La délibération a été longue et fastidieuse. J'ai longuement réfléchi avant de me décider à monter dans les étages de l'institut pour aller visiter l'atelier. Plusieurs fois, je suis montée pour rester tétanisée devant la porte. Incapable d'entrer.

Dans mes mains, j'ai le grand carré de tissu, lavé du mieux que j'ai pu. À certains endroit, le coton orangé est encore légèrement tâché de brun rougeâtre. Je m'efforce, à chaque fois que mes yeux se posent sur ces tâche, d'oublier leur origine. J'ai l'impression que si je m'y attardais, je risquerais de m'effondrer pour ne plus jamais me relever.

J'ai donc longtemps hésité : c'était le cadeau que je destinais à Mama Nourrice. C'est le sien. De quel droit est-ce que je l'utilise pour moi ? Elle devrais l'avoir près d'elle, dans sa tombe de fortune qui est sûrement à présent recouverte d'un bâtiment de béton, d'un hôtel ou que sais-je encore ?
Mais elle est morte, j'ai emporté son cadeau. Elle ne l'a même jamais vu, elle n'en a pas eu le temps. Et le transformer en objets du quotidien m'aiderait à faire le deuil de sa disparition. C'est drôle, mais ce tissu ne me représente rien tel qu'il est. Alors que si je le transformais, que j'en faisais par exemple un bandana, des chouchous, un bracelet, que sais-je encore... Mama serait un peu avec moi, tous les jours, partout.

C'est ce dernier argument qui m'a convaincue de pousser la porte de cet atelier, un jour nuageux quelque peu après mon 26ème anniversaire, et mon arrivée à Terrae. J'ai un atelier à disposition, alors je dois en profiter. C'est mieux comme ça.

Le tissu aux motifs bleu roi serré dans mes mains, j'avance dans l'atelier et regarde autour de moi. Il n'y a presque personne, mis à part une jeune femme dans un coin de la pièce. J'hésite, je ne sais pas où est le matériel de couture. Alyona m'a montré où était l'atelier mais c'est tout... Et je n'ose pas trop demander. Mais il va falloir. Je m'approche de la femme, dont je remarque les oreilles... pointues ? J'arrache mes yeux à ses oreilles, je ne veux pas paraître malpolie.

Euh... Excuse-moi... Tu sais où est le matériel de couture ? Demandé-je, pas très fort au cas où elle ne m'ait pas entendu approcher.

Quels magnifiques cheveux aussi...

J'ai tout de même fait sursauter la pauvre jeune femme. Je me félicite intérieurement de n'avoir pas parlé plus fort. Elle semble en train de fabriquer une sorte de collier, qui même si il est loin d'être fini, est déjà magnifique. J'ai le nom de ce type de bijou sur le bout de la langue. Elle me répond gentiment et, alors qu'elle aurait très bien pu m'indiquer l'endroit d'un geste, se lève même pour m'y guider.

Je la suis, sans pouvoir détacher mes yeux de ses cheveux et de ses oreilles. On dirait une fée, ou une elfe, mais rien de maléfique. Je me prends à envier ses cheveux uniformément blancs, et un instant j'espère que ma maladie les rendra comme les siens... Avant de me souvenir que ladite maladie risque de me pourrir la vie de plein d'autres façons avant ça ! Et puis, sans mes tresses, mes cheveux frisent. Ils n'auront jamais naturellement le soyeux des siens. Je dois avouer que je suis un peu jalouse, en plus d'être admirative.

Merci, c'est gentil de t'être levée pour ça.

Je regarde la boîte, y trouve une aiguille, du fil orangé et une bobine d'élastique. Autant pour l'idée du bandana, ça sera assez facile, mais un chouchou fait à la main... Je ne suis pas certaine d'y arriver. C'est Mama qui faisait tous les travaux de couture. Et elle n'a pas eu le temps de m'apprendre. Non, rectification : je pensais que la vie avec elle serait éternelle et je n'ai jamais pris le temps de lui demander de m'apprendre. Je ne peux m'en prendre qu'à moi. Je grappille ce dont je vais avoir besoin et hésite un instant. Cette jeune femme m'attire comme un aimant. J'aimerais bien faire un peu plus sa connaissance... Comment s'appelle ce genre de bijou ? Si je le retrouve... Ah !

