Misao retrouve un sourire à ces mots. Paniquer était un mot un peu fort, peut-être, mais il craignait en effet toujours de ne pas réussir à garder son sang-froid en mission et d’agir de manière impulsive. Il se connaît par coeur, et il réagit mal au stress. Les armes, ce n’est pas non plus son point fort, et il aimerait éviter autant que possible d’en porter. Cependant s’il le faut, il le fera et les utilisera avec précaution pour éviter qu’un de ses coéquipiers finisse avec une balle dans la tête. Ce ne sera probablement pas la première personne qu’il tuera, finalement, si l’on y réfléchit bien.

—Je n’ai pas autant de sang-froid que tu as l’air de le penser, je peux mal réagir en situation de stress. Je n’ai jamais mis les pieds en mission non plus, et les enjeux étaient trop importants pour que je gaspille mon énergie à m’entraîner à une opération qui n’est pas dans mon élément. Maintenant que je sais ce qu’on risque, j’arrive mieux à visualiser… et je me dis que peut-être, un jour, je partirai en mission aussi. Mais pas maintenant.

Il sait aussi que sur un terrain, il n’y a pas de raison qu’il ne se maîtrise pas, à présent que sa santé s’est stabilisée et qu’il prend soin de lui. On est loin des pétages de plombs, mais pour ça il faut encore se faire confiance. Et voir sa manière de se comporter à l’hôpital, ou durant la mission… ça lui a suffi. Il a géré, il s’est prouvé qu’il en était capable ; maintenant, reste à voir s’il peut se rendre utile. Ses recherches avancent bien, et ils ont encore énormément de travail au labo avant de pouvoir relancer quelque mission que ce soit.

Et puis, Misao relance la question à Pandora, et il prend le temps de l’écouter, jusqu’au bout. Ca le fait sourire encore un peu ; elle ne se rend sûrement pas compte d’à quel point elle semble convaincue par ce qu’elle dit, justement. Par ces idéaux et ces valeurs, par son envie de protéger ce qui lui est cher. Et aujourd’hui, il le comprend plus que tout. Il se souvient, à l’époque, lorsqu’ils étaient en conflit avec Mitsuki, et qu’elle lui demandait pourquoi il ne se cassait juste pas, pourquoi il essayait de se racheter ici. Il ne voulait pas seulement se racheter, c’était à Terrae qu’il appartenait déjà, certainement sans l’accepter — sans que qui que ce soit l’accepte, en réalité.

Doucement, il acquiesce. Et il sourit encore. Il y a comme de la fierté en lui, quelque chose de chaud qui se propage quand elle l’entend dire qu’elle ne regrette pas. Alors même qu’elle souffre, qu’elle en fait encore des cauchemars. Mais il y a ce qu’elle a fait. C’est aisé de comprendre quoi ; Misao pose simplement sa main sur son bras, lentement, pour qu’elle puisse se dégager si elle le veut. Puis il replace une mèche de cheveux derrière son oreille, du côté où les larmes ont commencé à couler, puis pose sa main sur la sienne. Pour faire contact, la ramener ici.

—On aimerait souvent pouvoir éviter les morts, mais ceux qui souhaitent la nôtre ne se posent pas les mêmes questions que toi. Tu peux être fière d’avoir défendu ta maison, et tu peux être fière d’avoir fait ce qu’il fallait pour revenir en vie. Ces personnes qui partent à la guerre seraient sans doute mortes dans une autre opération si ça n’avait pas été celle-ci. Ou les anglais les auraient tués. Nous aurions été responsables aussi, tout comme ils le sont pour s’être engagés auprès de terroristes.

Misao baisse les yeux vers ses propres mains, dont les cicatrices légères sur le dos de sa main lui rappellent encore des souvenirs douloureux.

—Cette responsabilité, nous l’avons tous. Ceux qui sont partis, et ceux qui sont restés. Tu auras les cauchemars que nous n’avons pas, mais tu as aidé à sauver cinq dotés. Et tu as aidé à l’extraction des équipes. Si tu n’avais pas agi, si tu n’avais pas fait ce que tu as fait, tes amis et les miens seraient morts. Et toi aussi. Alors… ouais, je suis content que tu l’aies fait. Même si c’est lourd à porter.

Il inspire.

—Ca va être étrange, ce que je vais te dire... Mais tant mieux, presque, que ce soit lourd à porter. C’était des gens. Souvenons-nous de ça. Mais célébrons que vous soyez rentrés en vie.

Je penche légèrement la tête sur le côté, essayant d'imaginer Misao perdre ses moyens, mais c'est compliqué. Mais au final, on ne se connaît pas très bien, peut-être qu'il affiche juste une façade calme au monde extérieur - en tout cas, il donne bien le change. Pour ma part, je crois que c'est l'un de mes gros points forts, j'arrive à garder la tête froide et analyser la situation en cas de stress - enfin, plutôt en cas de danger, je suis beaucoup plus démunie face au stress émotionnel, par exemple.

"Ce n'est pas non plus une obligation d'aller sur le terrain, si tu ne te sens pas prêt - au contraire, ça peut être encore plus dangereux pour toi et ton équipe, au final... Le travail que tu fais en restant ici est tout aussi important."

Enfin, j'imagine, son domaine d'expertise reste très nébuleux pour moi. Le nippon m'écoute ensuite en silence, alors que je lui explique les raisons qui m'ont poussée à partir en mission, et aussi pourquoi je ne le regrette pas, malgré les conséquences psychologiques. Certaines choses nous dépassent, et démanteler une organisation terroriste, sauver des enfants, me semble une raison suffisamment juste et importante pour accepter de sacrifier une part de ma paix intérieure.

Je cligne des yeux plusieurs fois quand Misao remet une mèche de mes cheveux en place et pose sa main sur la mienne, me ramenant gentiment à l'instant présent, loin de ce désert namibien. Je hoche doucement la tête à ses mots - j'ai bien conscience de tout ça, d'avoir fait ce qu'il fallait pour rentrer en vie avec mon équipe, et que les membres du Centre, à ma place, n'auraient même pas hésité une seule seconde. Ils n'ont d'ailleurs pas hésité à nous envoyer des missiles sur le coin de la tronche, après tout... Je relève les yeux vers lui en secouant doucement la tête alors qu'il termine de parler.

"Ce n'est pas étrange du tout, au contraire, c'est... C'est justement ça, qui me pèse autant. C'était des gens - et il y avait beaucoup de jeunes, surtout. La petite vingtaine, tout au plus... Sans doute endoctrinés par le Centre, convaincus de se battre pour une cause juste, eux aussi. Je ne peux pas croire qu'ils étaient tous de mauvaises personnes - ils ont juste choisi le mauvais camp, par naïveté ou par peur, j'en sais rien... Mais ils avaient toute la vie devant eux pour se rendre compte de leurs erreurs et redresser la barre..."

