Elfie est vraiment gentille. Elle ne dit rien malgré mes yeux humides et mes questions incessantes et s'approche à nouveau. Je lui laisse le bandana, le cœur en morceaux. Mais je sais bien que l'objet en lui-même est tout a fait utilisable. C'est chez moi que quelque chose débloque. Je suis déçue, parce que je m'attendais à quelque chose de magique, que ma peine s'en aille juste... Comme ça, en un claquement de doigts. Je m'attendais presque à une douce lumière, à la voix de Mama, à quelque chose d'éthéré. Mais rien. Rien, parce qu'on est dans la réalité. J'ai 26 ans, bordel. Je dois me ressaisir !

J-Je ne sais pas... Réponds-je à la questions que me pose la jeune femme.

Je suis désemparée, je me retiens de toutes mes forces de pleurer, parce que je sais que si je le fais, je vais me transformer en fontaine... Si je veux qu'elle comprenne ce qui me met dans cet état, il faut que je lui explique tout. Mais je n'en ai pas la force, je ne veux pas prononcer à voix haute les mots qui rendraient tout réel. Elfie me parle, elle me demande ce qui ne va pas. Et c'est sûrement cette question qui déclenche pour de bon mes larmes. Je les essuie à mesure qu'elles roulent sur mes joues mais ça ne s'arrête pas.

Pardon... C'est juste que ce tissu aurait dû appartenir à quelqu'un, mais je n'ai pas pu lui offrir... Je pensais qu'en l'utilisant, je me sentirais mieux... Mais c'est pas le cas ! Et je ne sais plus quoi faire...

Je ne sais plus quoi faire pour apaiser le trou béant dans mon cœur, laissé par la disparition de ma mère adoptive. Le bandana est joli, c'est vrai. Je l'aime bien, oui. Mais il n'a pas refermé cette blessure. J'ai toujours guéri des coups que j'ai pris pendant mes combats, alors pourquoi celui-ci refuse-t-il de se fermer ? Elfie n'y est pour rien, on vient de se rencontrer... Je ne devrais pas l'embêter avec ça, mais c'est sorti tout seul. Je reprends délicatement le bandana dans mes mains et en caresse le tissu de coton.

Je suis désolée de te mettre dans une telle situation...

La pauvre Elfie, elle doit être complètement désemparée... Je suis une véritable épave, depuis que je suis arrivée en fait. Je m'en rends compte maintenant. Après la mort de Mama je n'ai jamais pris le temps de faire mon deuil. Ma carrière dans le MMA me semble soudain faite de souvenirs embrumés. Comme si j'avais été sous le choc tout ce temps. Et que maintenant que j'étais ici, il était temps d'encaisser les dégâts. Et je crois que c'est ce qui est en train de se passer. Je ne voulais pas qu'Elfie en soit un dommage collatéral, mais il me semble impossible d'arrêter ce qui est lancé.

Mes joues et le tissu du bandana sont déjà trempés quand je relève la tête en entendant la voix de la jeune femme. Elle... pleure ? Pourquoi ? Cette vision me déstabilise tellement que je suis capable de reprendre un peu de contrôle sur moi-même. Je pose le bandana sur la table et viens essuyer délicatement les joues de la jeune femme.

Ne pleure pas... C'est rien. C'est juste un craquage nerveux... Je ne suis pas là depuis très longtemps... C'est sûrement pour ça. Je suis désolée de t'avoir faite pleurer.

Ce sont de bien petites excuses... Et Elfie n'est visiblement pas dupe. Ses question font grossir la boule dans ma gorge... Dois-je lui raconter ? Je ne peux pas l'envoyer balader, pas après la compassion dont elle fait preuve. C'est tout à fait impensable. Mais je ne me sens pas prête à faire face à tout ce qui s'est passé. Alors je fais un compromis :

J'ai encore du mal à en parler... Mais je suis adoptée, et j'ai perdu ma mère adoptive dans une rixe avec la police de mon pays. Je n'étais pas là quand c'est arrivé mais j'ai découvert la scène. Le tissu était pour elle et elle n'aura jamais pu le voir.

