Précédemment

__–Direction les commerces de Terrae, donc. Bien entendu, la plupart des enseignes avaient sauté sur l’occasion pour vendre des articles divers et variés sur le thème saisonnier. Il avait été impossible d’y échapper, ces derniers temps. Karen avait dû laisser sa longue robe noire de velours, son maquillage rouge et sa couleur temporaire, qui lui donnait des airs de princesse gothique. C’est que, pour elle, Halloween était une occasion importante ; celle de montrer qui disposait d’une classe impériale et pouvait écraser de ses talons aiguilles quiconque aurait l’outrecuidance de se mettre sur son chemin.
__–Problème, ses partenaires de soirée à Fayetteville faisaient généralement trois têtes et trente kilogrammes de muscle de plus que le petit et frêle Minoru. Bien sûr, il y avait toujours la possibilité de le grimer en bossu et haillons, mais bon…
__–T’es un putain de malade toi. Nan, on va lui trouver un truc qui pète la classe sa mère.
__–« On t’met en quoi ? Y’a pas des trucs japonais un peu classe, genre des démons ou j’sais pas quoi là ? Avec les masques et tout genre ? »

Cela ne surprendra personne si je dis que Minoru n’a presque jamais mis les pieds dans les boutiques de Terrae, et il ne sera même pas nécessaire de mentionner que cela n’a pas été le cas ces derniers jours. Il avait ainsi pu échapper en grande partie à la frénésie marketing, et découvrir l’animation de la ruelle au moment même où elle atteignait son pic. Quand bien même il tentait de paraître mesuré, il put difficilement contenir son envie de tourner la tête dans tous les sens, pour observer le moindre masque, costume ou accessoire affiché en vitrine. Tant et si bien que la question de Karen le prit un peu au dépourvu.

« Euh… »

C’était… Vous savez, ce moment gênant où on a l’impression d’oublier jusqu’aux choses les plus élémentaires.

Heureusement, Karen demandait des masques, et il y en avait juste derrière elle, dans le magasin d’accessoires qui avait choisi de les faire figurer en tête de sa vitrine. Il commença à les pointer du doigt.

« Ici c’est un oni… » commença-t-il, en désignant un masque rouge, aux cornes noires et aux longues dents pointues qui dépassaient de chaque côté de la bouche.

Il lui pointa ensuite un kitsune (un masque renard qui, si bien assemblé, pouvait probablement rentrer dans le thème), puis un tengu, au long nez rouge caractéristique, en les nommant respectivement. Les autres masques, qu’il mentionna plus rapidement, étaient soit des dérivés, soit des inventions, soit d’autres yôkai plus méconnus. Et, bon, bien sûr, la rangée du dessous était occupée par des masques issus de mangas, de Disney, ou du folklore d’halloween occidental que Karen n'aurait aucun mal à reconnaître.

Toujours était-il que Minoru ne répondait pas vraiment à sa question. Il lui avait présenté la chose sans vraiment lui dire ce qui était classe, ni ce en quoi « on le mettrait ». Et puisqu’il y repensait, il se remit à marmonner, un peu mal à l’aise :

« Je n’en ai jamais mis, alors je ne sais pas si… »

S’il y a quoi que ce soit qui ne soit pas bizarre sur moi.
Sachant bien comment il risquait de finir sa phrase, il s'arrêta, se sentant coupable d'être si peu amusant. C'était sûr, Karen allait s'ennuyer.

« Et toi…, poursuivit-il pour essayer de détourner l'attention sur elle, qu'est-ce que tu veux mettre ? »