Je baisse les yeux, regarde sa main doucement posée sur la mienne - je vois trouble, les larmes remontant à nouveau lentement mais sûrement à la surface. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j'ai pleuré autant devant quelqu'un - mais comment réussir à exprimer tout ça en gardant une façade stoïque ? Je ne suis pas aussi forte que ça - pas aussi forte que je le pensais. Je reprends dans un souffle, la voix rauque.

"Sauf que maintenant, ils n'ont plus rien. Et c'est de ma faute. Et je ne sais pas comment je suis sensée continuer à vivre avec ce poids sur ma conscience..."

Pandora n’a pas tort, et au fond il le sait très bien. C’est pour cela qu’il est resté. Il aimerait ajouter qu’elle aussi aurait été utile en restant à Terrae, si elle l’avait voulu, car il y a toujours une bonne raison de rester, un endroit où aller. C’est un travail de fourmi, qui est moins récompensant car on n’en voit pas les fruits du labeur directement, c’est long, c’est fastidieux, parfois ça n’a pas d’impact immédiat. Ce sont les personnes qui se soutiennent entre elles et qui parviennent à avoir les bons mots, ce sont les personnes qui déplacent des lits pour aider les blessés, ce sont les personnes qui transmettent les infos, qui créent du lien. C’est organique, une organisation ; sans doute que dans une autre vie, il aurait été bureaucrate, mais il déteste trop rester inactif pour être derrière un seul ordinateur à simplement trier des documents et valider des factures. Son boulot lui va bien, mais il sait aussi qu’il n’est pas que son boulot. A côté, il est sportif, il bouge beaucoup, il s’entraîne un peu. Il pourrait, s’il le voulait. Encore faut-il le vouloir, ou oser passer le pas. Et pour un Feu, Misao n’a jamais été très courageux.

Enfin, aujourd’hui, qu’importe. Pandora revient un peu au contact, hoche la tête ; ce ne sont que des mots, et ils n’apaiseront pas ce déchirement qu’elle ressent quand nos valeurs éclatent. La vie humaine est précieuse, et c’est justement quand on la protège et quand on l’a détruite qu’on peut le constater le plus fort. Sinon, les vies ne sont que des gens, sans nom, sans visage, sans histoire. Bien évidemment, cette réflexion fait aussi partie de celle qu’il mène depuis plusieurs années. Ca pèse lourd… et c’est ok, ça a le droit d’être là. Peut-être que ça doit être là, qu’il n’a pas le droit de les laisser partir trop loin. On n’efface pas le passé, mais on peut avancer — et pourtant, ses valeurs étaient bien moins nobles que celles des Terraens partis au combat.

Misao presse les doigts de la musicienne entre les siens doucement.

—Tu apprendras, s’entend-il souffler.

C’est très bas, sa voix s’est un peu coincée dans sa gorge. Il respire lentement. La voir pleurer est difficile pour lui, cette vulnérabilité, il la connaît si intimement que c’en est étouffant.

—Tu n’es pas responsable des choix qu’ils ont fait ou n’ont pas eu le temps de faire. Ces jeunes, c’étaient de la chair à canon pour le Centre, et c’est le Centre le responsable. Il leur a mis des armes entre les mains, et eux ont choisi de les utiliser. Je ne vais pas dire que tu leur a fais un cadeau, mais ceux qui ont survécu sont emprisonnés, et beaucoup ont été assassinés ou se sont suicidés dans leur cellule, Pandora. Si tu ne les avais pas tués, tu ne les aurais pas sauvés du Centre pour autant.

Sa gorge se serre davantage. Il a la pulsion de passer sa main sur sa nuque pour l’enlacer, mais ne sait pas non plus quelle réaction elle pourrait avoir. À la place, il s’humecte les lèvres nerveusement et inspire à nouveau. Elle voudra peut-être s’éloigner, et ce sera son choix, son droit, mais il se sent forcé de lui dire, là.

—Ecoute… Avant d’arriver Terrae, j’appartenais à une équipe de recherche qui étudiait les Terraens. Et j’ai fait des choses horribles. Les valeurs qui m’ont poussé à faire tout ça ne sont pas aussi nobles que les tiennes, mais j’y croyais, c’est vrai. Pourtant au fond, je savais que c’était mal, et si j’avais persévéré dans cette voie, il aurait été logique qu’on m’élimine. Nous sommes responsables des actes que nous commettons et des décisions que nous prenons. Mais ils ne nous définissent pas.

Il peine à parler, mais la fixe et continue.

—Le seul moyen de continuer à vivre avec ce poids sur ta conscience, c’est de continuer à vivre et d’avancer. Ils seront là, et tu y penseras sûrement beaucoup. Parfois ce sera très présent, parfois moins. Ca a le droit de te rendre triste, de te faire ressentir des remords. Mais jamais ça ne fera de toi un monstre.

Elle ne sera peut-être pas en mesure de l’entendre aujourd’hui, mais un jour, il espère qu’elle se souviendra de ces mots. En attendant, il lui faudra encore pleurer quelques larmes.

Misao serre mes doigts un peu plus fort entre les siens avant de me dire que j'apprendrai - à continuer à vivre malgré le poids de la culpabilité, qui me semble pourtant insupportable en ce moment. Ses mots suivants sont durs, mais je crois que j'ai besoin de les entendre - que malheureusement, on ne peut pas sauver tout le monde. Et que s'il faut chercher un coupable, seul le Centre est à blâmer. Quelque chose dans sa voix, dans son intonation, me fait relever les yeux vers lui. Son expression est indéchiffrable, et pourtant ça me frappe soudain - il ne m'offre pas simplement des mots creux de réconfort, mais il sait.

Mes yeux s'écarquillent face à sa confession, j'ai un mouvement de recul et retire ma main de la sienne. Les scientifiques. C'était avant que je n'arrive à l'institut, mais Allen m'en a parlé - une période très sombre de Terrae. Cette fois-là aussi, il y avait eu des morts. Et Misao était du mauvais côté de la barrière... Les pensées se mélangent dans ma tête.

"Mais... Pourquoi ? Ta soeur..."

Il a oeuvré contre elle, contre tout ce qu'elle a bâti - il m'avait pourtant semblé qu'ils entretenaient une bonne relation, de ce qu'il m'avait dit lors de notre dernière soirée ensemble. Est-ce qu'il ne savait pas qu'elle était ici ? Ou est-ce qu'il voulait... La guérir de ses pouvoirs, peut-être ? Et puis, une autre réalité s'impose à moi, alors que je fronce les sourcils légèrement en retrouvant son regard.

"Tes anciennes recherches... Est-ce que le Centre les a récupérées ? C'est pour ça que... Que tu t'investis autant ?"

