Je rentre du marché. Le temps est au beau fixe, j'ai gagné beaucoup d'argent. Tout est bien. J'ai même pu acheter un peu de viande, Mama sera ravie. On aura sûrement du ragoût pour le dîner, c'est génial. Et au-dessus des provisions dans le grand panier tissé il y a une magnifique étoffe. Orangée comme une mangue, avec des motifs géométriques d'un bleu éclatant, électrique. Je l'adore et je sais que la personne à qui je veux l'offrir l'adorera aussi.

J'arrive en vue de notre maison. C'est un bâtiment un peu tordu, avec un étage. Construit avec des briques, il a été peint en blanc et ressort à côté du sol de terre battue aux tons ocre et brun. Mais aujourd'hui, les murs blancs sont tachés de rouge et criblés de petits trous. Devant la maison, deux corps sont à terre, inertes. Ça sent la poudre et le sang. Je presse le pas, l'inquiétude me tord les tripes. Je vois la porte d'entrée, qui a toujours été un peu de travers, pendre par un seul gond. Je délaisse ces corps dont j'ai peur de reconnaître le visage et entre dans la maison. C'est silencieux. Vide. Les murs sont eux aussi criblés de petits trous. Des impacts de balles.

C'est le désordre dans le salon. La commode sous les escaliers a été renversée. Ses tiroirs traînent sur le vieux tapis élimé, leur contenu éparpillé autour. La bourre des vieux fauteuils dans le coin à droite sort en touffe, comme si quelqu'un les avait éventrés. Une traînée de sang file depuis l'entrée jusqu'à la cuisine. J'ai peur, je tremble. Le panier m'échappe des mains. Les pommes trouvées pas cher roulent par terre. J'ai dans les mains le tissu que je voulais offrir à Mama.

Je me précipite à la cuisine, l'angoisse me noue la gorge. Pitié, faites que rien ne soit à arrivé à Mama ! Je trébuche sur un corps qui gémit. C'est un des gars du quartier. Il est étendu dans une flaque d'un liquide rouge. De la peinture ? Ici aussi ça sent la guerre. Je me met à genoux. L'homme a la respiration sifflante et un trou dans le torse. Je pourrais y passer mon poing. Il attrape mon t-shirt, le tache.

- Ils l'ont flinguée. Ces enfoirée l'ont flinguée.

C'est tout ce qu'il a la force de dire. Son regard s'éteint juste après. Il est mort. Je ne veux pas y croire. Mama doit s'être cachée. Je dois la retrouver. Je me relève et mes yeux parcourent la cuisine, son sol à moitié en bois à moitié en carrelage. Il s'arrête sur l'évier où traîne un pot en terre cuite. Puis sur une masse étendue. Ses habits d'habitude blancs et toujours étincelants sont gorgés de rouge. C'est pas de la peinture. C'est du sang. Et je me laisse tomber à genoux dedans. Mes mains suivent, le tissu que je voulais lui offrir se colore lui aussi de rouge. Elle est là, elle a les yeux ouverts, l'air apeuré. Tout ce sang, il devrait être dans son corps, pas en dehors ! Quelqu'un crie. Non, quelqu'un hurle. C'est moi. Je hurle à plein poumons comme une bête blessée.

RHAAAAAAA !!!

Le cri qui me déchirait la gorge se tait enfin. Je m'assois vivement dans mon lit, en sueur. Mon débardeur me colle à la peau, je me suis entortillé les jambes dans mes draps. Je halète, tremble et pleure. Je ne veux pas rester ici. Je me débats et quitte mon lit, enfile un short rouge. Ma chambre nouvellement acquise est saccagée, la chaise est brisée contre un mur, mes vêtements ont volé et mes meubles portent des marques profondes d'éraflures. Mais qu'importe, je fuis la chambre. Je suis toujours en pleurs, incapable de m'arrêter. Sans y penser, je descends les escaliers et bientôt je me retrouve à toquer à une porte que je connais bien. Je ne sais même pas quelle heure il est. J'ai juste besoin de quelqu'un.

Je suis dans mon lit en train de rêver paisiblement, entourée de mes nombreux coussins et peluches, quand des coups frénétiques à ma porte me tirent soudain de mon sommeil.

