en tortillant mes doigts, gêné de poser une telle question.

Je pourrais suivre l'énergie de son corps, de façon à avoir une idée claire de son visage et de sa morphologie, je m'y employais déjà d'ailleurs. Mais ce n'était pas aussi précis que le toucher, et l'éclipse avait rendu mon sixième sens plus tremblotant. Je percevais son énergie car il était proche, mais je ne le connaissais pas, son énergie ne m'était pas assez familière pour que je la capte bien en période d'éclipse.

Un léger rire m'échappe lorsque Matheo me demande de faire attention. A moins que ce ne soit l'emploi de ce terme. "Bêtises". Comme si ce que je faisais n'était pas si grave. C'est ce que j'ai cru très longtemps, mais grandir dans ce milieu ne donne pas nécessairement les bons repères. Aujourd'hui, je suis davantage en capacité de comprendre que mon comportement est loin de refléter la norme. Mais j'ai également appris à cerner mes limites et à connaitre les différents produits que je consomme. C'est probablement ce qui me permet de lui répondre sans avoir à mentir. Ou à m'énerver.

- "Maintenant que tu m'as dit ne pas vouloir changer de kiné, je ne vais pas te donner une raison aussi stupide qu'un arrêt pour voir quelqu'un d'autre."

Je pourrais ajouter que c'est courageux de sa part de s'être occupé de son ami dans un tel état. Ce n'est pas une expérience des plus agréables. Encore moins pour quelqu'un qui ne trempe pas dans ces emmerdes. Mais les mots restent coincés. Nan, ça ferait beaucoup trop. Je préfère donc me contenter de faire ce pour quoi on se retrouve tous les deux ici.

Et la suite de l'exercice se déroule très bien. Autant par l'absence de pouvoirs intrusif (du moins, s'il capte quoi que ce soit dans ma tête, il fait très bien semblant de ne rien voir) que par les résultats. Ce qui me rend assez heureux. Bah, je préfère voir mes patients réussir à gérer les exos que je leur file que l'inverse. Et puis, c'est important pour la confiance en soi. Mais j'amène bien vite le sujet à dévier de nouveau. Mais davantage comme je lancerais une discussion classique avec l'une des personnes qui passe par cette salle. Même si le sujet est un peu moins banal lui.

J'acquiesce à son explication. Je ne sais pas exactement ce que ça fait d'être télépathe, par chance je n'ai pas à eu à expérimenter ce pouvoir, mais s'il s'agit d'un transfert de pensées, alors je comprends qu'il n'y a pas besoin d'avoir des yeux opérationnels pour que les images s'affichent correctement. Ce qui semble effectivement être le cas d'après ses dires, qui réussissent de nouveau à le faire rougir. Bien sûr que je me doute quel genre d'image doit provoquer cette réaction, mais ce n'est pas comme si ça me dérangeait.

- "T'as pas vraiment à me remercier.... Tu sais, à la base je n'avais pas du tout l'intention que t'aies accès à ces pensées là..."

Oui oui je sais, et c'est exactement pour ça qu'il les a perçues aussi nettement, j'ai capté. Par contre, sa demande suivante réussi à me laisser interdit de nouvelles secondes. Qu'il touche... Mon visage ? Ok, c'est hyper chelou. Oui, même avec l'explication qui vient avec ça reste méga gênant !! Nan mais je ne me métamorphose pas non plus en gentil docteur empathique et prêt à tout pour ses patients quand je suis en service ! Et cette demande vient largement flirter avec mes limites.

- "Si tu t'en sors bien sur le dernier exercice qu'il nous reste pour aujourd'hui, peut-être que je te laisserais faire."

Une façon de gagner un peu de temps, oui. Non mais parce qu'en fait, s'il veut vraiment savoir à quoi je ressemble, je pourrais aussi peut-être me mater dans un miroir et retenter ce transfert des pensées.... Ce serait pratique non... ? Rah, pourquoi faut que ça me perturbe en plus ?! Parce que je sais bien qu'il est tout à fait en droit de me demander une telle chose après tout ce qui vient de se passer. Donc, ça m'emmerde.