C'est un torque que tu es en train de fabriquer ? Demandé-je.

J'essaie d'engager la conversation, en espérant ne pas l'embêter avec mes questions... Et en attendant, je garde dans mes mains le tissu de Mama que je froisse inconsciemment.

Je suis rassurée en voyant que je ne dérange pas l'inconnue. Je m'approche pour l'observer travailler un instant. Elle est précise et délicate dans ce qu'elle fait. Tout le contraire de moi... D'un seul coup la confiance que j'avais en mes capacités en prend un coup. Si ça se trouve, je vais faire n'importe quoi avec le tissu, et je vais le gâcher. Je ne devrais peut-être pas y toucher... J'enfouis mes doutes et souris à la place.

Ouah, c'est tellement délicat. Tu es super douée... Ça doit demander une précision de dingue, tu ne te fais pas mal aux yeux à regarder de petits détails comme ça ?

Je vais finir par l'embêter. Mais je n'arrive pas à m'en empêcher. Déjà son travail est fascinant, mais elle aussi l'est. J'ai du mal à détacher mon regard de son visage. Alors quand elle se tourne vers moi, je me raidis et détourne le regard, mais seulement pour une fraction de seconde. Je cache les quelques taches que je n'ai pas pu faire partir en froissant un peu le tissu dans mes mains.

Je voulais transformer ce tissu en accessoires, comme un bandana, des chouchous, ou je ne sais pas trop quoi d'autre... Mais je n'ai jamais vraiment utilisé une aiguille, alors je vais rester sur des choses faciles. Expliqué-je.

Je m'assieds à la table d'à côté et pose le matériel dont j'ai besoin. Puis j'étale le tissu pour réfléchir à ce que je pourrais faire avec. J'ai à peu près 1m50 de long pour 80cm de large, mais les bords sont un peu abîmés... Le bandana prendra le plus de place.

Si j'étais plus douée, j'en ferais aussi une petite peluche pour en faire un porte-clé, mais je ne veux pas le gâcher, il a beaucoup de valeur pour moi.

Ses yeux unfocus ? Comme quand tout devient flou, je suppose... Comme je ne fais pas vraiment de travail de précision d'habitude, je ne peux pas vraiment comprendre la sensation, mais ça doit être la même que quand tu prends un coup fort à la tête. J'acquiesce.

Pas pratique pour travailler sur des choses aussi minutieuses, oui. En tout cas, c'est vraiment très joli ce que tu fais.

En parlant de minutie... Je m'installe et attrape une aiguille et un peu de fil puis je regarde mon tissu. Il va falloir que je l'étale. J'espère qu'elle ne fera pas attention aux dernière taches sombres que je n'ai pas pu enlever. J'étends le tissu sur la table et souris à nouveau à la jeune femme.

C'est déjà plus que moi, je te rassure... Mais bon, je me dis que faire un bandana ne doit pas être bien dur, c'est juste un triangle de tissu en soi.

Je sors mon téléphone et entreprends de chercher sur internet un tutoriel facile. Je finis par tomber sur une vidéo pas trop mal. La proposition de la jeune femme me paraît aussi intéressante, mais rencontrer autant de personnes en aussi peu de temps... Je n'ai pour le moment parlé qu'à Alyona et elle, et je trouve que c'est bien assez.

C'est gentil, je vais réfléchir, et si jamais vraiment j'ai besoin j'irai les voir.

Je contemple un instant le tissu, les ciseaux en main. Je reste en suspens au dessus, j'ai peur de mal faire. Le silence s'installe, j'ai l'impression qu'il ne m'aide pas. Je relance une nouvelle fois la vidéo. Je sens le courage m'échapper alors, pour occuper mon cerveau, je relance la conversation.

Tu as de magnifiques cheveux, c'est naturel ta couleur ? Demandé-je.

Et pendant ce temps, mes ciseaux mordent pour la première fois dans le tissu. Il est temps de commencer mon deuil.

Je lève les yeux de la vidéo, étonnée. Des cheveux noirs au naturel ? C'est vrai qu'elle a la peau assez foncée. À peu près de la même teinte que la mienne à vrai dire. Logique que ses cheveux soient foncés aussi... Je me demande d'où elle vient. Mais en tout cas avec une longueur pareille...