"Mmnhh h-hein, quoi ?"

Je me frotte les yeux en bâillant, les tourne vers mon radio-réveil ; 3 heures du matin. Qui peut bien venir me voir à cette heure-ci ? Un sentiment de malaise s'installe rapidement au creux de mon estomac - ça ne peut pas être une bonne nouvelle. Surtout au vu de la fréquence des coups frappés, qui ne se sont toujours pas arrêtés d'ailleurs. Je me lève, enfile mes pantoufles lapin et mon peignoir en soie rose par dessus ma robe de nuit. Je noue la ceinture tout en m'avançant vers la porte de ma chambre, que je déverrouille rapidement avant de l'ouvrir. Chose que je n'aurais jamais faite quand je vivais chez mes parents (on n'ouvre pas sa porte au milieu de la nuit sans savoir qui se trouve de l'autre côté) - mais curieusement, je me sens bien assez en sécurité à Terrae pour ne même pas y penser.

Tori se tient là, le bras levé et le poing fermé, prête continuer à toquer. Elle est en short et t-shirt, pieds nus - et surtout, le visage couvert de larmes. Mes yeux s'ouvrent en grand alors que l'inquiétude me gagne face à la détresse de mon amie.

"Tori ? Qu'est-ce qui s'est passé, ça va ?! Viens, entre..."

Je m'efface pour la laisser passer, avant de refermer la porte derrière elle et de la guider vers le canapé. Elle a l'air d'avancer au radar, l'expression un peu vacante, comme en état de choc. Je la fais s'asseoir et m'installe sur la table basse, face à elle. Je prends ses mains et les serre doucement entre mes doigts - sa peau est glacée.

"Tori ? Tori, parle-moi, qu'est ce qui se passe ?"

Je ne reprends vraiment mes esprits qu'une fois assise sur le canapé d'Alyona. J'ai tout fait en mode robot, et je n'ai pas vraiment de souvenirs de tout le trajet. Je sens le sol dur sous mes pieds et les coussins dans mon dos. Et je vois le visage inquiet d'Alyona avec ses cheveux en bataille. Bien sûr que je l'ai réveillée. On est au milieu de la nuit, et je viens toquer chez elle. Pour qui je me prends... Je me sens soudain ridicule. Des cauchemars j'en fais toutes les nuits. Pourquoi cette nuit-là j'ai été autant touchée ? Et ces larmes qui n'arrêtent pas de couler !

Les mains chaudes d'Alyona me tirent de la spirale d'émotions qui menace de m'engloutir. Je baisse les yeux sur nos mains. Je suis là. Elle ne m'a pas envoyée chier. Elle s'inquiète. Je peux lui parler, je peux lui dire et me débarrasser d'un fardeau. Mais ça veut dire que tout sera réel... Ça veut dire arrêter de fuir, je ne pourrais plus me cacher derrière mon déni. Je n'arrive pas à la regarder en face. Sa peau est beaucoup plus blanche que la mienne. Si je ne lui parle pas maintenant, je vais finir par imploser. J'ai déjà saccagé la chambre qu'on m'a donné. Il faut que j'en parle, et je préfère que ce soit à elle qu'à un psy que je ne connais pas. Alors je prend une grande inspiration.

J'ai fait un cauchemar... J'en fais toutes les nuits, ça fait plus d'un an que ça dure...

J'ai envie de lui dire que j'en peux plus, je suis épuisée, je ne dors pas, je veux que ça s'arrête. Mais les mots semblent tous vouloir sortir en même temps et ma gorge est trop étroite, ça fait un gros nœud. Au lieu de tous ces mots, j'ai un sanglot.

Je... Je savais plus quoi faire... Pardon...

Je la dérange et maintenant je suis incapable de parler, c'est pathétique.

Tori semble revenir doucement à elle, son regard est baissé vers mes mains qui entourent partiellement les siennes - elles sont tellement petites en comparaison. Elle m'explique d'une voix rauque qu'elle a fait un cauchemar, et je me détends un peu. Je sais à quel point les rêves peuvent être douloureux et réalistes parfois - surtout en tant que Voyante - mais au moins il ne lui est rien arrivé de grave. Elle s'excuse ensuite et je serre mes doigts un peu plus fort.