__–Karen écoutait d’un air distrait son compagnon. Elle se lassait quelque peu de sa présentation tout à fait dispensable, mais attendit tout de même un petit peu pour le couper. Je me demande ce qu’il avait bien pu faire pour mériter une telle considération.
__–C’te question, il est en train de crever de timidité, alors elle le laisse parler, déjà c’est pas mal qu’il ose.
__–« Oui bon bah ça va quoi ! Nan mais c’est bon on s’en fout t’façons t’as vu les autres là, c’est juste pas possible que t’aie le pire déguisement de tous. Tiens mate lui là, il est pas mal hein ? Avec ses cornes là. »
__–Elle avait, proprement, désigné un masque d’oni.
__–Et elle va pas le laisser dériver le sujet sur elle. Non mais, c’est trop facile p’tit gars, une chose à la fois, d’abord on t’fait beau !
__–« Ça t’botte tu pars sur ça ? T’sais quoi, je t’aiderai à payer. »
__–C’est qu’il y avait un enjeu de taille. Il aurait été hors de question pour elle de ne pas avoir un cavalier qui suinterait la classe par tous les pores et serait à même d’impressionner la galerie, surtout celles des arrogants vingtenaires croisés plus tôt, qui avaient osé ne serait-ce que suggérer qu’ils pouvaient être mieux qu’elle.
__–Ouuuuaaiiiiis y’a un p’tit autre chose mais c’est trop tôt pour le dire, uh uh uh.

Elle avait esquivé sa question.

Confus et débordé par sa propre imagination qui lui faisait entrevoir toutes les causes possibles (à commencer par le fait qu’il avait dit quelque chose de déplacé qui l’avait blessée), il fut légèrement désarçonné à sa proposition, à laquelle il n’avait, à vrai dire, absolument pas réfléchi.

Il s’approcha légèrement de la vitrine, assez pour observer l’oni de plus près et entrevoir l’impossible mélange que sa surface faisait avec son reflet. D’un ogre des montagnes, Minoru n’avait définitivement aucun trait.
Est-ce qu’il trouvait ça « pas mal » ? Est-ce qu’il le « bottait » ? Sans doute pas particulièrement, mais Karen avait plus de goût qu’il ne pourrait jamais en avoir. Elle savait ce qu’elle faisait, et il arriverait bien à voir les choses avec son regard, même sans le comprendre.

« C’est une bonne idée. »

Porté par ce qui risquait d’être un courant de naïveté si elle avait quelque mauvaise intention (ce que, dans ses rapports encore ambigus à l’adolescente, Minoru ne pouvait pas totalement exclure), il s’en remit donc à elle. Dans cela, il est important de comprendre qu’il n’y avait ni dépit ni anxiété, mais au contraire un sincère enthousiasme, à l’idée de découvrir avec ses recommandations le déguisement qui allait le transformer - peut-être même le rapprocher d’elle. En se retournant vers Karen, il ajouta :

« Merci. Je vais payer moi-même. »

Il lui montra quelques billets qu’il avait effectivement sur lui, avant d’entrer dans la boutique. Puis d’en ressortir, dans ce qui serait sans doute apparu comme un costume paresseux, de touriste prenant le premier masque vaguement japonais sans faire le moindre effort sur le reste.

« Alors ? » demanda-t-il, en essayant de faire en sorte d’aligner les yeux du masques avec les siens - ce qui ne faisait pas grand chose pour améliorer le tableau -, incertain et légèrement excité, si bien qu’on l’aurait presque vu trépigner.

__–Karen jaugea l’attifement de son camarade. Elle approcha sa tête, l’inspecta sous toutes les coutures, des pieds au cuir chevelu, du torse au dos, des mains aux orteils.
__–Non, ça n’allait pas.
__–« Hmm, ’manque deux-trois trucs. Tu vas être mon cavalier, il faut que tu aies la méga classe, t’entends ? La méga classe. »
__–Elle le prit par le bras. Passa entre les boutiques et commença, d’un geste de main expert, à sélectionner divers atours qui enjoliveraient, complimenteraient, agrémenteraient le masque et sa physionomie… peu impressionnante de son compagnon. Ce qui expliquerait le choix de tenues bouffantes au possible.
__–Tout d’abord, bien entendu, car elle avait vu au moins un film de sabre dans sa vie, des getas, avec des chaussettes noires à motifs de petits diablotins. Kitsch, mais adapté. Puis, le pantalon de kendo, noir lui aussi, le plus large et le plus long qu’elle eut pu trouver. Du XXL, à n’en pas douter, qui allait avec une ceinture à la boucle monstrueuse de laideur ridicule ; représentant elle aussi un diable oriental. Enfin, un immense imperméable, où on aurait pu mettre sans les serrer trois Minoru. Et pour accessoire, une espèce de gant griffu, comparable à celui de Freddy, des Griffes de la Nuit.
__–« Va en cabine et montre-moi le résultat ! »
__–Tu ne dis rien, toi ?
__–Naaaan, je savoure. Pour une fois qu’elle pense pas qu’à son cul !