Ouah ça doit te prendre des heures pour te les décolorer ! Dis-je d'un ton admiratif.

Je me demande si ses cheveux sont naturellement lisses comme ça, ou si elle les lisse régulièrement. Si c'est le cas, je suis étonnée de leur brillance : ils ont l'air en parfaite santé. J'essaie de m'imaginer ce que ça serait si un jour je décidais de décolorer ceux qui restent foncés... J'ai les mêmes tresses depuis qu'Alyona me les a refaites peu après mon arrivée. Elles ont bien tenu, d'ailleurs ! Seul le bout commence à se défaire.

Maintenant que j'ai décidé de m'installer là, il faut que je pense à la suite... Je n'ai plus besoin des tresses, et j'ai envie d'essayer d'autres choses. C'est aussi la raison pour laquelle j'ai dans mes projets de fabriquer deux chouchous avec le tissu de Mama... Je crois qu'elle serait contente que je le porte un peu tous les jours. La jeune femme se présente comme s'appelant Elfie. Mes ciseaux terminent la forme du bandana.

C'est un joli nom, j'aime bien ! Je m'appelle Vittoria, mais appelle-moi Tori s'il te plaît. Je réponds.

Je me concentre un instant sur la vidéo et réussis à passer le fil dans le chas de l'aiguille. Je place ensuite mes épingles et attrape mon aiguille. Maintenant il est temps de passer à la couture... J'observe comment fait la personne dans la vidéo, et me rends compte qu'elle ne montre pas ses coutures.

Ah mince... Je marmonne.

Je tapote sur mon téléphone pour chercher une vidéo similaire qui montre comment coudre.

Elfie avait l'air sympathique, mais j'ai du mal à m'ouvrir à elle sûrement parce que ça reste une inconnue. J'ai toujours été assez méfiante, mais peut-être que ça me dessert finalement... J'hésite un instant avant de tenter quelque chose.

Qu'est-ce que tu utilises comme produit pour les décolorer ? Demandé-je. Enfin, si ça ne t'embête pas de m'en parler.

J'ai failli ajouter qu'elle devait me dire si je l'embêtais mais je me retins, me disant qu'elle ne se gênera sûrement pas pour me le dire de toute façon. Je ne veux pas la déconcentrer ou la retarder dans son travail alors je me tais et me reconcentre sur mon bandana. tout allait bien jusqu'à ce que je découvre que la personne ne montrait pas comment coudre... Retour à la case départ. Et impossible de trouver une vidéo similaire avec la façon de coudre !

C'est bien ma veine. Je m'essaye à quelque chose de nouveau et non seulement c'est difficile dès le début, mais en plus ça ne marche pas ! L'espace d'un instant j'envisage d'abandonner et de me tourner vers le club de couture, ou de passer commande à quelqu'un. En plus, je suis sûre qu'Alyona sait coudre. ...ou peut-être pas. Une part de moi se dit que peut-être ce n'est pas encore le moment, que c'est un signe de je ne sais pas quoi (Dieu, l'univers..?) que je dois attendre. Mais je me secoue intérieurement. Si je dois attendre un signe de l'univers, j'ai pas fini d'attendre ! Du coup, la proposition d'Elfie arrive à point nommé.

Je veux bien... Pardon de t'embêter. Dis-je un peu penaude.

Je me tourne vers elle avec mon téléphone pour lui montrer le tuto. La vidéo reprend et je l'arrête après que le ou la créatrice montre ses replis.

Est-ce que tu sais comment faire les coutures ? Je n'en ai absolument aucune idée...

Enfin, heureusement ce ne sont pas des instructions écrites. Sinon, je ne sais pas comment je ferais. En attendant, j'attrape mon aiguille et mon fil et plante cette dernière dans le tissu, pour être prête si Elfie m'explique les choses.

Je sens mes joues chauffer quand Elfie me demande si j'ai un projet de couleur en tête. J'adorerais avoir une partie de mes cheveux teints en rose... Ou juste blanchir toute ma tête. Je ne sais pas encore, et surtout ça veut dire me sevrer de mes tresses qui m'accompagnent depuis des années.