"Tu n'as pas à t'excuser, il n'y a pas de mal, ça arrive..."

Et je suis touchée qu'elle se sente suffisamment en confiance avec moi pour venir me voir quand elle ne va pas bien. Même si ça me fait un pincement au coeur de la voir aussi... Vulnérable. Elle qui a toujours l'air d'un roc solide, je peux à présent voir la façade se fissurer. Elle reste silencieuse, aussi je reprends la parole pour l'encourager à me parler si elle le souhaite.

"Je faisais beaucoup de cauchemars aussi quand je suis arrivée, c'est normal... Est-ce que tu as envie de m'en parler ?"

Je tourne la tête vers le petit coin cuisine de ma chambre, le regard sur ma boîte à thé. Non, ça c'est une situation pour du chocolat chaud avec des marshmallow.

"Je pourrais nous faire un chocolat chaud avant de discuter, si tu veux ? Ou du lait avec du miel ?"

J'entends ce que me dit Alyona. Elle me rassure, enfin essaye... Mais je me sens tellement sonnée que ça ne m'atteint pas vraiment. J'ai l'impression de flotter, presque de m'être séparée de mon corps. Je crois que c'est sa façon de me dire qu'il ne tient plus la cadence des nuits blanches et des deux ou trois heures de sommeil par nuit. Alors quand mon amie me pose des questions, je ne peux qu'acquiescer. Oui, je veux en parler. Je veux me défaire de tout ce poids sur mes épaules. Mais j'ai peur d'ouvrir la bouche, que tout se déverse sans que je puisse l'arrêter, comme un torrent en crue. Alors à la place, j'ouvre la bouche pour autre chose.

Un lait... S'il te plaît.

C'était le boisson que Mama me faisait lorsque je rentrais et que j'avais perdu mon combat. Quand j'étais tellement amochée que je ne pouvais même pas tenir mon mug dans mes mains écorchées. Des images passent rapidement devant mes yeux. Les robes flottantes et colorées de Mama, son visage souriant, sa voix forte avec l'accent prononcé, son uniforme toujours impeccable... Son visage fatigué, le sang sur le sol, les impacts de balle sur les murs, son visage figé. Non !
Je pleure à nouveau. Si je ne parle pas maintenant, je vais... Je vais faire quoi ? Je ne peux rien faire, il n'y a rien à faire. C'est fini, elle n'est plus là, elle ne reviendra pas. Elle est enterrée, sûrement sous un putain d'hôtel comme ceux dans lesquels elle aura travaillé toute sa vie. Putain. J'ai même pas pu lui offrir une vraie sépulture. Merde. Je dois parler.

J'ai... Mes parents m'ont abandonnée à la naissance. Je sais pas qui ils sont. C'est une femme des favelas qui m'a recueillie et élevée... Je connais même pas son vrai nom, tout le monde l'appelait Mama Nourrice. C'était une femme grande, à la peau très noire, sûrement Africaine... Elle parlait fort, souriait toujours et était toujours là pour les autres. C'était ma mère, mon pilier.

J'ai parlé vite, sans respirer. Je prends une grande inspiration.

Elle m'a élevée, éduquée, chérie. C'était ma mère. Et un jour...

Ma voix se casse, je ne sais pas si j'aurais la force de continuer.

Un lait chaud, d'accord. C'est la seule question à laquelle elle a répondu, donc je me raccroche à ça - je n'ai pas envie d'insister, de la brusquer. Si elle ne se sent pas prête à parler et qu'elle a juste besoin d'un peu de réconfort, il n'y a aucun souci, je peux faire ça aussi. Et je ne risque certainement pas de la juger - ça fait deux ans que je suis ici, et je ne me suis encore ouverte à personne... Enfin, ouverte vraiment, je veux dire.

J'ai déjà rejoint le coin cuisine de ma chambre et enfourné deux tasses remplies de lait au miel au micro-ondes, quand la brune recommence à parler. Mince, je ne m'attendais pas à ce qu'elle se lance dans son histoire avant d'avoir nos boissons. Je tourne le visage vers elle et l'écoute me raconter un morceau de son passé, attentive. J'ai bien peur de savoir déjà quelle sera la fin de ce conte, et je sens mon coeur se serrer dans ma poitrine.