Pour redresser la balance, se racheter ? J'ai la gorge sèche, la tête qui tourne - je ne sais pas comment emmagasiner cette information, que faire avec. Mais d'un coup, je comprends bien mieux sa propre culpabilité - qui a dû être tellement plus difficile à porter que la mienne. Parce qu'en plus de se condamner lui-même, il a sans aucun doute été condamné par beaucoup de Terraens également. Peut-être même que c'est encore le cas.

Mon coeur se serre, je ressens un élan de peine et de compassion pour lui alors que ses dernières paroles résonnent encore dans mes oreilles. Jamais ça ne fera de toi un monstre. Est-ce qu'il parvient réellement à s'en convaincre lui-même, quand il se regarde dans une glace, ou est-ce qu'il tente juste de me rassurer ? Timidement, j'approche à nouveau ma main pour la poser sur la sienne. Je baisse les yeux en ressentant quelques aspérités sur sa peau, de petites cicatrices que je n'avais pas remarquées avant. Je me concentre dessus en reprenant la parole, incapable de remonter mon regard vers le sien.

"Comment tu as fait, pour continuer à avancer ? J'ai juste l'impression de... De me noyer. Plus j'essaie d'atteindre la surface et plus je coule. Je suis tellement fatiguée, mais je n'arrive plus à dormir. Et je ne supporte plus d'être seule, mais je n'arrive pas non plus à accepter la compassion ni le soutien de mes amis. C'est un cercle sans fin, je n'en vois pas le bout, et je ne sais plus ce que je suis sensée faire. Tu sais, quand je suis tombée tout à l'heure... J'ai bien cru que j'allais juste me laisser m'écraser sur les pavés."

Ma main se crispe légèrement sur la sienne à cette vérité avouée à demi-mots. Ca aurait été tellement plus facile, de céder à un petit moment de faiblesse, plutôt que d'affronter l'idée d'une vie à se battre contre moi-même et mes démons.

Quand la main de Pandora quitte la sienne, il ne la retient pas ; il se recule lui aussi, et finit par joindre les deux mains pour les serrer l’une contre l’autre et croiser les doigts, le regard se détournant vers le côté. Il a l’habitude de ces réactions et les comprend évidemment, malgré la déception que cela lui procure à chaque fois. Et la peur qui noue ses entrailles. Peut-être un peu d’auto-sabotage ici, alors qu’il se dit que de toute manière Pandora n’avait pas l’air de souhaiter le recroiser. Après ce soir, après ce qu’elle lui a annoncé et ce qu’il a lui-même révélé, il sera sans doute difficile de faire marche arrière. Il sentait que lui dire maintenant était la meilleure chose pour elle — pour qu’elle puisse faire son choix en conscience d’encore lui reparler ensuite ou simplement décider de prendre la distance dont elle a besoin, mais aussi et surtout pour qu’elle puisse apaiser un peu sa culpabilité et ses remords. Ils ne se connaissent pas, après tout — et elle ne serait pas la première personne à le regarder autrement, froncer les sourcils, refuser de lui parler. Aujourd’hui, moins de personnes savent, mais lui se souvient.

Mais elle lui pose des questions, à la place. Parce qu’elle souhaite comprendre. Elle juge un peu, et il ferait sans doute de même, à sa place. Il se recule entièrement contre le dossier du canapé et est donc à présent de profil par rapport à la préfète Sonore. Il choisit soigneusement ses mots, tout en arborant une légère grimace, les yeux fixés sur un des objets du salon, au-delà de la table.

—Quand Hideko a eu ses pouvoirs, son feu a explosé. Elle a fait des blessés et a été séquestrée, étudiée. Nous n’avions aucune nouvelle d’elle, et moi j’étais encore en train de finir mes études. Je cherchais des stages, puis des emplois d’assistant, et petit à petit j’ai pu infiltrer le milieu. Je voulais la retrouver. C’est pas seulement ma soeur, c’est ma jumelle, une partie de moi. J’avais l’impression que je devenais fou à ne pas savoir où elle était. Puis à apprendre qu’elle était cette personne étrange aux pouvoirs effrayants.

Il hausse une épaule.

—Elle était insaisissable. Un moment s’était déjà écoulé, et elle s’était enfuie avant que je ne parvienne jusqu’à elle. Petit à petit, elle a commencé à construire cet endroit. Ce n’était pas Terrae telle qu’on la connaît aujourd’hui ; c’était d’abord secret, fermé au monde extérieur. On ne pouvait pas vraiment communiquer facilement avec elle. Le temps que je comprenne qu’elle était à Tokyo, littéralement sous mon nez (il a une grimace et un rire cynique) j’avais déjà fait de la merde.

Il glisse un regard vers Pandora, mais n’arrive pas à accrocher ses yeux. Sa voix est assez basse, comme s’il avait peur qu’on l’entende en dehors de cette pièce.

—Au début je me disais qu’il fallait que je la retrouve. Puis je me suis dit que je voulais comprendre. Puis qu’il fallait que je la guérisse. Puis que je ressente un Vide si je voulais la retrouver. Parce qu’elle me retrouverait, elle.

Ce n’est même pas elle qui est venue me chercher. Était-elle encore trop terrifiée du monde extérieur, à l’époque ?

—Je me disais que si j’agissais hors de toute morale et de toutes mes valeurs, à un moment donné, je le ressentirai ce Vide. Mais faut croire qu’on s’habitue à tout, on rationnalise même le plus grand mal. J’étais complètement dans le déni. Au final, ça n’a pas duré si longtemps, comparativement au temps que j’ai pris pour atteindre la place que j’avais, ou le temps que j’ai passé à Terrae… (Il souffle et regarde à nouveau le vide.) Enfin. Même si c’est plus compliqué que ça, on s’en fout de mes raisons, elles étaient pas valables dans tous les cas.

Même si lui sait pourquoi et comment il en est arrivé là ; même si lui se souvient. Il se souvient de chaque instant, de chaque hésitation, de chaque larmes, de chaque déchirement. Il se souvient aussi des mots des autres chercheurs, ceux qui lui disaient qu’il fallait simplement faire comme si les cobayes n’étaient pas humains. Et ça a marché, et c’était horrible. Il a même tenté de mourir, pour déclencher ce putain de Vide. Mais rien, rien, rien. Jusqu’à quel point son cerveau était capable de supporter l’absurde ? Une vague de malaise le submerge, il est forcé de fermer les yeux et appuyer ses mains l’une contre l’autre. Les images, les sons. Quand il les rouvre, il tâche de se concentrer sur la chambre, sur les objets sur la table, mais pas trop sur Pandora qui respire fort à côté de lui.