La méga classe.

Karen ne l’avait pas vu rougir derrière son masque, mais elle l’avait certainement senti se reculer légèrement, alors qu’elle l’avait inspectée de trop près pour son bien. Évidemment, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle attendait de lui, et encore moins de pourquoi elle l’attendait de lui, alors qu’il n’avait - il en était certain - absolument rien de ce qu’elle qualifiait de cavalier.

Mais puisqu’elle ne lui laissait pas le temps de formaliser ses doutes, il se fit entraîner, à nouveau, là où elle l’emmenait. Dans un monde qu’il connaissait mal, où il la voyait assertive et décidée, où elle le transformait à chaque ajout qu’elle faisait à son accoutrement. Beaucoup de choses qu’il pouvait d’autant plus admirer qu’il ne les possédait pas. Beaucoup de choses qui réalisaient toutes les envies que cette soirée avortée avaient enterrée.

Elle ne l’avait pas vu rougir derrière son masque, mais elle l’avait certainement senti sautiller, se pencher légèrement d’intérêt tandis qu’elle pointait un vêtement en particulier, puis se tournait vers un autre qu'elle jugeait plus intéressant.
C’était peut-être bien la première fois qu’il s’amusait avec quelqu’un depuis le Vide. Ou depuis qu’il existait tout court.

L’euphorie ne faisait cependant pas disparaître complètement l’angoisse, et il s’y confronta soudainement, dès lors qu’il fut seul face à lui-même, dans la cabine d’essayage. Il se vit là, désenchanté, les bras chargés de babioles qu’il n’allait acheter que pour une soirée sans importance, et pour laquelle il se rendrait certainement ridicule.

Qu’est-ce que je fais là ?

La question ne trouva pas d’autre réponse qu’un silence angoissant, duquel il essaya de se détourner en regardant vers le sol. Puis en s’asseyant, légèrement recroquevillé sur lui-même.

Il était toujours incapable de se faire face. Incapable de se voir autrement que comme il était, laid et dégoûtant, frêle et inutile.

Porter un masque ne sert à rien, si on reste le même au fond.

Karen ne l’avait pas vu pleurer derrière le voile, mais elle l’avait peut-être senti crier en silence. Puis se mordre la lèvre, une minute plus tard, pour essayer au moins, pour elle, de mitiger la déception.
Elle avait pris la peine de choisir tout ça. Elle avait perdu son temps pour lui. Il devait au moins lui montrer le résultat, aussi douloureux que cela puisse être.

Encore quelques minutes plus tard, il ouvrit le rideau, lentement. Pour laisser apparaître un oni petit et tremblant, qui tenait à peine sur ses deux jambes mais le faisait quand même, avec le peu de courage qu’il avait réussi à mobiliser. Il avait fait de son mieux pour porter tous les accessoires correctement, quitte à s’y reprendre plusieurs fois, pour essayer d’en dégager une allure - celle du cavalier que Karen cherchait.

Mais en fin de compte, il n’y trouvait plus que celle du bouffon duquel elle rirait.

Il n’osa rien lui dire, et même pas la regarder, attendant la sentence qu’il pensait certaine.

HRP:

__–Ouuuuh la violence.
__–Ouaaaah aaaah aaaaaaaah j’ai mal à mon p’tit cœur.
__–Oui non parce que, je ressens tout ce qu’il ressent hein. Et vous savez le mieux ? C’est que Karen aussi. Il est excité, elle est excitée. Il est angoissée, elle est angoissée. Et bordel de merde, qu’est-ce qu’elle peut détester ça ! Ah ! Ça va la pousser à faire des choses qu’elle a pas l’habitude, ça.
__–J’en ai bien peur…
__–Tiens ben, typiquement, au moment où il sort de la cabine. Que là, sa, juste, sa peur en fait, est tellement dense qu’y a pas besoin d’être sensitif pour la sentir. Elle le regarde pas dans les yeux, nan pire, elle a un frisson, un frisson de ses morts qui la parcourt parce qu’il est mal, elle est mal, elle est mal qu’il ait mal, elle est mal d’avoir mal parce qu’il a mal, vous m’suivez ? Bref c’est la merde partout dans sa tête à tous les étages, plus rien ne va plus et OH MEUF QU’EST-CE QUE TU FOUS.
__–Hé bien, elle l’embrasse.
__–JE VOIS BIEN QU’ELLE L’EMBRASSE POURQUOI ELLE FAIT ÇA.
__–C’est toi le maître ès émotions, c’est toi qui devrait le savoir.
__–OUI NON MAIS D’ACCORD MAIS EN FAIT JE SUIS UN PEU TROP OCCUPÉ À LES RESSENTIR POUR LES ANALYSER LÀ LES ÉMOTIONS DE NIQUE SA MÈRE IL SE PASSE QUOI ET ÇA DURE EN PLUS SUR LA BOUCHE ET TOUT ZÉRO DÉCONNADE AU SECOURS.
__–Hum, comme mon collègue – infortuné que je suis de l’avoir comme tel – est en plein craquage nerveux, souffrez que je vous explique à sa place. Voyez-vous, Karen était étouffée par les émotions négatives du petit Minoru. Pour faire cesser cet afflux toxique dirigé directement contre son esprit, elle prit la décision, osée j’en conviens, de faire cesser immédiatement tout mal-être chez son compagnon.
__–« Oui bon bah euh. T’es très beau. ’faut un peu ajuster, c’tout. J’peux ? »
__–Première fois qu’elle lui demandait son autorisation. Il devait se sentir privilégié.

Plus de certitude dans l’attitude de Karen. Plus d’enthousiasme. Plus d’entrain.

Même s’il s’y attendait - et que son anxiété était quelque part soulagée d’avoir eu raison en prédisant le pire - ça faisait quand même un pincement dans le cœur. Du genre de ceux qu’on se détestait d’avoir, mais qui restaient bien accrochés et qui s’enfonçaient.

Alors qu’il se retournait à moitié pour aller tout de suite enlever son accoutrement avant qu’elle n’ait à lui dire de le faire, à commencer par ce masque risible, elle le prit par surprise.

Et le pincement fut éjecté d’un coup, en effet.

Éjecté par une gêne absolue, qui le tétanisa un instant. Et lui explosa au visage. Puis aux muscles. D’un coup, il bondit en arrière, jusqu’à heurter le miroir de la cabine. Puis s’avança d’un demi-pas, toujours interdit, une main sur la bouche.

Si Karen ne se prenait plus en pleine face le Vide béant par lequel Minoru s’était laissé happé, il devait au moins lui rester un sac de nœud envahissant, rempli d’émotions aussi fortes que contradictoires.

Déjà qu’il était incapable de verbaliser ce qui l’embêtait clairement, il n’eut même pas un début de phrase pour exprimer son égarement. Ne parlons pas de demander à Karen ce qui avait pu lui passer par la tête, ça aurait impliqué de déjà avoir une idée de ce qui se passait dans la sienne.

Karen elle-même ne fit rien pour arranger les choses, avec un « T’es très beau » qui y rajouter une couche, et ce même s’il n’avait aucune idée de comment l’interpréter. Ou plutôt justement parce qu’il n’avait aucune idée de comment l'interpréter.

Son dos rencontra à nouveau le miroir, puis glissa, jusqu’à ce que Minoru se retrouve plus ou moins assis sur le sol. Ce qui acheva de le débrailler.

Mais là, il le fallait.
Pour ne pas juste lui claquer entre les doigts.

« J.. j… j… »

Il reprit une inspiration. Essaya d’étirer un bras, comme pour tenter de faire un «stop» de la main.

« P-pastoutdesuite » bafouilla-t-il.

Et il remit sa façade d’oni, pas tant pour rentrer dans un personnage dont il ne pourrait être que l’opposé que pour créer un semblant d’intimité, après qu’un torrent la lui ait dérobée. Le seul intérêt du masque, peut-être.

Il lui faudrait bien plus d’une respiration pour se faire une idée claire de ce qu’il pensait, mais il devait, au moins, déterminer la réaction à adopter en attendant le moment où il le pourrait. Pour incommoder le moins de gens possible. Pour ne pas décevoir Karen plus encore. Pour agir, avant que le courage l’abandonne totalement, et qu’on l’ait sorti de l’abîme pour qu’il y tombe plus bas encore.