Je sors les mugs brûlants du micro-ondes et reviens vers Tori, alors que cette dernière arrive au moment difficile de l'histoire, celui qu'elle n'arrive pas à raconter mais que je devine sans peine. Je pose doucement les tasses sur la table et m'assieds dans le canapé cette fois, juste à côté de mon amie, et prends l'une de ses mains dans la mienne. Je la serre doucement.

"Je suis tellement désolée, Tori... Qu'est ce qui lui est arrivé ?"

Instinctivement, ma seconde main vient se poser sur mon estomac. Parler de perte me rappelle la mienne, malgré le temps qui passe, et malgré tous mes efforts pour l'enfouir au plus profond de moi et ne pas y penser.

Le temps que je raconte le début de mon histoire, Alyona est allée nous préparer deux tasses de lait fumant. L'odeur m'aide un peu à me sortir de ce cauchemar et de mes souvenirs. Mais pas assez... Pourtant je n'arrive pas à continuer. Des images de la maison détruite se superposent à la chambre d'Alyona et l'angoisse menace de me rattraper. Je la sens qui griffe dans mon ventre.

C'est la sensation de la main douce de mon amie dans la mienne qui me fait enfin cligner des yeux. Sa question est comme un déclencheur.

On vivait dans les favelas à côté de Rio... Pour survivre là-bas, il y a du trafic... Mama n'y a jamais mis les pieds, elle elle travaillait comme femme de ménage. Mais moi... Je m'étais faite remarquer, les gars du quartier m'utilisaient comme coursière pour les messages et les petits paquets... Mama était pas d'accord. Alyo, j'aurais dû l'écouter ! Si j'avais pas... Rien ne serait arrivé !

Je m'arrête pour prendre une inspiration tremblante. Les remords, que je pensais avoir enfoui loin en moi, reviennent à la charge. Et ça fait mal.

Tôt un matin, j'étais au marché... J'ai pas vu, j'ai pas pu la protéger... Quand je suis arrivée, il y avait des impacts de balle partout... Les gars étaient par terre, ils sont morts sans vraiment comprendre je crois. Juste devant la maison de Mama. Je crois que c'était la police. Si ça avait été un gang, ils auraient laissé un message, une marque... Ils ont canardé sans cherché à comprendre.

Mes mots sont crus, je ne veux pas choquer mon amie, mais je n'ai pas la force d'atténuer mes propos.

Des traces de sang allaient jusque dans la maison, tout était en bazarre à l'intérieur. La commode renversée, ses tiroir par terre... Le mur criblé de balles... Et la trace qui continuait vers la cuisine... Mama avait voulu mettre un gars à l'abri, mais il était blessé. Elle l'a traîné jusqu'à la cuisine en essayant d'échapper à la police. Mais eux n'en avaient rien à faire, il fallait que tout le monde meurt. Quand je suis entrée dans la cuisine, le gars était encore en vie... Il m'a dit...

Un sanglot m'échappe, je revois la scène comme si je m'y trouvais. J'ai serré la main d'Alyona dans la mienne pour essayer de me raccrocher à la réalité.

Tout ce qu'il a pu me dire c'est... "Ils l'ont flinguée". Et puis il est mort lui aussi. Je voulais pas voir, tant que je voyais pas, elle l'était pas vraiment. Mais elle était bien là, allongée bizarrement par terre... Il y avait son sang partout. Et elle me regardait. Mais elle était partie. Ils ont tué ma mère. Et je n'étais pas là pour la défendre...

Les larmes coulent sur mes joues, j'ai l'impression que mon cœur se déchire à nouveau. Je l'ai dit, maintenant c'est plus réel que jamais... Que pensera Alyona de moi en me voyant ainsi ? Je suis pathétique.

Les tasses de lait chaud prêtes, je reviens auprès de mon amie, prends doucement sa main dans la mienne pour qu'elle sache que je suis là, que je l'écoute, que je la soutiens. Et finalement, ma question semble la débloquer, les mots commencent à s'échapper de sa bouche, rapides et saccadés de sanglots. Sa main tremble, alors je la serre plus fort.