—Si je fais ces recherches, c’est parce que je suis bon à ça. Effectivement, certaines des formules qu’on avait mises au point avec des collègues (il fronce les sourcils de colère) ont été récupérées, malgré les efforts que nous avons fait pour détruire les données une fois que la guerre contre les scientifiques a été lancée. C’était… un an après mon arrivée, je crois ? Et aujourd’hui… si je le faisais pas, je pourrais faire quoi d’autre ? Rester là à rien faire, à attendre ? Repartir, et faire comme si je n’avais rien fait de mal ? Ce serait une honte, et surtout tout ça n’aurait servi à rien. Je connais ces produits, même s’ils sont modifiés aujourd’hui. Alors il faut quelqu’un pour les contrer.

Ca aurait pu être n’importe qui d’autre, mais il faut croire que ça lui allait bien, à lui, le frère de l’Originelle.

Lorsque Pandora repose sa main sur la sienne, Misao lui lance un regard confus et peiné. La boule dans sa gorge s’est encore agrandie… il n’arrive plus trop à parler, et l’écoute. Alors il pose son autre main au-dessus de la sienne ; et quelque chose tremble en lui, touché plus profondément. Ses yeux larmoient pathétiquement, honteusement, mais aussi de compassion. Parce qu’il sait, autant qu’elle sait. Mourir, parfois, c’est la meilleure des solutions.

—Je suis content que tu l’aies pas fait. (Sourire neutre, un peu fatigué.) Ma réponse va pas te plaire, mais… j’me suis noyé. Je me suis laissé me noyer. Et on m’a tendu une main et on m’a maintenu la tête hors de l’eau. C’est une ancienne victime de mes collègues — et indirectement, une des miennes — qui m’a ramassé et m’a fait comprendre que j’avais le droit de vivre. Hideko, elle, m’a simplement rappelé que Terrae servait à ça, aux deuxième chances, et qu’elle me faisait confiance.

Il retient tout ce qu’il y a en lui pour ne pas pleurer. Parce que ce n’est pas le moment.

—Le bout viendra un jour. Tu n’oublieras pas, mais tu avanceras. Avance juste. Chaque jour après l’autre. Trouve un objectif. Mais si tu te laisses abattre maintenant, si tu te laisses mourir, ceux qui n’ont pas survécu pour que toi tu vives seront morts en vain. Il faut du temps pour ça… j’ai dû faire un passage à l’hôpital pour l’accepter, être suivi un moment. (Pause.) Une chose que je me dis souvent, c’est pas “comment je peux changer le passé” ou “comment je peux tenir le coup avec ce que j’ai fait”, mais “qu’est-ce que je peux faire pour ne pas avoir à regretter dans le futur”. Des fois, ça commence par accepter qu’on est encore là, et qu’il faut prendre un peu soin de soi.

Pendant un temps, il pensait que sa vie ne lui appartenait plus, depuis tout ça ; il a seulement récemment compris qu’il devait, au contraire, en reprendre les rênes.

Misao ne réagit pas face à mon mouvement de recul - il devait s'y attendre, même si une expression peinée traverse son visage. Il détourne le regard, s'enfonce dans le canapé ; mais moi, je ne le lâche pas des yeux. J'ai besoin de comprendre avant de me faire une opinion. Je ne peux pas accepter l'idée qu'il ait fait ce qu'il a fait sans une bonne raison - parce que dans ce cas-là, ça ferait réellement de lui un monstre, et un monstre ne porte pas une telle culpabilité sur ses épaules, surtout pas pendant aussi longtemps.

Je l'écoute attentivement quand il se lance dans son récit, le regard un peu perdu dans le vague. Hideko n'est pas seulement sa soeur, mais sa jumelle - je ne savais pas. Et je ne connaissais pas non plus son histoire, l'histoire de Terrae, en quelque sorte. Je ne me suis jamais vraiment posé la question de quand, ni comment, l'institut avait vu le jour. Dans les larmes, la douleur, le secret - ce qui n'est pas très étonnant, quand on y pense, vu la vocation de cet endroit et les "conditions" d'entrée. Mon coeur se serre au fur-et-à-mesure de son histoire ; les inflexions, légers tremblements de sa voix, les expressions de son visage - je peux sentir sa détresse, sa douleur, alors même que dix ans ont passé depuis tout ça. Il y a des souvenirs qui ne deviennent jamais plus faciles à revivre...

Il finit par dire que, quelles qu'aient été ses raisons, elles n'étaient pas valables. Je fronce les sourcils, les mots m'échappent instinctivement, avant que j'aie vraiment pu y réfléchir.

"Je ne suis pas d'accord. Commettre des atrocités au nom du savoir, du pouvoir ou du fric, ça, ce sont des raisons de merde. Mais toi, tu as fait tout ça par amour pour ta soeur... Et peut-être bien que ça n'excuse pas tout, c'est vrai, mais... Ca l'explique. Et je peux le comprendre."

Je sais ce que ça fait, de perdre la personne qu'on aime le plus au monde. Mais la mort a cet avantage d'apporter des réponses, une fin définitive à une histoire. Alors qu'une disparition, rester dans le flou, s'accrocher à un espoir fou... Je conçois que ça puisse faire perdre les pédales à n'importe qui, brouiller les limites entre le bien, le mal, pousser à l'irrationnel. Misao me confirme ensuite mes suspicions - que le Centre a récupéré une partie de leurs recherches, que c'est sans doute la base qui leur a permis de développer leurs horribles sérums. Je fronce à nouveau les sourcils alors qu'il commence à minimiser son travail, soulignant que c'est le moins qu'il puisse faire.

"Tu aurais pu. Partir, je veux dire, te laver de tout ça, choisir la facilité. C'est ce que font les gens qui n'ont aucune conscience. Mais tu es resté, et tu travailles à redresser la balance... C'est courageux, d'assumer ses erreurs et d'essayer de les réparer, tu ne devrais pas minimiser ce que tu fais. Moi je trouve que ça vaut beaucoup..."

Et puis, je me rapproche un peu de lui, posant ma main sur la sienne en avouant à demi-mots que je suis au bout du rouleau, prête à abandonner, à franchir ce dernier pas qui me sépare du précipice. C'est tellement tentant, parfois, d'arrêter de se débattre et de simplement se laisser engloutir... Je ne sais pas trop pourquoi je me confie autant à lui - peut-être simplement parce que, pour la première fois, j'ai l'impression que quelqu'un me comprend vraiment. Plus qu'Allen, plus que ma psy, plus que mes anciennes partenaires de mission... Je n'arriverai sans doute jamais à mettre des mots exacts sur ce déchirement, cette fracture d'une partie fondamentale de moi-même. Mais ça n'a pas d'importance, parce qu'il sait. Alors je décide de lui dire, ce qui se cache tout au fond de moi, quand on regarde dans ce trou béant au milieu de ma poitrine.