Rien que ces phrases-là me déchirent de l'intérieur. Non, je ne peux pas en dire plus. Je vais me briser si je le fais.

Pardon... Je n'arrive pas à en dire plus. Je crois que quelque chose cloche chez moi...

Est-ce que c'est le "vide" dont m'a parlé Alyona qui en est la source ? Si c'est le cas, je n'en veux pas. Il me rend faible et pleurnicharde. J'ai honte.

Elle me dit que c'est une éponge à émotions... Raison de plus, je n'aurais pas dû craquer comme ça. Ça ne me serait jamais arrivé avant Terrae... Je me suis ramollie. Je ne sais pas ce qui me prend, mais quand elle me propose de lui en parler, une partie de l'histoire jaillit, comme un robinet sous pression. Ça sort tout seul, mais j'ai encore une part de contrôle. Je suis capable de m'arrêter avant d'en révéler trop. Déjà juste ces quelques phrases m'ont complètement retournée. "J'ai perdu". Ces mots sont ridicules à côté de l'horreur des événements. J'en cauchemarde toutes les nuits.

De nouvelles excuses franchissent mes lèvres. Qu'est-ce qui cloche chez moi ? Pourquoi suis-je incapable de me relever ? Ça fait presque un an maintenant ! Il s'est écoulé du temps, passé des choses ! J'ai combattu en tant que pro, je suis montée dans le top 10 de mon pays, j'ai rencontré des gens, voyagé. J'ai aussi perdu mon travail, ma carrière, ma maison. Passé mon anniversaire derrière les barreaux. Alors pourquoi, putain, pourquoi c'est ça qui me rend malade ? Et pourtant, Elfie est là, compréhensive. Elle me réconforte à sa façon, avec ses yeux brillants de larmes. Les miens s'en remplissent à nouveau quand elle me dit que je viens de gagner une amie. Comment est-ce possible ? Avec toutes mes maladresses, tous mes sentiments comme une gangrène.

Pourquoi..?

J'ai soufflé cette question, presque pour moi-même. Je me reprends, regarde Elfie en essayant de déchiffrer son expression. Mais elle me sourit.

Je n'ai fait que t'embêter et pleurer sur ton épaule... Pourquoi tu veux être mon amie..?

Ça sonne étrange dit comme ça. Pas comme je voudrais que ça sonne.

Je veux dire... Je veux bien qu'on soit amies, j'en ai très envie. Mais je ne suis pas... La plus joyeuse en ce moment... Je ne t'ai pas apporté quoi que ce soit.

La vraie question que je voudrais poser c'est "où est l'échange ?". Mais je n'ose pas.

Je vois bien que ma question la déconcerte. Mais j'ai besoin de savoir. J'ai grandi dans un environnement où, pour chaque chose donnée qu'elle soit physique ou non, il fallait donner quelque chose en échange. Et c'était pareil dans les relations. Or, je suis un fardeau actuellement. Alors le fait qu'elle veuille devenir mon amie me déstabilise. Et pourtant, elle ne se laisse pas démonter. Je l'écoute, et au fur et à mesure, une nouvelle émotion s'installe. Je suis touchée par son honnêteté, et ce qu'elle me dit m'émeut beaucoup. Elle a déduit tout ça du peu de mots qu'on a échangé... Alors que tout ce temps j'avais juste l'impression de la déranger.

Je ne sais quoi dire, c'est tellement inattendu à mes yeux. "Les amis sont là pour les bons comme les mauvais moments"... C'est ce que j'ai découvert avec Alyona. Mais je pensais que c'était une exception, que c'était parce qu'elle était juste un peu trop gentille... J'ai à nouveau les yeux humides, mais cette fois c'est à cause de tout ce que dit Elfie. Elle pense réellement qu'on est similaires ? Je baisse les yeux sur mes mains.