Alors comme je le fais depuis le début, je me reconcentre sur mon rôle de kiné pour éviter de repenser à ce qui me gène. Je guide donc Matheo jusqu'à l'une des barre de soutien latérale qui se trouve contre le mur, pour lui permettre de se stabiliser au besoin pendant l'exercice. Quelques mouvements très classiques de la jambe, montée de genoux (lent et en statique évidemment....), ramener en bas, levé de jambe vers l'arrière, de nouveau en bas puis montée latérale extérieure, à répéter plusieurs fois. Un simple renforcement musculaire qui permet en même temps de travailler son équilibre. Eh, ça se mérite de pouvoir poser ses mains sur mon visage !

J'acquiesce, souriant à demi. Il ne l'a pas dit clairement mais je prends ça comme une promesse de faire attention. Je ne le connais pas, alors je ne peux pas être totalement certain, pourtant, je décide de lui faire confiance et de croire en sa parole. Même là, je ne saurais vraiment expliquer pourquoi je le crois si facilement, peut-être à cause de ce que j'ai vu. Ce n'était pas plaisant, mais pas plus horrible que ce que j'ai déjà entendu à Terrae, et puis... sûrement à cause de son côté professionnel, je ne pouvais me résoudre à le considérer comme mauvais. J'étais trop gentil encore une fois... Mais ça ne me déplaisait pas, tant pis si je me trompais!

Il refuse mes remerciements, arguant le fait que ses pensées n'étaient pas destinées à être lues à la base. C'est vrai, il marque un point. J'ai conscience de pousser l'affront un peu loin, mais en même temps, je souhaitais, encore une fois sans savoir pourquoi, vraiment qu'il comprenne ce que j'avais pu ressentir et à quel point je pouvais lui en être reconnaissant. J'essaierai juste de ne plus violer sa vie privée pour avoir encore un avant-goût des couleurs et d'une vraie vision.

-C'est vrai, excusez-moi. Mais je vous en suis tout de même reconnaissant.

Il me propose ensuite un défi pour être autorisé à lui toucher le visage. Bouche bée une seconde, je referme bien vite la bouche pour acquiescer à nouveau, lui offrant cette fois une sourire lumineux.

-D'accord, je vais faire de mon mieux dans ce cas.

Je sais qu'il a dit "peut-être", mais dans tous les cas, je ne pourrais jamais savoir si cela se fera si je ne fais rien, si je ne réussi pas dans un premier temps les exercices... qui s'avèrent plus techniques que les premiers. Je sens la barre latérale sous mes doigts alors qu'il m'explique les montées de genoux, avant et arrière, puis sur les côtés, dans le but de fortifier un peu mes muscles. Je me dis surtout, au fond de moi, que ce sera un nouvel exercice d'équilibre périlleux, quoique je n'ai pas besoin de me pencher cette fois-ci. Inspirant un grand coup, je commence, d'abord très hésitant et tout doucement, les premiers mouvements, puis, au fur et à mesure de l'exercice, je prends un peu plus d'assurance. C'est plus technique, mais plus facile aussi que de se pencher dans le vide, même si quelqu'un vous retient. J'alterne mes jambes, arrivant de plus en plus facilement à remplir les exigences.

-Je ne sais pas si c'est fait exprès, mais je me sens beaucoup plus à l'aise sur ce genre d'exercice, dis-je, tout content.

J'avais l'impression de réapprendre à voler, lorsque je jouais avec la pression pour lutter contre poids et stabiliser mon équilibre, sauf que là, j'étais sur la terre ferme. La sensation était presque aussi plaisante toutefois.

-Alors ? J'ai réussi ? demandais-je, tout sourire.

Je n'osais pas lui demander s'il acceptait finalement que je touche ses traits pour avoir son visage en tête. Je préférais le laisser prendre les devants, quitte à ce qu'il refuse, je ne voulais pas que ce soit parce que je l'ai forcé. Ce doit être son choix après tout.

-Je peux vous poser une question ? ... Est ce que... est-ce que votre chez vous vous manque ?