"J'ai peur, Misao. J'ai tellement peur. Je sais bien que tu as raison, que je ne dois pas abandonner, que je dois continuer à avancer, à me battre. C'est ce que j'ai toujours fait. Et quelque part au fond de moi, je crois que j'sais déjà que j'en suis capable... Mais j'ai peur, de me relever de tout ça et de ne plus reconnaître la personne que je suis devenue.... D'avoir cassé quelque chose d'irréparable, d'avoir perdu un bout de moi que je ne retrouverai jamais. Et ça me paralyse."

Je retire doucement ma main de celle du nippon pour refermer mes bras autour de moi. Je ne pleure plus, mais je crois que je me sens encore plus mal que quand mes larmes dévalaient mes joues. J'ai tellement froid, à l'intérieur, à l'extérieur. J'ai l'impression d'avoir épluché chaque couche de moi-même et d'être exposée à nu, comme jamais auparavant. Je fixe le canapé entre nous en continuant d'une voix éteinte.

"Quel genre de personne ça fera de moi, si j'arrive à dépasser tout ça, si j'arrive à vivre avec ce que j'ai fait ? Mon intégrité, ma conscience, c'est tout ce que j'ai, tout ce que je suis. C'est un prix que j'suis pas prête à payer. Je peux pas sacrifier ça, je peux pas..."

Ma respiration se bloque dans ma gorge. Une Air qui manque d'air, cette cruelle ironie.

Un instant, Misao reste sans voix lorsque Pandora prend sa défense. Il se surprend à la regarder un peu trop longtemps, dans l’incompréhension, avant de détourner à nouveau les yeux. Une partie de lui peine à l’accepter, car il sait qu’il s’est aussi laissé entraîner par l’envie de savoir, de découvrir. Il n’y avait pas que ça, bien sûr, mais durant un temps, il y a cru, que les terraens n’étaient que des monstres. Qu’ils n’étaient plus humains. C’était plus facile, à l’époque ; moins il réfléchissait, et mieux il pouvait travailler et se sentir. Aujourd’hui, c’est très différent ; il a très vite compris ses erreurs, compris qu’il ne fallait pas en parler, qu’il fallait changer, qu’il fallait faire mieux.

Mais elle comprend, et quelque part, au fond, son cœur s’apaise un peu à ces mots. C’est ce qui l’encourage à continuer à lui expliquer. À ne pas simplement se taire, partir, se cacher encore. Alors simplement, quand elle a fini de lui répondre, Misao souffle, avec l’impression d’une balle de tennis dans sa gorge :

—Merci. (Sourire tordu.) C’est… difficile pour moi de me dire tout ça. Mais... J’essaie, oui. Au maximum.

Il a essayé de se laver de tout ça, oui. Littéralement. Frotter, frotter jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, jusqu’à ce qu’il arrête de sentir qu’il contaminait tout, jusqu’à ce qu’il arrête d’avoir l’impression de sentir encore les corps sous ses mains. Et il y a celle de Pandora, qui l’ancre, là, maintenant. C’est con, mais c’est comme s’ils s’accrochaient l’un à l’autre — pourtant Misao a cessé de sombrer depuis longtemps, mais il y aura toujours cette marque, à jamais sur ses mains. Il n’aime pas s’en rappeler, ni la montrer, encore moins en parler ; alors qu’elle comprenne… Qu’elle essaie, au moins… C’est beaucoup, ça aussi.

Ca vaut beaucoup, pour lui.

Alors tout entier, il reporte son attention sur elle ; se tourne à nouveau, ose lui faire face, la regarder. Elle aussi s’expose, c’est comme deux fractures ouvertes à l’air libre, comme phosphorescentes dans la nuit, visibles seulement quand la lumière s’effondre. Les formes sont distordues et étranges, on a l’impression de ne plus se reconnaître — et pourtant, elle s’y accroche si fort, à qui elle est. Elle s’y accroche même physiquement, quand elle enserre ses propres bras entre les siens. Il aimerait pouvoir lui renvoyer l’image qu’il a d’elle en cet instant — pas une image de femme brisée, mais l’image d’une femme qui se bat pour contenir les morceaux d’elle qui s’effritent dedans et dehors.

—Tu resteras toi-même. Telle que tu as été, telle que tu es. Ne pas vouloir accepter ce que t’as fait, ne pas vouloir l’apprécier… ça montre qui t’es. Ca montre que même quand tu vivras avec, tu ne veux pas le minimiser. Et c’est ça qui compte, qui tu veux être, comment tu veux être. Ca pourra pas être réparé de la même manière qu’avant, mais…

Il ne réfléchit pas trop et sent qu’il a posé sa main dans son dos, prêt à l’attirer contre lui si elle le laisse faire. Pour l’aider à contenir les morceaux qui s’éparpillent, lui rappeler qu’elle est là. Juste un ancrage, là, ici. Maintenant.

—Tu as rien à sacrifier de toi. Même si des choses ont changé, parce qu'on change toujours avec le temps qui passe, tu restes qui tu es.

Il souffle.

—T’as le droit de t’effondrer et de te perdre. T’effondre juste pas toute seule, s’il te plaît.

Misao semble en proie à un conflit intérieur face à ma réaction, comme s'il s'attendait à ce que je le juge plus durement, le rejette même - et peut-être que je l'aurais fait, il y a quelques mois. Sans doute, même. Mais ici, maintenant, c'est différent ; comment pourrais-je le condamner alors qu'il lutte depuis si longtemps pour réparer le mal qu'il a fait ? Comment pourrais-je lui refuser ma compassion alors que chacun de ses mots résonne si fort en moi ? On peut comprendre, accepter, pardonner - sans pour autant cautionner. Et l'accepter malgré ses fautes, c'est aussi me donner une chance de m'accepter, un jour, malgré les miennes. Et j'ai définitivement besoin de ça ; de cet espoir.

Alors finalement, je m'ouvre à lui, comme une fleur dont les pétales fanés s'écartent l'un après l'autre pour en révéler le coeur. Ma peur la plus profonde, la plus secrète, et pourtant si simple ; la peur de perdre qui je suis. Je me laisse faire quand il m'attire doucement contre lui, posant ma tête contre sa clavicule, les bras toujours serrés autour de moi-même. Je ferme les yeux, essayant de calquer ma respiration laborieuse sur la sienne, concentrée sur sa voix, ses mots. J'ai envie de le croire - j'ai besoin de le croire. Que je resterai la même ; avec des cicatrices, des cassures - plus fragile sans doute, moins idéaliste, aussi. Mais toujours moi. Et il a raison, j'ai le droit de craquer, de m'effondrer.

"Mais je ne suis pas toute seule. Tu es là..."