Peut-être... Ce n'est pas encore sûr haha... Mais j'aimerais bien changer des tresses... Dis-je en en tripotant une.

Pourquoi ça me stresse comme ça de parler de mes cheveux ? C'est une part de moi que je ne connais pas si bien en réalité. Je les ai juste laissés pousser parce que c'était plus facile à tresser...

Pensive, je me remets à ce pourquoi je suis là à la base. Je rencontre vite un problème avec les coutures et heureusement, la jolie jeune femme vient à mon secours. Elle est vraiment gentille de m'aider alors que je n'arrête pas de l'interrompre. Je lui montre la vidéo et perce le tissu du bout de l'aiguille, prête à suivre ses indications.

- Ah un nœud, bien sûr !

Je m'empresse d'en faire un, rendue un peu maladroite par le stress. Une fois que c'est fait,je hoche la tête pour montrer que je suis prête. Puis j'essaie de suivre ses recommandations. La première étape est facile. Je pique le tissu et l'aiguille glisse dedans comme dans du beurre. Je suis étonnée par la facilité que j'ai à passer le fil ensuite, qui émet un léger bruit rugueux. La suite de son explication me laisse confuse. J'essaie une fois mais ça n'a pas l'air d'être ça... Je reviens en arrière et repasse le fil dans l'aiguille. Dois-je laisser Elfie me montrer et toucher le tissu ? Je pense ne pas avoir le choix cela dit. Ce sera soit elle soit une personne du club de couture... Alors autant que ce soit elle, je la connais au moins un tout petit peu.

- Je veux bien que tu me montres... Je suis désolée, le tissu a l'air sale mais c'est juste que les taches ne partent pas. Il est lavé, promis. Dis-je en lui tendant la bande que j'ai coupée.

Je me détends un peu en voyant Elfie acquiescer quand je lui signale que le tissu est propre. Ça n'a pas l'air de la dégoûter et elle le prend naturellement quand je le lui tends. Comme j'ai réussi à défaire mon désastre, elle peut tout de suite se mettre à la démonstration. Je la regarde faire en écoutant ses explications, et vois sous mes yeux les traits se former. Je suis ébahie que ce petit fil puisse tenir le tissu aussi solidement. Elfie continue à coudre quelques instants et j'en profite pour bien mémoriser la technique, puis elle me tend le tissu et l'aiguille.

Merci beaucoup, je crois que j'ai compris ! Dis-je en souriant à la jeune femme.

Je m'empresse d'essayer à mon tour, et à ma grande surprise, c'est plutôt facile ! Je laisse Elfie repartir à sa propre confection et me plonge dans mon ouvrage.


Quand je repose enfin mon aiguille, j'ai mal au poignet et l'impression de loucher. Mon téléphone indique que j'ai travaillé presque une heure sans m'en rendre compte. Et dans mes mains, le bandana a pris forme ! Tout n'est pas très droit, et il aurait pu être mieux fait par un professionnel, mais je suis heureuse de l'avoir fait moi-même.
Pourtant, en même temps je me sens terriblement triste et coupable d'avoir utilisé ce tissu qui ne m'était pas destiné. Et cette tristesse submerge rapidement mon bonheur quand je me rends compte qu'aucun soulagement n'accompagne mon premier grand pas vers le deuil que j'ai tant repoussé. Le vide est toujours là, et je ne me sens pas mieux.

J'observe le bandana et il ne m'apporte aucun réconfort. Comme si j'avais raté quelque chose. Ma vue se brouille de larmes. Ça ne devait pas se passer comme ça ! Pourquoi ça n'a pas marché ? J'attrape une paire de ciseaux, prête à couper les fils qui maintiennent le bandana en forme. Mais qu'est-ce que ça peut faire si je lui rends sa forme rectangulaire ? J'ai déjà découper le tissu... Une larme roule sur ma joue.

Elfie..? Pardon, je t'embête encore... Dis-je en essuyant la larme d'un geste. J'ai l'impression d'avoir manqué quelque chose... Tu veux bien regarder avec moi ?

Pathétique. Il est pas raté le bandana, même si c'est pas le plus joli. C'est à moi qu'il manque quelque chose. Ou quelqu'un ? Je ne sais même plus.