Mais non... Toi tu es... Je cherche mes mots. Tu es délicate, et sensible. Et puis tu fais attention aux autres. Je suis pas vraiment comme ça.

Je suis égoïste. Je me suis tellement blindée que ce genre de moment de faiblesse n'arrive presque jamais. Enfin, n'arrivait. Depuis que je suis à Terrae, c'est comme si les valves s'étaient ouvertes en grand. Malgré tout ça, Elfie a envie de me connaître. Ça me touche, je sais que je me répète mais c'est tellement inhabituel pour moi.

Moi aussi, j'ai envie d'apprendre à te connaître... Lâché-je timidement.

Je sors donc mon téléphone. Le premier pas pour se connaître c'est bien d'échanger nos numéros non ? Mes contacts s'affichent. Coach, et Alyona. Ça ne fait pas beaucoup.

On peut s'échanger nos numéros si tu veux.

On a tendance à se juger trop durement... Pourtant je n'en ai pas l'impression. Pendant la majeure partie de ma vie je n'en ai rien eu à faire de faire mal aux gens. Même encore maintenant, en fait. Mais peut-être que ça se cantonne à la douleur physique ? C'est vrai que je m'en suis voulu qu'Elfie pleure.

Quand je sors mon téléphone, ça semble faire plaisir à la jeune femme. Elle sort aussi le sien et nous échangeons nos numéros. C'est le quatrième contact sur mon téléphone ! Un sourire m'échappe en voyant le nom d'Elfie s'ajouter à ceux d'Alyona et de Luna. Le nom du coach... Ce n'est pas comme si j'en avais encore besoin, mais je n'arrive pas encore à l'effacer. Elfie me tira de mes réflexions. Ouah, tant de questions !

Par où commencer...

Je suis prise d'un accès de timidité, c'est difficile de se présenter à une nouvelle personne comme ça.

Je suis arrivée fin février à Terrae... Le 18 je crois. Donc ça fait euh... Un peu plus d'une semaine. J'aime bien ici. C'est calme et les gens sont plutôt sympas. Enfin, je n'ai pas rencontré grand monde pour l'instant.

Je préfère passer sur le fait que les pouvoirs me terrorisent plus que tout.

J'étais combattante pro de MMA avant d'arriver ici, mais ma carrière est finie. Du coup maintenant je ne fais plus rien. Mais j'aimerais bien trouver un travail pour ne pas me ramollir. Puis j'ai besoin d'argent aussi... Enfin tu vois.

Assez parlé de moi !

Et toi alors ? Tu es là depuis longtemps ? Je sais déjà ce que tu fais dans la vie mais... Tu es de quel pays à l'origine ? Demandé-je.

C'est agréable cette conversation. Le bandana dans mes mains me semble petit à petit moins lugubre, comme s'il s'imprimait de ce moment.

"Nouvelle nouvelle" me semble une bonne façon de décrire mon état actuel à Terrae. Même pas deux semaines au compteur et autant de gens rencontrés. Alyona, qui m'a accueillie, et Luna et ses propositions étranges. Mais Elfie me paraît à peut près aussi normale qu'Alyona, donc en excluant le fait qu'elle ait sûrement des pouvoirs. Un frisson me glisse dans le dos à l'idée que je me tienne aussi proche d'une de ces personnes... Mais je m'efforce de me dire qu'ils ne veulent de mal à personne. D'autant plus qu'en acceptant de rester ici, je vais sûrement finir par en avoir aussi. Je crois que c'est la partie dont j'ai le moins hâte. Je suis sortie de mes pensées par la question de la jeune femme.

MMA ça veut dire "Mixed Martial Arts", c'est un sport de combat en ring, un peu comme du catch si tu veux. Mais tous les coups sont permis et il n'y a pas vraiment de scénario contrairement au catch. Expliqué-je.