Encore un peu tremblant, il tâtonna pour trouver un appui, puis se redressa lentement, en manquant de trébucher plusieurs fois au passage.

« Désolé, je… »

Je ne comprends rien à ce qui se passe.

Elle ne sentit pas ces larmes-là. Elles n’étaient que des effets secondaires, qui relâchaient l’émotion là où il pouvait la cacher. Qui ouvraient les vannes juste assez, pour en laisser échapper aussi quelques mots.

« M-Même en ajustant, ça ne sera pas bien. »

Des mots d’enfant, qui ne devraient pas sortir de sa bouche. Qui, en essayant de tourner du pot, allèrent trop droit au but, et sans doute pas vers le but qu’ils auraient dû atteindre.

« Pourquoi tu ne veux pas y aller avec quelqu’un d’autre ? Il y en a plein d'autres... »

Des gens qui sauront être méga classes.

Spoiler:

__–Pas tout de suite. Non mais pour qui se prenait-il. Une jeune femme dix ligues au-dessus de la sienne condescendait à s’intéresser à lui, à lui parler, à aller jusqu’à l’inviter, lui offrait l’insigne privilège de sa présence et d’un contact physique et lui avait autre chose à répondre que se jeter dans ses bras, ou plutôt, cela siérait plus, à ses pieds ?
__–Ferme ta gueule. Là, vraiment.
__–Ouais, je vais reprendre la barre, hein. Bon alors, là Karen a l’air un peu, genre, pas déçue, mais… En… colère ? Quoi ?
__–« Tssk t’occupe là. »
__–Ah oui non d’accord, contre elle-même, oookay, je préfère putain, j’ai eu peur. Et même pas elle a la haine d’être allée en première base avec lui, mais genre… de pas avoir eu son accord, en fait. Hé, t’en as conscience de ça, au moins ? Que t’es méga vénère et que tu te détestes de t’être encore comportée comme s’il t’appartenait plutôt que de juste lui demander son avis ?
__–« Non bah euh. Écoute là. J’t’ai proposé en fait, merde à un moment là. Toi tu veux venir ou pas ? Et me ment pas genre ouaiiis naaan j’ai pas envie et tout, oublie pas que j’peux ressentir tes émotions qu’y a dans ta tête là. »
__–Elle appuya sur son front de son doigt. Oui, je suis de retour.
__–C’est comme les cafards, ça crève jamais vraiment…
__–« Tu t’amuses, j’le sais mec. Tu veux que ça continue ou pas ? »

Minoru avait écouté Karen en gardant la tête baissée.

Il était terriblement déçu de lui-même. Déçu de se laisser emporter pour de si petites choses, d’en faire souffrir Karen, et même de l’obliger à devoir le réconforter, alors qu’il n’en avait jamais fait autant pour elle. Déçu de s’être amusé, mais de ne pas l’avoir amusée un instant, et même de gâcher le peu d’entrain qu’elle aurait pu avoir. Déçu de lui faire - certainement - regretter la proposition qu’elle avait daigné lui faire. Déçu d’être bien plus hideux que le démon derrière lequel il s’était caché.

Déçu d’être lui.

Alors avouer qu’il s’était amusé, avouer qu’il voulait continuer, avouer qu’il voulait quand même être avec elle, c’était un peu dur. Tout en lui lui criait qu’il n’était pas à sa place, qu’il devrait partir, rentrer chez lui, rester seul et s’enrouler dans sa honte, en s’en voulant à jamais d’avoir cru pouvoir être transformé.

Il n’avait pas le courage de dire ce qu’il voulait, et encore moins celui de porter le poids de sa honte jusqu’à une fête où il finirait immanquablement par trébucher dessus - puisque c’était là qu’elle voulait les emmener. D’autant qu’elle lui avait rappelé qu’il était à nu, et qu’elle pouvait sentir tous les torrents qui s’agitaient sous sa peau, et que si elle le pouvait, Terrae regorgeait de sensitifs et de télépathes qui pouvaient en faire au moins autant.

Plus son angoisse montait, plus le monde lui paraissait effrayant et plus il se sentait complètement démuni. Et plus il se sentait démuni, moins il savait quoi dire, qui ne serait ni évident ni accablant.