Mes yeux s'agrandissent petit à petit, face à l'horreur de ce qu'elle me raconte. Encore une fois, la réalité de mon statut tellement privilégié me frappe en plein visage, et mon coeur se serre de savoir que Tori a grandi dans des conditions aussi difficiles. Qu'elle ait perdu sa mère adoptive de façon aussi tragique. Je ne sais pas quoi dire - il n'y a rien à dire, c'est juste terrible. Je sens les larmes commencer à couler le long de mes joues, au même rythme qu'elles coulent sur les joues de la brune. Je ne connaissais pas cette Mama Nourrice, mais je ressens tout l'amour que Tori avait pour elle, toute sa douleur de l'avoir perdue. Et ça me fait mal à moi aussi.

Son récit touche à sa fin, mais je ne trouve toujours pas les mots. Alors je lâche sa main et enroule mes bras autour de sa nuque, l'attirant vers moi dans un câlin où je la serre fort. J'attends que mes larmes se tarissent et renifle un peu avant de briser le silence, murmurant près de son oreille.

"Je suis tellement désolée de ce qui t'est arrivé Tori. Tellement désolée... C'était pas ta faute. C'est terrible, mais c'était pas ta faute, et t'as pas à porter ce poids sur tes épaules."

Je me recule un peu pour la regarder dans les yeux, posant doucement mes mains sur ses épaules.

"La douleur ne s'en va jamais vraiment, mais la culpabilité... La culpabilité, il faut que tu la laisses derrière toi, sinon tu n'arriveras jamais à faire ton deuil, et tu n'arriveras jamais à avancer... Rien de tout ça n'était de ta faute, Tori. T'as juste pas eu de chance, ta Mama n'a pas eu de chance... Mais tu n'as rien fait de mal."

Quand je termine mon histoire, je me retrouve face à ma propre douleur qui se reflète dans les yeux d'Alyona. Elle pleure elle aussi. Ça me déstabilise. Je n'ai pas l'habitude de voir les gens compatir autant avec moi... Mais ça fait du bien. Alors quand la blonde passe ses bras autour de mon cou pour me serrer contre elle, je m'abandonne à son étreinte et ferme les yeux pour laisser mes larmes couler. Les mots qu'elle me murmure alors sont comme un baume qui apaise un peu la douleur qui me consume de l'intérieur. Et je m'autorise enfin à fondre réellement en sanglots, pendant quelques longues minutes. Puis je lâche enfin Alyona, même si en le faisant, j'ai l'impression de rouvrir la déchirure que j'ai dans le cœur.

Quand je me retrouve face au regard bleu de mon amie, je ne peux m'empêcher de la scruter. Je sens qu'il y a plus que ce qu'elle ne me dit. Et en même temps mon cerveau se rebiffe contre ce qu'elle me dit. Pas de chance ? La faute à pas de chance, c'est trop facile. Beaucoup trop facile. Si je n'avais pas commencé à faire des courses pour ces gens... Mais une autre part de moi-même m'arrête net. Non, parce que Mama venait en aide à tout le monde, sans exception. Elle aurait essayé de les aider quand même. Ce n'est pas ma faute. Mais tout de même...

Tu... Non, si j'avais été là, j'aurais pu la défendre. J'aurais pu faire quelque chose, je serais...

Je serais morte à sa place. Voilà quelle est ma pensée. Et je ne peux m'empêcher de voir défiler un passé alternatif, où ma vie se termine sur le sol de cette maison où j'ai grandit, le corps criblé de balles et mon sang tâchant les tapis miteux. Oui, ça aurait été mieux. Moi je n'aide personne, je n'ai jamais recueilli, nourri ou soigné personne. C'était elle qui devait vivre. Moi je ne suis personne, je n'ai ni parents, ni famille. Je n'ai aucun but dans la vie. Elle aurait dû vivre. Pas moi.

Tori me rend mon étreinte, elle pleure dans mes bras pendant de longues minutes, et je pleure aussi tout en lui frottant doucement le haut du dos pour la réconforter comme je peux. Dans ce genre de situation, les mots sont souvent superflus, alors je lui offre ce que je peux - un peu de chaleur.