Lentement, je déroule mes bras pour les passer derrière son dos, je me presse un peu plus contre lui, et j'arrête de lutter. J'ai l'impression que c'est le moment ou jamais ; ses bras autour de moi sont là comme une barrière, pour retenir les morceaux de moi qui s'échappent, éviter que je ne vole complètement en éclats même si je m'effondre. Mes larmes se remettent à couler, en silence, et je les laisse faire. Cette fois, je pleure pour moi, je crois - mon empathie, ma compassion sont tellement exacerbées, que je m'autorise à m'en accorder un peu. Et je m'accroche à Misao, son corps est chaud, solide, me stabilise et m'empêche de tomber dans le vide qui s'ouvre sous mes pieds.

Lentement, après de longues minutes, mes sanglots finissent par se tarir. Mon coeur et ma respiration retrouvent un rythme plus ou moins régulier alors que je reste quelques instants de plus contre lui, imprégnée de son odeur rassurante. Puis finalement, je m'écarte un peu, frissonnant dans l'air froid de ma chambre. Mes yeux trouvent les siens, mais les mots restent coincés dans le fond de ma gorge. Qu'est ce qu'on est sensé dire, après un moment comme celui-ci ? Je n'ai jamais montré autant de moi à personne, je suis encore à fleur de peau, le coeur au bord des lèvres. C'est comme si un fil invisible s'était tissé entre nous, et ma main retrouve la sienne, presque instinctivement.

"Merci."

Et c'est tout - en cet instant, parler semble superflu. Alors je lui souris avec douceur - un petit sourire, timide ; mais un sourire tout de même.

Elle s’effondre, et il est là. Ca résonne un moment dans sa tête alors qu’elle se laisse aller, qu’elle pleure, s’accroche à lui. Il hésite d’abord, puis la serre fermement, ne la lâche pas. Il sent son souffle contre sa clavicule, ses larmes qui trempent sa chemise, les sanglots qui la secouent et font écho à travers lui. Il sent ses propres yeux mouillés, et finalement pose sa joue contre le sommet de sa tête, et il la berce, là, une main sur la nuque et l’autre bras  autour d’elle, incapable de dire quoi que ce soit, de la contredire, de la rassurer autrement. Parce qu’il sait qu’il faut que ça sorte, que la violence qu’on vit est une violence qui s’accumule à l’intérieur de nous, et soit on la rejette sur les autres, soit c’est contre nous-mêmes qu’elle explose. On se dit que pleurer ne sert à rien, mais pleurer ça vide quand on est trop plein, ça remplit quand on est trop vide. On se ré-équilibre, on essaie, du moins ; et quand tout a été vidé et rempli, quand les vannes reviennent à la norme, on peut se regarder un peu à nouveau, peut-être.

L’instant est étrange pour lui ; ils se connaissent si peu, malgré cette soirée qu’ils ont passée il y a longtemps, mais il est bien incapable de la lâcher, de la laisser seule avec cette terreur et cette souffrance au fond d’elle — celle qu’on ressent lorsqu’on ne se reconnaît plus, lorsqu’on s’est tant éloigné de nous que la seule chose que l’on peut faire, c’est s’éloigner plus fort encore. Il se demande quel réconfort elle peut bien trouver en lui et si, après tout ça, ils redeviendront des inconnus qui ne peuvent pas se regarder en face. Cette perspective le rend inconfortable et creuse un peu plus le noeud dans son estomac, qui s’est créé lorsque les premiers souvenirs flottants de ses propres fautes lui sont revenus en tête ce soir. La tenir contre lui et qu’elle le serre ainsi dans ses bras, c’est aussi un moyen pour lui de ne pas s’égarer trop loin et d’être présent.

Finalement, Pandora se calme petit à petit — il y a un instant de flottement durant lequel ils respirent simplement, un peu lourdement. Plus elle se calme, et plus il se sent se calmer aussi. Il a fermé les yeux, à un moment donné, engourdi de fatigue. Et enfin, elle se recule, frémit, et ils se fixent. Il ne peut que répondre à son sourire en miroir, gêné, et garde ses doigts entre les siens. Il acquiesce simplement, incapable de répondre “de rien” ou “c’est rien”. Ce n’est pas rien. Il ne peut pas non plus dire que ça ne lui a rien coûté, mais ce n’est pas comme s’il en ressentait du regret. C’était ce qu’il voulait faire, maintenant.

—Tu as l’air épuisée.

Il se penche pour attraper une boîte de mouchoirs posée pas loin, qu’il lui tend de sa main non occupée. Ca se passe de mots, des fois, tout ça. Il n’a pas l’impression de mériter un merci ; il ne l’avouera pas tout de suite, mais ça lui a fait du bien aussi. Et c’est encore plus étrange maintenant qu’elle s’est reculée et qu’il ne la sent plus. …

—Tu... arriveras à dormir ?

Misao me serre plus fort alors que je m'accroche à lui, comme un noyé qui s'accrocherait à une bouée de sauvetage. Mes larmes coulent, et coulent encore, et ça fait mal, mais étrangement ça fait aussi un peu de bien. J'évacue le trop-plein d'émotions que j'ai gardé scellées si profondément en moi, depuis trop longtemps ; et c'est comme si ces litre de larmes, d'une façon inexplicable, désinfectaient un peu la plaie béante dans ma poitrine. Misao me berce, doucement, du début à la fin, sans un mot. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où quelqu'un m'a serrée comme ça contre lui, mais je me rends compte à quel point j'en avais besoin, de cet ancrage.

Le moment passe, comme suspendu en dehors du temps, et quand finalement je me calme et me détache doucement du nippon, je ne sais pas quoi dire. Lui non plus, je crois, on se fixe avec un sourire maladroit, nos doigts enlacés - il a les yeux un peu rouges, lui aussi. Il n'est pas un parfait inconnu, mais pas si loin tout de même ; et pourtant, je viens de partager avec lui le moment le plus intime de toute ma vie. C'est un sentiment étrange, même si je ne regrette rien de ce qui vient de se passer - je ne sais juste pas comment me comporter, à présent. De ma main libre, j'attrape le paquet de mouchoirs qu'il me tend, et en sors un pour m'essuyer maladroitement le visage. Je n'ose même pas imaginer à quoi je dois ressembler... Je hoche doucement la tête à sa question.

"Je-je crois, oui. Tu as raison, je suis... Je me sens vidée."

Physiquement, mentalement, émotionnellement... Je crois que je suis suffisamment drainée pour sombrer comme une masse, et enfin rattraper quelques heures de sommeil en retard. Mais je n'arrive pas à lâcher sa main. Malgré tout, j'ai peur du moment où il passera la porte et où je me retrouverai à nouveau seule avec mes démons. Mais je ne peux pas non plus lui demander de passer la nuit avec moi - alors je demande seulement, d'une voix un peu timide et gênée, en baissant les yeux sur le canapé.