Mais moins il savait quoi dire, plus il culpabilisait de laisser Karen en plan, et d’ainsi trop penser à lui alors qu’il devait penser à elle, et qu’il n’y avait bien que sa satisfaction qui devrait importer. S’il avait la moindre dignité à sauver, il devait tourner le dos à sa réflexion, et dire toutes les choses évidentes et accablantes.

« Oui mais… »

Ce n’était rien, mais c’était le résumé le plus efficace qu’il pouvait faire de tout ce qu’il pensait. Et puisque c’était aussi le seul qu’il pouvait faire sans retomber à nouveau, il enchaîna, après s’être redressé un peu, et avoir remis en ordre ce qui en avait le plus besoin - du moins sur sa tenue.

« Désolé… Tu peux. »

Il ne lui avait pas caché son envie, mais il essaya au moins de lui enfouir son appréhension… aussi vain que cela puisse être juste après avoir reniflé et passé la main sous son masque pour faire disparaître les preuves.

__–Gérer l’afflux des émotions intenses de Minoru n’était pas chose aisée.
__–Me trompe-je ?
__–Oh non du tout, même un peigne-cul comme toi pouvait le deviner ça. Oui bah forcément Karen là elle est un peu, genre… bah gavée et peinée quoi. T’sais genre elle en a marre et en a marre d’avoir marre.
__–« Okay. Allez, on fait le mien. Attends-moi là, je sais déjà c’que j’veux. »
__–C’est qu’elle n’avait pas perdu son temps à se contenter de choisir les vêtements de Minoru. Ses yeux s’étaient immédiatement portés vers une sublime robe noire – bien qu’au décolleté très plongeant –, des bottes à talons et des froufrous en plumes noires. Elle y ajouta des gants noirs et mettrait du maquillage pour pâlir encore plus son teint, un eyeliner rouge, des lentilles pour donner la couleur du sang à ses iris et de fausses dents de vampire. En un mot comme en cent, elle était impériale.
__–« Viens dans ma chambre, on va finir de se mettre bien. »
__–Uh oh.

Elle était déçue.
Encore.

Et en même temps, il était soulagé. Libéré du poids immense qu’était l’attention sur lui. Relégué au second plan, duquel il pouvait la regarder sans risquer d’être à nouveau confronté à lui-même.
Il pouvait en apprécier la légèreté, tant qu'il était encore trop embourbé dans ses émotions pour réaliser à quel point elles l‘enfonçaient dans une forme d’égocentrisme qui le pousserait - quand il la comprendrait - à se détester. Parce qu’il voulait faire plaisir à Karen en lui imposant sa propre vision de ce qui devrait lui faire plaisir, et parce qu’ainsi il se blessait avec, quitte à la blesser.
Enfin. Puisqu’il lui faudra encore du temps avant de le mettre en mot, contentons-nous de passer à la suite et, évidemment, à la réaction que vous attendez le plus.

À savoir, Karen qui invite Minoru dans sa chambre, deux minutes après l’avoir embrassé et lui avoir dit qu’il était très beau. Tout ça en lui proposant de se « mettre bien », dans le plus grand des calmes.

Il fallut d’abord quelques secondes pour que l’information monte au cerveau. Quelques uns de plus pour qu’elle soit traitée rationnellement, en tenant compte des différentes signification contextuelles et culturelles que le terme « se mettre bien » pouvait porter, et bien sûr en n’oubliant pas de privilégier l’hypothèse nulle qui suggérait que…

Ou pas.
Parce que, le temps que tout ça se produise, la phrase avait trouvé un raccourci.
De là était montée comme une fusée jusqu’à son cerveau. En foutant totalement le bordel sur son passage - s’il y avait encore du bordel à foutre, ce qui était incertain compte tenu de la soirée que Minoru passait.
Son pouls déjà vif avait bondi d’un cran, poussé par un cœur surexcité, tandis que ses mains déjà suantes et ses jambes encore tremblantes virent leur activité se décupler.
Et comme ça, il en avait conclu que Karen proposait de faire des choses indécentes.

« J-j-j- »

Il recula d’un pas et commença à agiter erratiquement les bras devant lui.