Elle finit par se reculer, et alors que j'essaye de lui faire comprendre que rien de ce qui s'est passé n'était de sa faute... Elle se braque. Insiste qu'elle aurait dû être là, qu'elle aurait dû protéger sa maman. Je secoue la tête doucement, pose mes mains sur ses joues et incline légèrement son visage pour que son regard se pose dans le mien.

"Non, tu n'aurais rien pu faire. Si tu avais été là, tu serais morte - vous seriez mortes toutes les deux... Tu es forte Tori, mais tu n'es pas à l'épreuve des balles... Ce n'était pas de ta faute, c'était de leur faute à eux. Tu n'es pas responsable..."

Les larmes coulent à nouveau sur mes joues alors que je parle. "Tu n'es pas responsable" - ces mots, ce sont ceux que la sage-femme m'a dit après ma fausse-couche. La seule personne à avoir vraiment compris que je me sentais coupable et pas seulement triste - parce que j'avais continué à sortir voir mes copines, à faire du shopping, à faire de la danse, au lieu de me reposer. Et c'était sans doute toute cette activité qui avait tué mon bébé.

"Il faut que tu te pardonnes Tori. T'as le droit d'être en colère, d'être triste, de prendre le temps dont tu as besoin pour faire ton deuil... Mais d'abord, il faut que tu te pardonnes."

C'est le premier pas à faire pour guérir - sans ça, il n'y a rien. Rien que de la douleur et de la colère qui ne s'en vont jamais.

La réponse d'Alyona me sonne un peu. J'ai à la fois l'impression de me faire gronder, et à la fois qu'elle aussi a vécu quelque chose de similaire. Elle est toujours si pimpante, si pétillante... La voir ainsi, en pleurs avec moi, me fait l'effet d'un coup de poing dans l'estomac.  Elle a beau me dire que ce n'est pas ma faute, que je n'aurais pas pu faire quoi que ce soit... J'ai l'impression que c'est moi qui aurais dû mourir. Et en même temps je sais que Mama ne m'aurait jamais abandonnée en sachant que je me battait pour elle. Et je ne sais même pas si j'aurai eu le courage de faire quoi que ce soit. Alors j'acquiesce, presque par automatisme.

C'est juste... Elle me manque tellement. C'était tout mon monde.

Bien sûr que c'est de leur faute ! Ces foutu policiers qui ne savent pas faire la différence entre une pauvre dame au grand cœur et un petit bandit des favelas. Mais j'ai rien vu, aucun visage sur lequel renvoyer ma colère. Aucun nom à traquer. Rien. Alors forcément, c'est sur moi que ma colère se redirige. J'ai la rage au ventre, ça me ronge en plus de la tristesse terrible qui me tord encore les entrailles. J'ai les yeux dans ceux d'Alyona et j'ai peur qu'elle voit réellement ce que je suis : une boule de rancœur sans cible. Mais je ne détourne pas les yeux parce que dans les siens je lis de la douceur et de la compassion. Et elle m'apaise. Je ne sais pas si j'arriverais un jour à me pardonner, à faire sortir toute cette colère. Mais je ne veux pas la voir pleurer ainsi. Alors je lève une main et essuie d'un geste doux les larmes sur les joues de mon amie.

Je vais essayer... Dis-je.

Je n'ai pas la force de lui faire de promesse, ni de grand discours. Alors à la place, je décide de me ressaisir, pour elle. J'essuie mes larmes du mieux que je peux. J'ai encore la gorge tellement nouée que je sais que je pourrais éclater en sanglots à n'importe quel moment. Je me sens fragile, comme une assiette fendue qui pourrait se casser au moindre choc. Mais je cligne de mes yeux brûlants pour en chasser les dernières larmes.

Je suis désolée de t'imposer tout ça...

Je souris tristement à mon amie tout en lui caressant doucement le bras dans un geste réconfortant.

"Je comprends... Elle te manquera toujours un peu, c'est normal. Mais tu es ici maintenant, tu as plein de choses, de gens à découvrir. Tu peux te construire un nouveau monde, et tu as encore tellement de belles choses à vivre..."