"Est-ce que- est-ce que tu pourrais... Voudrais bien, attendre un peu, que je me sois recouchée, avant de partir ? S'il te plaît ?"

J'ai l'impression d'être retournée 20 ans en arrière, quand je demandais à ma mère de vérifier qu'il n'y ait pas de monstre dans le placard avant de m'endormir. Le monstre n'est plus dans le placard aujourd'hui, mais à l'intérieur de moi - il s'est retiré un peu, mais il guette toujours. Et il est autrement plus terrifiant que mes cauchemars d'enfant.

Aucun d’eux ne sait comment réagir, alors ils se fixent simplement. Misao brise la glace avec quelques mouchoirs, et la suite des interactions sera probablement aussi maladroite qu’elle l’est actuellement. Une partie de son esprit refuse de trop se concentrer sur ses pensées, probablement parce qu’il n’accepterait pas ce qui s’y trouve. Ni les questions, ni les réflexions, ni les constatations. Il réfléchirait trop à ce que tout ça peut vouloir dire, aux craintes qu’il y aurait, à cette émotion confusante qui pulse, là, derrière.

Il sourit un peu faiblement, mais souffle un rire.

—Avec un peu de chance, ça t’aidera à t’endormir plus vite.

Quand il se sent épuisé ainsi, habituellement, il lui suffit de se poser sur un oreiller pour trouver un sommeil sans rêves ; souvent le bienvenue, lorsqu’il sent que son esprit risque surtout de cogiter et tourner en rond. Mais sa question le stoppe dans son rire, dans son sourire, il la fixe simplement, surpris et,…

—Je peux… rester, si tu veux.

Il désigne le canapé de la main. Lui aussi est épuisé, mais il sait que sitôt le calme revenu dans la chambre, sitôt sa tête sur un coussin, il ne fera pas long feu. A trop attendre, c’est surtout un risque — qu’il s’endorme là et que ce soit étrange pour tous les deux, s’ils n’en pas discuté en amont.

Est-ce que ça le dérangerait ? Une partie de lui rêve de retrouver son lit et de prendre une douche, mais la soirée a déjà bien dévié de son plan initial, alors il pourra y survivre… et ça le rassurerait peut-être un peu, aussi, de s’assurer que Pandora est en sécurité. Ou se sente en sécurité. Il ne sait pas bien d’où lui vient ce besoin, mais il semblerait qu’il ne soit pas trop apte à réfléchir à ce sujet.

… Peut-être qu’il a été un peu impulsif.

—Sinon je peux simplement attendre.

Et il faudra alors lutter contre le sommeil, très fort.

Je hoche la tête à la remarque de Misao - effectivement, je pense que je ne vais pas faire long feu... C'est juste l'étape de lui dire au revoir, de me mettre au lit seule, qui me fait peur à présent, m'empêche de bouger. Alors je lui demande de rester un peu, juste le temps que je me couche, s'il veut bien - et là... Il me propose de rester tout court, pour la nuit (enfin, ce qu'il en reste). Je cligne plusieurs fois des yeux en le regardant bêtement, un peu surprise. Bien sûr, que j'aimerais qu'il reste - je n'osais pas lui demander, mais s'il propose...

"D'accord."

Il désigne le fauteuil, et je hausse un sourcil légèrement. Mon regard passe du nippon au canapé, plusieurs fois - non mais, il n'y a déjà pas assez de place pour que moi je m'allonge dessus complètement, alors lui...

"Tu... Euh, tu es plus grand que le canapé, ça va pas être très confortable... En plus j'ai pas d'autre couverture. Tu peux dormir avec moi, si tu veux, y'a assez de place..."

Je pointe vers mon lit, j'ai pris un Queen size parce que j'aime bien avoir de l'espace, justement. Il n'y a pas le moindre sous-entendu derrière ma proposition, à vrai dire ça ne me traverse même pas l'esprit à cet instant - je n'ai jamais "juste dormi" avec quelqu'un dans mon lit, mais là tout de suite, c'est la seule chose dont j'ai envie. M'abandonner aux bras de Morphée, une présence réconfortante à mes côtés.

Mes yeux glissent sur sa silhouette, ses vêtements - il ne va pas dormir en pantalon et chemise, quand même. Je me racle un peu la gorge en me grattant l'arrière de la tête. Cette situation est de plus en plus bizarre et malaisante, mais franchement, mon cerveau s'est déconnecté il y a déjà plusieurs minutes et je n'arrive plus vraiment à analyser ce qui se passe de manière lucide. Je demande donc juste, d'un ton neutre :

"Tu veux un pyjama ?"

Et moi je vais devoir me changer aussi, mon t-shirt a traîné dans la poussière de la cour et des couloirs, c'est un peu trop sale pour retourner au lit comme ça.

Chacun a l’air surpris des réponses qu’ils apportent à l’autre. De ce qu’il dit, de ce qu’elle répond. Ils sont peut-être trop épuisés pour réfléchir réellement autrement, qui sait. Misao, lui, a abandonné la réflexion depuis quelques minutes déjà ; sinon il n’aurait certainement pas prononcé ces mots à voix haute. Enfin, maintenant c’est fait, et il faut qu’il assume ; il prend son temps pour observer le canapé, intercepte le regard de Pandora et lui renvoie un sourire embarrassé. Elle n’a pas totalement tort, faut dire, mais il n’était pas parti pour faire le difficile. Ca fait longtemps qu’il n’a pas dormi dans des endroits un peu étranges, mais il avait l’habitude au lycée ou à la fac… … Ok, rectification : il lui est déjà arrivé de se retrouver endormi à son bureau du labo, et c’est bien moins confortable qu’un canapé qui fait les deux-tiers de sa taille seulement.

—Seulement si ça te va.

Tout le monde n’aime pas dormir avec quelqu’un rencontré… il y a trois ans certes, mais rencontré deux fois dans leur vie, surtout.

Bon, il a parfaitement conscience que l’ambiance est étrange, là ; comment essayer de briser la glace ? Enfin. Non. Pas de briser la glace. De mettre Pandora à l’aise ?

… Ca sonne de pire en pire dans sa tête, c’est bon ça le saoule.

—Si tu as quelque chose à peu près à ma taille, je veux bien. Un grand t-shirt, ou… Enfin, tu vois, je suis pas difficile. Mais on sera plus à l’aise tous les deux, je crois, sourit-il à nouveau dans son embarras.

Ca y est, on repartis pour un silence gênant ? Non, c’est bon, Misao se redresse et se lève, tend la main à Pandora pour l’aider à faire de même :

—Tu devrais peut-être te changer aussi, tu seras plus à l’aise… Je peux me changer ici pendant que tu vas dans la salle de bain ?