Si elle me lance là-dessus, on en a pour des heures à parler. Donc je change la dynamique de la conversation et lance des questions sur Elfie, qui y réponds volontiers. Son style de vie est tellement éloigné du mien que mille et une questions me passent par la tête.

Influenceuse, c'est quand tu partages des vêtements, des bijoux ou des choses tendance sur les réseaux sociaux ? Et Etsy, c'est un site internet ?

J'ai un peu honte de mon ignorance, mais j'ai l'impression que je peux poser mes questions sans être jugée... Vivre dans les favelas n'aide pas à s'ouvrir au monde, je n'avais pas beaucoup accès à un ordinateur et mon téléphone était un vieux Nokia sans connexion à Internet alors... Ces deux premières questions sont le début d'une cascade d'autres.

Et les marques sous tes yeux, ce sont des tatouages ? Et tes oreilles, c'est naturel ? Tu as vécu avec tes parents ? C'est comment la France ?

C'est un pays où je ne suis pas allée, alors je suis curieuse. Mais je sais aussi quand je vais trop loin.

Excuse-moi, tu n'es pas obligée de répondre si mes questions sont trop indiscrètes. Dis-je en baissant les yeux.

Le MMA semble intéresser Elfie, mais elle ne semble vraiment pas connaître alors j'essaie de m'en tenir à des explications simples. Puis c'est à mon tour de lui poser des questions. Plein de questions ! En fait, la plupart des choses dont la jeune femme me parle me sont inconnues. Mais elle ne me juge pas sur mes suppositions et mes questions, et je me sens un peu mieux. J'écoute ce qu'elle me dit à propos de son métier d'influenceuse. Ça a l'air très complexe comme métier, avec plein de choses à faire. Et il faut oser se montrer sur les réseaux sociaux, et avoir du succès. Ce ne doit pas être donné à tout le monde, alors je suis assez impressionnée. Moi-même je n'ai que Facebook, mais seulement parce que mon coache m'a dit que comme ça les organisateurs des combats pourraient me "taguer" sur les vidéos où j'apparais. Bon, il avait raison mais me voir en vidéo provoque chez moi une espère ce gêne ultra désagréable. Du coup, j'y vais jamais.

Donc tu as trois métiers : créatrice de bijoux, vendeuse à la boutique de bijoux, et influenceuse... Énuméré-je. Mais tu as encore du temps pour toi ?!

Avec tout ça, j'ai l'impression qu'il faut plus que 24 heures pour tout gérer ! Quand est-ce qu'elle se repose ? Et quand est-ce qu'elle a le temps pour ses propres passe-temps ?? J'avoue je suis sidérée par tout ça. On dirait une hyperactive, mais elle n'en a pas l'air comme ça... Je pose d'autres questions, sur elle et son pays cette fois. En précisant que si elle ne veut pas répondre, je comprendrais. Mais elle balaye mes inquiétudes de quelques mots et m'explique. Des tatouages, une opération... Elle est passée par plein de choses pour ressembler à ce qu'elle voulait. Je l'admire, je n'ai pas encore vraiment le courage de faire pareil. Quand elle parle de la France, elle commence par mentionner la nourriture, ce qui fait briller mes yeux. Je fronce le nez quand elle parle des touristes. La foule et moi... On s'aime pas trop.

L'artich, hm. L'aricht- non. Hem. L'ar-chi-tec-ture. Je suis obligée de séparer les syllabes, mon cerveau refuse de coopérer. C'est pas quand on étudie genre les os de dinosaures ?

Je ne suis pas sûre de moi... Les mots de plus de trois syllabes se mélangent souvent dans ma tête. Je me sens bête de demander ça, mais je préfère cette question à la première qui m'est venu en tête : comment c'est de vivre avec ses parents ? Non, vraiment je ne peux pas poser cette question.