Et l'avantage d'être à Terrae, c'est que la plupart des gens ici ont vécu une expérience sans doute similaire, un deuil, une perte douloureuse... Ils sont plus ouverts, plus compréhensifs qu'ailleurs, et elle trouvera toujours une oreille attentive, une épaule sur laquelle se reposer. La mienne, si elle le souhaite, évidemment !

Tori me dit qu'elle va essayer de se pardonner - et elle n'a pas l'air très convaincue, mais avec un peu de temps, je suis sûre qu'elle y arrivera. Elle est tellement forte, tellement plus que moi - et si j'ai réussi, alors elle aussi, je n'ai aucun doute là-dessus. Je lui souris doucement.

"Ca prendra sûrement un peu de temps, mais je suis sûre que tu y arriveras. Et je suis là pour toi si tu as besoin de quoi que ce soit."

Elle le sait déjà sans doute, mais ça ne fait pas de mal de le répéter. Une fois les larmes passées, elle s'essuie les joues, et j'en fais de même tout en me rasseyant plus confortablement dans le canapé. Je me penche en avant pour prendre les tasses de lait chaud - enfin, tiède maintenant - et en tend une à la brune, haussant une épaule.

"Tu n'as pas à t'excuser !! C'est juste... Enfin, ça me rappelle des mauvais souvenirs, de te voir comme ça. Moi aussi j'ai... Perdu quelqu'un, avant d'arriver à Terrae."

Je sais qu'elle essaie de son mieux de me réconforter mais mon esprit a encore du mal à accepter le fait que Mama ne reviendra pas. Alors il se révolte à l'idée de me reconstruire sans elle. Pourtant c'est bien ce que je vais devoir faire. Je n'ai pas le choix ! Elle ne va pas revenir avec un sourire amusé pour me dire "Ah pequena leoa comme je t'ai bien eue !" Pequena leoa, petite lionne. C'est comme ça qu'elle m'appelait. Ça non plus je ne l'entendrais plus. Mais Alyona a raison sur un point. Beaucoup de choses ont et vont encore changer, et je suis là pour les vivre. J'acquiesce d'un signe de tête abattu et lui promets d'essayer de me pardonner. Mais pour l'instant j'en suis encore incapable alors je repousse ma culpabilité plus loin au fond de moi...

- Merci d'être là... Je ne sais pas ce que j'aurais fait si je ne t'avais pas rencontrée...

Sûrement une bêtise, comme aller courir dans le froid ou aller taper dans des sacs jusqu'à tomber d'épuisement... Mais ça c'est les meilleures options. Mais non, Alyona est là, avec sa douceur et sa compassion qui guérissent un peu mes blessures. Je prends la tasse de lait et trempe mes lèvres dedans. C'est tiède et sucré, ça aussi ça fait du bien... Et je ne peux m'empêcher de m'excuser de l'avoir tirée du lit à une heure aussi indécente. Mais là encore, avec sa gentillesse naturelle, elle écarte mes excuses. Un air triste passe sur mon visage quand j'entends ses aveux. On est à Terrae, tout le monde a un vide. Un manque, qu'il vienne d'un proche décédé, d'une situation ou d'un événement. Mais je ne sais pas pourquoi, je n'avais pas réellement compris qu'elle aussi faisait partie de ces gens cassés par la vie. C'est à mon tour de poser une mains sur le bras de mon amie. J'ai mal au cœur pour elle.

Je suis désolée...

Je voudrais rajouter quelque chose mais je ne suis pas aussi bonne qu'elle pour le réconfort. Je ne peux que lui offrir une oreille attentive si jamais elle a besoin. J'hésite et cherche mes mots.

Si un jour... Ou une nuit, n'importe quand en fait... Tu as besoin de parler.  Ne te force pas, je veux juste que tu saches que... Je suis là.

Je souris en frottant doucement le bras de Tori.

"Tu n'as pas à me remercier, c'est normal... Tu n'as pas à traverser ça toute seule, c'est fait pour ça aussi les amis !!"