La question paraît venir de n'importe où, j'en ai bien conscience. Pourtant, elle s'est faufilée toute seule dans mon esprit. Quand je repense aux images que j'ai vu, je me dis que tout ne date pas d'hier, et que, à la façon dont il en a parlé, particulièrement des drogues, ce doit être un habitué, pas un homme tombé récemment dans ce genre de trafic. Tout ça n'était pas nouveau pour lui. Deux idées s'imposaient à moi alors : ou bien il faisait cela pour supporter Terrae, pour supporter sa présence dans un lieu qu'il n'aimait pas ou bien parce que c'était déjà le cas avant et qu'il n'a pas changé ses habitudes. Honnêtement, je ne savais pas quoi en penser. J’espérais juste que ce n'était pas par tristesse...

Vue la tête qu'il me tire, il n'est peut-être pas habitué à ce qu'on n'accepte pas directement sa demande pourtant hyper bizarre de "toucher", soit disant pour avoir une meilleure image de ce à quoi on peut ressembler. C'est vrai que ce mec inspire facilement confiance et qu'avec son air innocent, on passe vite pour le méchant à lui refuser quoi que ce soit. Mais ce n'est pas comme si j'avais quelque chose à faire qu'on me colle cette image.

Et pourtant, il arriverait presque à me faire culpabiliser ! Nan mais c'est quoi cette réponse ?! "Faire de son mieux"... En plus ça me fait sourire... Bah, si ça peut le motiver, pourquoi pas. Et effectivement, il s'en sort bien. Après quelques essais à le guider, il enregistre vite les mouvements et fini par se débrouiller tout seul.

- "C'est plutôt pas mal. Si tu continues à ce rythme on va bientôt pouvoir t'ajouter quelques poids aux chevilles !"

Je prends un ton enjoué pour lui répondre. Non c'est faux, je n'ai pas l'intention de lui ajouter le moindre poids. Pas avant de nombreuses séances en tout cas. Mais je dois reconnaitre qu'il ne fait pas les choses à moitié et se donne les moyens d'y arriver. Ce qui est plutôt agréable. En revanche sa question suivante me prend de cours. Je ne m'y attendais clairement pas. Mais après mon petit numéro de tout à l'heure à lui reprocher sans fondement de ne pas être assez honnête dans ses mots vis à vis de moi, ce serait assez mal venu d'éluder sa question. Je laisse tout de même quelques secondes de silence s'installer, pas vraiment sûr de la réponse à apporter, avant de tenter de mettre les choses au clair.

- "Ouais. Il y a pas mal de trucs qui me manquent. La chaleur, la plage, et la musique aussi sûrement. Mais, il n'y a plus rien pour moi là-bas alors ça ne compte pas vraiment. Ici, c'est très différent et pourtant... On me fait même assez confiance pour exercer en hôpital t'as vu... J'imagine que ça compte."

C'est bizarre. Je sais bien que je suis toujours surveillé, mais jamais pendant des consultations. Jamais quand je me retrouve seul avec quelqu'un. Pourtant, des visites chez Hideko pour excès de violence, j'en ai fait quelques unes. Enfin de toute façon, je n'ai pas particulièrement envie de trop réfléchir à tout ça. Ni de poursuivre sur ce sujet.

- "Allez, on en a assez fait pour une première séance. Tu peux revenir t'assoir, qu'on fasse le point et planifie ton prochain passage."

Je crois que je commence à m'habituer un peu plus aux particularités de Matheo. Je n'ai pas vraiment besoin de réfléchir pour que ma main vienne doucement attraper la sienne, de sorte à pouvoir le guider correctement jusqu'au bureau où attend toujours son costume d'ourson. Mais avant de lui tirer la chaise correctement pour qu'il puisse s'installer plus facilement, je marque une légère pause.

- "Et, si tu veux... Savoir à quoi je ressemble, enfin, à ta façon, tu peux. Tu l'as mérité."

Ma voix se fait malgré tout hésitante. Eh, ça reste très bizarre ! Même si dans cet environnement, se montrer tactile est tout à fait normal, j'ai un peu l'impression que les rôles se retrouvent subitement inversés et ça ne participe pas à me mettre très à l'aise. Mais, il s'est montré être un patient tout à fait exemplaire alors et je n'ai pas franchement été irréprochable pour ma part alors, je peux bien faire un effort pour cette fin de séance.

