Comment, avec tout ça, Elfie peut-elle avoir encore du temps pour elle ? C'est la question qui franchit mes lèvres. Et au lieu d'une réponse classique comme "oui, j'ai encore du temps pour moi mais c'est la galère" ou alors "non, mais je fais ce que j'aime !", Elfie semble s'amuser de ma question. Et me dit qu'en plus de tout ça, elle est Préfète ! Je reste un instant bouche bée. Je suis sur le cul. Mais quand est-ce qu'elle dort ?! Un sourire amusé passe sur son joli visage et je ferme ma bouche en rougissant. J'écoute donc ses précisions.

Tu es un vrai bourreau de travail. Fais attention à ne pas trop en faire. Dis-je, inquiète.

J'ai vu des gens en burn-out. C'est vraiment pas joli. Alors je n'aimerais pas que ça arrive à ma nouvelle amie.
La discussion dérive sur ses tatouages et modifications puis elle me parla de la France. Le pays avait l'air sympa. Peut-être un jour, j'irais le visiter. Puis elle prononce un mot qui me pose souci. Architecture. Trop long, trop de consonnes, ma dyslexie revient au galop et j'ose poser une question, à peu près sûre de ne pas me tromper. Raté. Elfie me regarde bizarrement et je rougis.

O-Oh... D'accord. Oui, je vois ce que c'est.

Je vais devoir lui dire, sinon elle va me prendre pour une inculte...

En fait... Je suis dyslexique, alors je confonds les mots longs... Avoué-je du bout des lèvres.

C'est toujours aussi dur de révéler ça à quelqu'un. J'ai honte, parce que je me sens inférieure aux autres. J'ai des connaissances, je sais ce que sont les choses... Mais les mots et les lettres dansent la gigue dans ma tête de devant mes yeux. J'adresse un sourire d'excuse à Elfie.

Désolée... Je vois de quoi tu parles maintenant. J'essaierai de ne plus confondre.

Elfie essaye de me rassurer et je souris, un peu pour qu'elle ne s'en veuille pas de m'inquiéter.

Si ça marche pour toi et que tu arrives à fonctionner sans trop te fatiguer, alors qui suis-je pour te dire quoi faire. L'important c'est que tu aimes ce que tu fais, ça vaut aussi pour la partie "influenceuse". Prends le temps de réfléchir. Dis-je d'un ton doux.

On dirait bien qu'Elfie est une hyperactive. Juste, pas comme on se l'imagine dans les clichés.

Notre conversation continue et la Tonnerre est très tolérante par rapport à ma dyslexie. Elle me rassure à nouveau et je souris. Maintenant qu'elle sait, je préfère prendre mon handicap avec un grain de sel et en rire. Je le cache par instinct de préservation, mais une fois le pot au roses révélé, rien ne sert de s'apitoyer.

Je compte sur toi alors. Mais normalement, en dessous de quatre syllabes, je ne confonds pas trop haha !

Un silence passe, puis Elfie me demande d'où je viens. C'est moins sexy que la France, ça c'est sûr ! Mais je pense l'avoir cernée et elle n'a pas l'air du genre à juger les autres.

Je viens du Brésil, de Rio plus précisément. Alors, pas les grandes avenues, le shopping et le carnaval coloré malheureusement. J'ai vécu dans un favela, celui de Cidade de Deus. C'est pas vraiment le luxe.

Je hausse les épaules l'air de dire "c'est comme ça".

Mes parents m'ont abandonnée peu après ma naissance alors c'est la femme qui m'a recueillie qui m'a élevée. Elle travaillait comme femme de ménage dans les hôtels du coin, et m'a fait l'école à la maison. La pauvre en a vu des vertes et des pas mûres avec moi, j'étais pas la meilleure élève existante. On avait pas beaucoup de sous, et on vivait pas dans le luxe, mais c'était bien.

Un sourire passe sur mon visage au rappel de ces souvenirs doux. Encore aujourd'hui ils me laissent une sensation comme le goût d'une orange bien sucrée. Oui, oui, même avec les taloches derrière la tête quand je n'étais pas concentrée. Et même les soirs où on ne mangeait que du pain et une mangue faute de moyen.