Tout en questions, tout le temps ; ça permet d’avancer, prendre les décisions, et après euh… après on verra, je suppose. Prendre la salle de bain pour se changer, c'est bien quand on a besoin de s'enfermer, de prendre son temps. Au moins, Misao ne risque pas de débarquer pendant qu'elle se change par erreur.

Ouais, c’est malaise-land.

Je hoche la tête pour toute réponse ; si ça ne m'allait pas, je n'aurais pas proposé. Enfin, je crois - je n'arrive plus trop à réfléchir, pour être honnête, je suis un peu passée en pilote automatique là. Misao accepte ensuite quand je lui propose un pyjama - enfin, on s'entend, je n'ai pas de pyjama d'homme dans ma garde-robe, mais quelque chose de plus confortable quoi. J'attrape la main qu'il me tend pour me remettre lentement sur mes pieds, j'ai l'impression de tanguer un peu, ma tête est lourde. Je me dirige vers l'armoire, fouille quelques instants avant de revenir vers le nippon avec un short de sport trop large pour moi et un vieux t-shirt de Nirvana en taille XL - merci ma période grunge.

"Tiens, ça devrait t'aller je crois... Je vais me changer aussi, oui, on peut faire comme ça."

J'attrape le premier pyjama sur ma pile, avant de me diriger vers la salle de bains. Je grimace en découvrant finalement mon visage dans le miroir - j'ai les yeux rouges et bouffis, les traits tirés, fatigués. J'ai l'air d'un fantôme ; un fantôme après une grosse crise de larmes. Je me passe de l'eau sur le visage et me brosse les dents en vitesse. Puis je retire le long t-shirt que je portais, le troque contre un shorty et débardeur noir. L'ensemble était moulant il fut un temps ; maintenant il flotte sur mon corps aminci. Je soupire en passant une main sur mon épaule trop fine, les os saillants de ma clavicule. Un esprit sain dans un corps sain, comme on dit ; il semblerait que la citation fonctionne dans l'autre sens aussi.

Avant de retourner dans la pièce principale, je sors une brosse à dents encore emballée et une serviette propre de l'armoire sous l'évier, que je dépose sur le rebord de la baignoire. J'imagine qu'il va vouloir se débarbouiller un peu, quand même. Je reviens ensuite dans la chambre, mon regard glisse sur Misao - un fin sourire se dessine sur mes lèvres, c'est bizarre de le voir comme ça dans mes vêtements. Ils sont trop grands pour moi ; un peu moulants sur lui.

"Ca te va mieux qu'à moi. Je t'ai sorti une brosse à dents et une serviette propres, si tu veux."

Je pointe vaguement derrière moi en disant ça, puis me dirige vers le lit en le laissant utiliser la salle de bain à sa convenance. Quand il revient quelques instants plus tard, je suis déjà sous la couverture, côté mur - le côté où je dors habituellement - et le laisse s'installer avant d'éteindre la lumière. Dans le noir, je frissonne, me rapproche un peu de lui. Il est sur le dos, je me roule en position foetale, pose mon front contre son épaule, ma main sur son avant-bras. Un contact léger, juste pour m'ancrer, me rappeler physiquement que je ne suis pas toute seule. Je ne sais pas quoi lui dire, entre pardon, merci, bonne nuit ? Alors je ne dis rien, ferme simplement les yeux - et une minute plus tard, je suis déjà endormie, imprégnée de sa présence, de son odeur rassurante à mes côtés.

Ce sera donc un t-shirt Nirvana, ce soir. Misao le regarde quelques instants avec un sourire, se rappelant de l’attrait de la jeune femme pour la musique. Il ne se souvient pas de tous les détails qu’ils ont échangé cette fameuse soirée durant l’Eclipse, mais cette information lui est restée.

—Merci.

Et elle disparaît. Le silence devient encore un peu plus étrange, mais les gestes automatiques pour se changer l’empêchent de devoir réfléchir à quoi que ce soit. Il fixe la porte un instant avant d’enlever sa chemise et la mettre sur le dossier du canapé, puis enfiler le t-shirt que lui a prêté Pandora ; avant de faire de même avec le pantalon, pour enfiler son short. Un peu serré, on va pas se mentir, mais ça fera parfaitement l’affaire pour une nuit. Il terminait à peine de l’enfiler, d’ailleurs, quand Pandora est revenue dans la chambre. Il se passe une main gênée sur la nuque, se contentant de lui renvoyer un sourire.

—Content que tu profites du spectacle.

Le ton est gentiment moqueur, mais il est bien embarrassé, faut pas croire. Il soupire néanmoins de bonheur, touché qu’elle lui ait mis à disposition les produits d’hygiène. Il peut faire une concession un soir, mais il serait pas méga à l’aise non plus. Légitimement.

—Tu gères. Je reviens, je vais me rincer rapidement.

Enfin, avant de disparaître dans la salle de bain, il l’observe vaguement en tenant la poignée de porte, détaillant son expression défaite et épuisée. Avant de détourner les yeux et entrer dans la pièce d’eau. Le Feu en profite pour faire un brin de toilette rapide, se brosser soigneusement les dents. Serviette à nouveau soigneusement pliée sur le rebord de la baignoire ; brosse à dent sur le rebord de l’évier. Puis ressort les cheveux un peu humides et ébouriffés, qu’il a tenté de ramener vers l’arrière pour ne pas faire trop cassos non plus. Faut croire que c’est important, là, hm.

Pandora est déjà au lit. Hm. HM. Il la rejoint, elle éteint la lumière, et il est sur le dos, un peu rigide, pas super à l’aise… enfin, jusqu’à ce qu’elle se glisse jusqu’à lui et se recroqueville. Vulnérable, encore. Il se retourne lentement, vers elle, le nez presque dans ses cheveux, sa main proche de la sienne.

—Bonne nuit.

Elle s’endort. Tout est calme. Il sourit… c’est apaisant.

Lui aussi s’endort.


Le lendemain, la lumière du jour lui pique les yeux à travers ses paupières fermées. Le soleil est levé depuis un moment, la chambre est dorée sous ses rayons. Des cheveux lui chatouillent le nez, et il met un moment à capter où il est, ce qu’il s’est passé hier soir… il a son bras par-dessus Pandora.

Instant bug, il arrête un peu de respirer. Regarde autour. Ok. Ok. Il ne va pas bouger tout de suite, ce serait con de réveiller Pandora… aha… Ca cogne un peu trop fort dans sa poitrine, mais il se dit que c’est le stress.
Le.
STRESS.
hmhm. Est-ce qu’il va bouger, du coup ? Ouais. Juste pour enlever son bras, très, très lentement. En évitant de paniquer comme un connard.