Je marque une légère pause quand il parle de me mettre des poids aux chevilles. Je pensais qu'il plaisantait au début, surtout au vu du ton que prenait sa voix, mais je n'en étais sûr qu'à 65% autrement dit pas parfaitement. Je ne répondis cependant rien, de peur de voir mes doutes se confirmer. Jouer avec le vide était déjà une expérience suffisamment éprouvante en une séance, ce n'était peut-être pas nécessaire d'ajouter du stress supplémentaire ne imaginant tout et n'importe quoi, encore moins des choses qui, si ça se trouve, serait loin de la réalité. Après tout, je l'ai bien imaginé me faire faire du yoga... Je retiens en revanche, derrière cette remarque, la sensation de progresser vite. Je lui offre donc un grand sourire, en hochant la tête d'un air déterminé.

Après quelques secondes de silence, il finit par répondre à ma question. Je sens l'hésitation dans sa voix, pourtant il prend vraiment la peine de me répondre. L'attention me touche, il n'y était pas obligé. J'aime bien me représenter les lieux étrangers, des lieux que je n'ai jamais vu et que je ne verrai sûrement jamais de ma vie, des endroits que je n'ai connu qu'à travers des images ou la télé.

-Je ne suis jamais allé à la plage... Ce doit être bien.

Lorsque je voyais encore, j'avais vu des films, des émissions, voire de nombreuses images et cartes postales qui montraient la plage. Ça donnait envie lorsque l'on voyait tous ces gens s'amuser. Tiago, lui, était visiblement né dans un environnement similaire, pas loin de la plage, comme Adonis. Ils étaient plus chanceux qu'ils ne l'imaginaient... Sa remarque suivante, comme quoi on le laissait exercer à l'hôpital me tire un doux sourire.

-Bien sûr que ça compte! Mademoiselle Honda doit vous juger plus fiable que vous ne semblez le penser, dis-je avec douceur.

En tous cas, malgré les images que j'avais vu: sexe, drogue, violence... Je ne me sentais nullement en danger. C'était la première fois, depuis que j'allais chez le kinésithérapeute à Terrae, que je travaillais aussi efficacement et ce n'était que la première séance. Je suis ravi, plutôt fier de moi, des sentiments que je ne pensais pas éprouver dans un cabinet médical, encore moins à l'hôpital. J'y allais si souvent que ça en était lassant, je détestais les hôpitaux. heureusement qu'il y avait des gens que j'apprécie qui y travaillaient! Puis il annonce la fin de la séance, et je relâche mon corps avec un profond de soupir de contentement. Je ne suis pas courbaturé, pas vraiment, mais je sens que j'ai utilisé mes muscles, et d'une façon nouvelle, dont je n'ai pas l'habitude. C'est étrange mais étrangement satisfaisant aussi. Alors que j'essaie de repérer la direction dans laquelle il part, je sens sa main qui prend la mienne pour me guider, spontanément. Un nouveau sourire éclaire mon visage, que j'essaie de rendre plus discret pour ne pas le gêner! Il s'est habitué... et j'étais sûr qu'il avait bon coeur au fond. Tout professionnel qu'il soit, c'est en voyant une personne en traiter une autre, surtout quand elle lui est inférieur qu'on peut commencer à la cerner. J'ai découvert de drôles de choses sur lui, certes, mais j'aime ce que je vois à présent. Enfin, "voir".

J'allais m'asseoir lorsqu'il me rappelle notre marché. Je tourne mon visage en direction de la voix, me repérant à son énergie, et lui offre un visage neutre. Je sens qu'il n'est pas très emballé par l'affaire. Un peu penaud, je décide de prendre les choses en main quelques instants.

-Je suis désolé Tiago... Je vais faire de mon mieux pour ne pas vous gêner et faire vite. Promis.