A mes yeux, c'est la grande différence entre les copains et les amis - avec les uns, on partage ses joies, avec les autres on partage ses joies ET ses peines. Et je suis touchée d'être cette personne pour la brune.

Nos larmes séchées, nous retrouvons le silence pendant quelques instants, buvant le lait au miel à présent tiède - mais c'est quand même agréable. Je hausse une épaule avec un petit sourire triste alors qu'elle s'excuse, m'offrant à son tour une oreille attentive.

"Oh, ne t'en fais pas... C'était- c'était il y a longtemps maintenant, ça va mieux, mais merci..."

2 ans, 10 mois et deux semaines. C'est vrai que ça remonte à loin, et pourtant j'y pense encore tous les soirs. Et j'ai mal au coeur à chaque fois que je croise une femme enceinte et rayonnante. Et surtout, je n'arrive pas à en parler... Rien qu'à l'idée de mettre des mots sur cette partie de mon passé, je sens ma gorge se serrer et une boule se former au creux de mon estomac. Même avec ma psy - qui est au courant de la situation - je n'en parle pas, et elle a compris que le sujet était encore hors-limite. Je fixe le fond de ma tasse vide pendant un moment avant de reprendre la parole.

"En fait, je ne sais pas trop si ça va mieux. J'ai juste réappris à vivre en enfouissant tout ça très très loin au fond de moi, et je ne suis- je ne suis pas prête à le faire ressortir. Pas tout de suite... Mais un jour, je te raconterai."

Je termine en levant la tête, adressant un sourire triste à mon amie. Beaucoup de gens savent beaucoup de choses sur moi, je suis expressive et bavarde - mais cette partie-là de moi, je crois que j'ai besoin de la garder cachée, de guérir en silence et à l'abri des regards.

"Amis". Un mot étrange, presque comme appartenant à une autre langue à mes oreilles. Ai-je jamais eu vraiment des amis ? Je ne m'en souviens pas. Alyona est, je crois, la première à me considérer comme autre chose qu'une chose, une machine ou une possession. Et même si ce mot intervient dans un moment triste, il me fait du bien. Alors je souris enfin, depuis le cauchemar.

Merci...

Je bois quelques instants en silence avant d'offrir à mon tour une oreille attentive. Je veux être une bonne amie. Si je dois avancer dans ma vie, alors je veux le faire bien, c'est important. Mais Alyona se dérobe. Je comprends que sous sa façade joyeuse et douce, elle préfère être seule pour soigner ses blessures. Et même si ça me fait mal au cœur, même si ça me frustre, je m'oblige à respecter son choix. Alors je hoche la tête avec douceur.

D'accord. Je serais là quand tu te sentiras prête... Et si ça n'est jamais le cas, je comprendrai. Dis-je.

La tasse a refroidie entre mes mains. Si je me sens mieux, je commence aussi à avoir un peu froid, je suis en short et débardeur après tout. Je termine ma tasse et le miel accumulé au fond me laisse un goût sucré dans la bouche. Quand je croise le regard d'Alyona, je lui rends son sourire. Le mien aussi est triste et fatigué.

Merci beaucoup de m'avoir écoutée et de m'avoir aidée à me calmer... Je ne vais pas plus t'embêter, je vais retourner... Ah.

J'allais dire que j'allais retourner dans ma chambre, mais à vrai dire... Un souvenir vague de l'état de celle-ci me revient en mémoire. Les grosses entailles dans ma commode, ma chaise saccagée, mes vêtements partout. C'est moi qui ai fait ça ? Possible, je n'ai jamais réelement testé mes pouvoirs après l'Initiation. Je me suis contentée de m'exécuter quand les Masters m'ont demandé de les tester dans la salle, puis je suis sortie et j'ai envoyé un message bref à Alyona pour l'informer de mon Initiation. Et après, je n'y ai plus pensé, et je n'y ai plus touché.

Euh... Il se pourrait que j'aie saccagé ma chambre avec mes pouvoirs... Dis-je d'un ton penaud.

Je me sens coupable. Est-ce que je pourrais squatter un lit dans les dortoirs pour la nuit ? Après cet incident, et avec mes cauchemars je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée. Mes joues chauffent sous le coup de l'embarras... Que faire ?