« J-jenesuispasprêtp-p-pourça »

Pas prêt pour quoi, il n’en avait aucune idée claire, mais quoi qu’il en soit, c’était. Beaucoup.
Trop.

Trop pour un gamin de 16 ans qui découvrait les relations. Trop pour un garçon qui n'avait jamais vu l'intérieur d'une chambre de fille. Trop pour un adolescent qui n'en était pas vraiment un, tant il n’avait jamais vraiment eu le temps d’expérimenter toutes les facettes de la puberté. À l'ouest autant qu'à l'est, il s’en imaginait à la fois trop et pas assez, mélangeait entre elles le peu de choses qu’il connaissait (incluant la drogue et l’alcool, tout autant que les romances de fiction les plus niaises qu’il connaissait, les deux de façon beaucoup trop caricaturale) et voyait défiler tant d’interrogations qu’il échouait à en verbaliser une seule.

Puis là, d’un coup, entre deux fantaisies, le raisonnement arriva à son terme.

Elle veut peut-être juste parler des tenues.

Minoru se raidit d’un coup.

Son masque glissa sur le côté, puis tomba, révélant un visage aussi rouge que l’oni auquel il ressemblait si peu.

Il avait rarement eu autant envie de mourir sur le champ.

__–Ah, c’est de la gêne, ça.
__–De la gêne ? Comment ça, de la gêne ? À quoi pouvait-il bien penser, ce petit… ce petit païen ? Il n’a tout de même pas osé pensé que Karen serait intéressée par lui ?
__–Tu parles, il pense qu’à ça. Je suis pas télépathe hein, mais y’a pas besoin d’être sensitif non plus, ’suffit de voir sa gueule toute rouge. D’ailleurs Karen remet le masque dessus.
__–« Euh nan mais ’faut se calmer hein, t’es grave pas mon type là. J’voulais dire qu’on va s’habiller comme il faut. Tssk là, ’faut arrêter de paniquer sur tout c’que j’te dis. Allez viens. »
__–Karen se rendit au comptoir et paya ses atours, non sans surveiller du coin si Minoru n’allait pas lui faire une crise cardiaque en plein magasin. Décidément, il faisait bien piètre allure, face aux capitaines d’équipes de football américain et autres athlètes qu’elle était bien plus accoutumée à avoir comme partenaire. Au moins avait-elle pris au final des talons plus petits que ce qu’elle escomptait. Avec le rehaussement que produiraient les getas, au moins Minoru serait-il à sa taille.
__–Oui alors, il raconte ça l’autre là, mais si Karen le mate, c’est pas que pour le surveiller. Hein. Si vous voyez c’que j’veux dure.
__–Que trop bien, hélas…

HRP :

HRP:

Heureusement pour la narration de Karen, Minoru n’allait pas faire une crise cardiaque en plein magasin.

Mais il allait rester figé un moment.

Et, à dire vrai, ne pas comprendre grand chose de ce que Karen allait essayer de lui dire. Seules les grandes lignes allaient chaotiquement se frayer un chemin, pour soulager la vague de panique.  

Fiou. Elle ne voulait rien faire.

Ses épaules se détendirent légèrement, et il s’autorisa même à détourner la tête pour se donner un peu d’air.

Même si une partie de lui aurait préféré qu’elle aille dans le sens de ses surinterprétations - non pas parce qu’il en avait envie, mais parce que cela lui éviterait d’être ridicule -, Minoru était franchement rassuré d’avoir eu tort. Ce soulagement ne traduisait pas plus un manque d’envie : il eut fallu pour cela qu’il envisage ne serait-ce que la possibilité d’être légitime à avoir envie, ce qui impliquait trop de conditions qu’il n’avait pour l’instant même pas la moindre idée de comment remplir.

Elles lui vinrent cependant en tête, quand il commença à reprendre ses esprits.

Qu’est-ce qu’il faut pour être quelqu’un qui intéresse Karen ?

La question tomba dans le nœud d’incompréhension dans lequel il était toujours embourbé. Plutôt que d’essayer de la repêcher, il essaya de répondre :

« O.. o.. oui.. » échoua-t-il à articuler, alors qu’il échouait également à marcher droit pour suivre Karen jusqu’au comptoir.