Je ne sais pas si ça suffirait à le rassurer mais je compte bien l'appliquer. Je me rapproche de pour pouvoir l'atteindre de mes mains et les pose délicatement de façon à entourer son visage pour en épouser la forme. je grave cette dernière dans mon esprit et commence ma peinture mentale. Pour tenter de le gêner le moins possible, je n'applique que le bout de mes doigts, pour dessiner ses traits, du moins j'essaye au maximum. Je fais une légère entorse à se principe pour le nez et les oreilles, car je ne pourrais pas les représenter sinon. Mon visage lui offre une mine concentrée, entièrement focalisée sur ma tâche actuelle, quoiqu'un sourire vient étirer le coin de mes lèvres de temps à autre, signe que je suis satisfait ou je parviens à me représenter correctement. Le froncement de sourcils montre ma difficulté à peindre une partie en particulier, mais cela ne dure jamais longtemps. Dernière étape, que j'accélère pour ne pas le perturber davantage, je passe mes doigts dans ses cheveux pour sentir leur texture et surtout leur forme. Ils ont l'air d'être dans tous les sens, moins souples que ceux de Nicolas, mais ils s'en rapprochent légèrement. L'examen achevé, je retire mes mains et me recule moi-même pour lui permettre de regagner son espace vital, que j'avais envahi en bonne et due forme.

-De quelle couleur sont vos yeux et vos cheveux s'il vous plait ?

La seule chose que, aussi doué avec l'air et les énergies que je pouvais être, je ne pourrais jamais retrouver. La chose que j'avais pourtant retrouvé à travers les images de son esprit. Je n'avais jamais réalisé à ce moment à quel point cela m'avait manqué.

-Oh... j'espère que je ne vous ai pas fait mal. Je veux dire... Excusez-moi si j'ai touché vos yeux ou une autre partie sensible.

On n'était jamais à l'abri d'une erreur.

- "Ça l'est."

Je réponds avec un sourire sincère mais... Ah bah non, il ne peut pas le voir. Ouais, je crois que c'est vraiment ce qui me manque le plus. L'odeur de l’océan, le bruit des vagues, des enfants qui courent sur la plage, le soleil sur ma peau humide, les grains de sable entre les orteils. Mais je ne risque pas de retrouver ces sensations avant un moment, alors il va falloir que j'apprenne à me contenter de l'air japonais. Pour ce qui est de Hideko en revanche... Je préfère ne pas répondre, c'est plus sûr comme ça. Je suis toujours autant incapable de savoir ce qui peut bien se passer dans  sa tête, mais tant qu'elle me laisse rester ici, ça me va.

De toute façon il y a maintenant autre chose qui me préoccupe. C'est probablement parce qu'on est juste nous deux, dans un cabinet médical et qu'il y a cette relation docteur-patient entre nous que j'accepte de faire un effort pour accepter sa demande. C'est à peu près sûr que s'il y avait des chances pour que quelqu'un le voit poser ses mains sur mon visage sans que je ne réagisse (avec des interprétations erronées qui en découleraient !) j'aurais refusé. Enfin, ce n'est pas pour autant que je suis super détendu.

- "Plus tu t'excuseras et plus ce sera gênant. Essaie plutôt d'avoir l'air un peu plus sûr de toi que je puisse au moins imaginer que t'aies bien l'habitude de faire ce genre de trucs, ce sera beaucoup plus simple..."

J'essaie de garder une voix aussi neutre que possible pour cette "recommandation" mais évidemment, le mécontentement dû à cet embarras ressenti réussi à se faufiler dans mes paroles. Je reste aussi immobile que possible, ignorant au mieux mes envies d'abréger de moi-même l'exercice en me reculant. Ou en me téléportant accidentellement... Je sens bien qu'il essaie d'être le moins invasif possible (et peut-être que je devrais lui en être reconnaissant mais je ne suis absolument pas en état de ressentir ce genre de sentiment là) mais je n'ai vraiment pas l'habitude de ces contacts. Même quand je suis avec une fille, ce n'est pas le genre de gestes qu'on échange, alors d'avoir un mec en face de moi... Bref, j'essaie de me dire que ça va vite passer et finalement, Matheo termine son exercice d'identification, libérant ma cage thoracique d'un poids inconfortable qui s'y était installé.