Elfie eût l'air enthousiaste à l'idée de m'aider à ne pas confondre trop de mots. Ça me fait chaud au coeur, alors je lui offre un nouveau sourire. Ensuite, je lui raconte un peu d'où je viens, lui expliquant aussi un peu mes origines : l'abandon de mes parents biologiques, la vie avec Mama. Elfie m'écoute attentivement et son commentaire me tire un sourire triste.

J'étais très heureuse. Mama se dévouait corps et âme pour moi, mais pas que. Elle était surnommée Mama Nourrice par les gens du favela parce qu'elle n'hésitait jamais à aider quelqu'un, qu'il soit d'ici ou non, jeune ou vieux, simple voisin ou membre d'un gang.

Tous trouvaient chez Mama une écuelle de ragoût et un peu de pain si la faim les prenait. Un silence s'installe alors que je caresse inconsciemment le bandana. Je sens le regard d'Elfie mais n'ose pas l'affronter alors je laisse mes yeux vagabonder dans la pièce. Finalement la Tonnerre brise le silence. Sa question déclencha en moi une nouvelle vague de doute, mais elle fut balayée par la présence de ma nouvelle amie et le souvenir du sourire de Mama.

Oui... Oui je crois qu'il est temps. Dis-je en regardant le tissu dans mes mains.

Avec des gestes un peu hésitants, j'accroche mes tresses dans ma nuque avec un de ces élastiques en spirale en plastique. Puis je porte le bandana à mon front et l'attache fermement. Je n'ai pas de miroir, et même si j'en avais un je ne sais pas si j'aurais envie de me voir en reflet. Non, ce n'est pas une question d'envie... Je ne sais pas si je me sens prête, si j'aurais le courage nécessaire. Alors à la place, je relève les yeux vers mon amie et lui lance un regard incertain.

Alors..? À quoi je ressemble ?

J'espère qu'elle sera honnête. Même si ça ne me va pas, au moins j'aurais essayé.

Raconter à quel point Mama a été un pilier de notre quartier a fait remonter beaucoup de souvenirs. Je les sens qui bouillonnent dans ma tête, j'ai encore des flashs d'images, de rires, d'odeurs de nourriture. Et ce sentiment auquel je pensais être habituée me percute comme un train : la mélancolie. J'aimerais tellement passer encore ne serait-ce qu'une journée dans cette atmosphère vive, colorée avec Mama et les gars du quartier. Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour ça... Mais non, c'est impossible. Ces temps-là sont finis. Je le sais, mais j'ai du mal à m'y habituer.

Je serre me bandana dans mes mains et reviens au présent. Dans le même temps, je me blonde à nouveau le coeur contre la tristesse, ma mélancolie, le manque. Et quand Elfie me propose d'essayer le bout de tissu, je n'hésite qu'un instant. Une fois mes tresses en queue de cheval, je sécurise le bandana et me tourne vers ma nouvelle amie, qui pousse une exclamation joyeuse. Son compliment me touche et je sens mes joues s'embraser. Elle est jolie et gentille avec moi, et je n'y suis pas insensible je dois l'avouer.

Merci. C'est gentil. Dis-je d'une voix timide.

Elfie semble très enthousiasmée par le bandana et m'indique même un miroir. Je me lève et vais me placer devant le miroir. C'est vrai, ça me va bien. Ça fait ressortir la couleur de ma peau et ça se marie bien avec mes tresses brunes et blanches. J'ai l'air de porter fièrement ma culture. Elfie m'a posé une question. En me voyant dans le miroir, je cherche mes mots.

Je... Je crois que j'aime bien le rendu.  C'est beau, et c'est vrai que ça me va bien. J'ai l'impression d'être un peu plus la fille de Mama, et pas juste une gosse qu'elle a recueillie. Dis-je.

J'ai l'impression d'être sa fille. C'est un peu tard, me souffle une voix au fond de moi. Mais je lui réponds du tac au tac : mieux vaut tard que jamais. Et maintenant je me sens enfin comme l'enfant de quelqu'un. Je peux commencer mon deuil.