Sa main tremblotante se perdit dans ses poches, puis en extirpa quelques billets qu’il fit tomber dans le désordre sur le comptoir, sans même prendre le temps de les trier et de faire l’appoint - ce qui était particulièrement inhabituel de sa part. C’est d’un pas lourd et mal à l’aise dans ses getas qu’il suivit Karen.

Pas un son de sa part ne vint se superposer à celui de ces sabots qui se traînaient sur le sol.
La raison de ce silence était des plus simples : Minoru était épuisé.
Sitôt dissipé le stress, il recommençait à sentir la sueur accumulée, le poids de ses paupières, la faiblesse de ses jambes et la pagaille de sa tête, qui ne savait même plus dans quelle direction penser. Sitôt éloigné de la boutique, il en avait oublié la raison de leur venue et leur destination finale.

Il savait qu’il suivait Karen et qu’il était déguisé, et c’était à peu près tout. Toute information supplémentaire risquait soit de l’embrouiller d'autant plus, soit de le faire repartir dans une boucle de questionnement et d’angoisse. Alors, au stade où il en était, quoi que Karen lui raconte, et même si elle lui disait une chose absurde, il n’y répondrait probablement que par un hochement de tête, un bruit nasal à l’interprétation ambiguë ou des petits mots décousus.

Bon, pas sûr qu’elle fasse vraiment la différence avec le Minoru toujours paniqué qu’elle avait pris l’habitude de côtoyer - quand bien même la panique n’était même pas censée être une habitude.

L’intérieur, par contre, lui paraîtrait aussi dégagé - et en même temps aussi vide - que la nuit sans étoile qui les enrobait.

__–Hé bien, j’ignore ce qui a pu lui arriver, mais au moins était-il devenu calme et son flot d’émotions avait-il cessé de perturber Karen.
__–Il a planté quoi. C’est moi ou… ça te gave ? Genre. T’sais, connasse comme t’es, on pourrait se dire que ça te déplairait pas qu’il ait juste arrêté de penser, mais non ! Ça te gave ! Et c’est pas lui qui te gave, c’est ça le mieux. C’est… c’est… vas-y toi aussi tu le sais, tu mets le doigt dessus… vas-y… Allez quoi !
__–« Et, euh, Minoru. Bon euh. Ça va tu m’déranges pas si t’es coincé du cul hein. D’solée pour toute à l’heure. »
__–Ouuuuaaaaah qu’est-ce que tu peux te DÉTESTER que ce soit tout le temps toi qui doives t’excuser devant lui ! Hé, il est juste timide, toi t’es juste insortable, c’est pas pareil là.
__–C’est fini, oui ?
__–T’as cru on t’avait demandé ton avis mdr. J’disais quoi. Ah ouais. En fait ton kif ce serait qu’il ait dans sa tête des émotions positives quand il te voit. C’est nouveau ça, nan ? Plein le cul d’être la petite péteuse qu’on ne doit que vénérer ou jalouser ? Tu crèves d’envie d’une vraie relation qui pue pas la merde et l’acide, mais est-ce que t’as le courage de te le dire à toi-même… Ahh, j’sais pas.
__–« Bon bah on entre chez moi ? »
__–Elle lui ouvrit la porte. (Souffrez, après cet insupportable pamphlet, que je reprenne mon rôle.) L’intérieur de chez Karen était encore pauvrement meublé. Outre le fait qu’elle n’avait en sous vaillants que ceux que lui allouaient l’Institut, n’ayant personne devant qui étaler ses richesses et son goût, elle ne voyait pas l’utilité de parer son intérieur de quoi que ce soit de plus que de l’utilitaire. Au moins, c’était correctement rangé : il est difficile de créer un environnement de chaos et désordre quand on possède bien peu d’affaires. Lit, table de chevet, penderie et placards, petite cuisine, une table et une chaise, rien que de très sommaire, en fait.
__–Ouais alors si t’oublies le principal c’pas la peine que tu fasses la narration, sac à merde… LA FLEUR DE MINORU. BIEN EN ÉVIDENCE. Dans un p’tit pot, sur la table, où elle a bien pris racine comme il faut. C’est que, on ne le dit pas, mais Karen est plus d’une fois partie gonfler un Terre pour qu’il la maintienne en bonne santé et l’aider à faire tenir le plus longtemps possible.