- "J'ai les yeux marrons. Ou, c'que certains aiment appeler noisette... Et, de base j'ai les cheveux noirs, enfin, j'viens d'Amérique latine tu vois, mais ça fait pas mal de temps que je les décolore régulièrement, donc ils se rapprochent plus du blanc."

J'essaie vraiment de faire comme si toutes ces questions n'avaient rien d'étrange. De me mettre à la place de quelqu'un qui n'y voit rien. Mais ce n'est pas un exercice auquel je suis habitué alors il faudra se contenter de ces réponses, sans entrain particulier.

- "Ça va, t'inquiète, j't'ai dit, arrête de t'excuser non stop. Enfin, j'espère que ça a pu t'aider un peu."

Hop, ce passage over gênant terminé, je ne m'éternise pas sur place et fait le tour du bureau pour m'assoir sur la chaise, oubliant au passage Matheo et son handicape. Bah, il était juste à côté de la chaise à destination des patients, à côté de laquelle son déguisement ourson l'attend toujours, il devrait bien réussir à se débrouiller. Je focalise mes pensées sur l'aspect purement médical de ce qui a pu se passer pendant cette séance pour prendre quelques notes sur le pc où s'affiche son dossier.

- "Hum, du coup, si ça te va, on se revoit la semaine prochaine, plutôt en début de soirée pour ne pas que tu sois embêté. Les petits exos qu'on a fait à la fin, si tu te sens motivé, tu peux les refaire chez toi, ça ne fera pas de mal. Est-ce que tu as des questions, ou n'importe quoi dont tu voudrais parler avant qu'on ne se quitte ?"

Ouais, ça fait du bien de retrouver ce simple rôle de kiné. Je me sens de nouveau beaucoup plus à l'aise !

Je fais mine de ne rien remarquer en sentant ses traits tendus sous mes doigts. Je retiens même le sourire qui voudrait étirer mes lèvres et, pour éviter de flancher et de le gêner davantage, j'abrège mon examen, recueillant tout de même les informations nécessaires. Une fois qu'il a répondu aux questions que je lui posais, mon sourire reprend sa place et agite doucement mes lèvres.

-Merci. Je vous vois maintenant...

Ses précisions quant à ses cheveux m'amusent beaucoup, surtout peindre au fur et à mesure le processus dans ma tête, en suivant la façon dont il me l'explique. Effectivement, son visage change quand même beaucoup avec ses deux couleurs... Je le garde pour moi mais, tel que je l'imagine, les cheveux blancs lui donnent un côté légèrement plus froid, plus inquiétant aussi, tandis que le noir de ses cheveux lui donnait un air plus... attrayant ? Je ne sais si c'est le mot adéquat. Moins effrayant en tous cas. Peut-être aussi parce que je suis influencé par la vision de Nicolas...

Je retourne m'asseoir, en tâtonnant un petit peu, écoute ses consignes avec attention, hoche la tête quand il mentionne les exercices; peut-être que j'essaierai de les reproduire chez moi... C'est moi qui ai voulu revenir, autant jouer le jeu jusqu'au bout. Peut-être que j'arriverais à trouver quelqu'un pour m'accompagner.

-Merci Tiago, pour vous arranger avec vos horaires. C'est vraiment très gentil à vous! Promis, je ferai de mon mieux.

Si j'ai des questions à lui poser... Je prends tout de même le temps de réfléchir, mais comme rien ne me vient, je préfère secouer la tête, mon éternel sourire aux lèvres.

-Ça ira! J'ai tout suivi!

Nous nous mettons d'accord sur un autre rendez-vous la semaine prochaine et, après lui avoir dit au revoir avec un certain enthousiasme, plus que lorsque la séance a commencée, et pris quelques minutes de son temps pour remettre mon costume, je me décide à rentrer chez moi pour le reste de la soirée. Je pense tout de même faire un coucou un Norah avant pour la rassurer, lui confirmant que tout s'était très bien et même que j'avais presque hâte d'être à la semaine prochaine pour poursuivre mon travail avec Tiago.