Comme chaque année depuis bien trop longtemps, t’es solo pour la saint Valentin. Ça te mine un peu le moral quand tu vois fleurir dans toutes les boutiques en ville des petits cœurs et des chocolats. Franchement, c’est rageant, t’as beau te dire que c’est commercial et tout, t’as le seum. Genre le monde entier te rappelle que t’as pas de mec, de meuf, ou d’alpaga. Oui. Non. Tu ne ferais rien avec un alpaga à moins qu’il ne s’agisse d’un morphe et qu’il soit consentant… Et encore, c’est vraiment parce que t’es dans une dèche sentimentale sa fond.

Donc, quand tu vois cette petite affiche sur le panneau dans le hall d’entrée, tu te dis : pourquoi pas ? La petite affiche en question dit : pas envie de passer ta St Valentin seul/e ? Et bien inscrit ton nom là-dessous, on piochera ton/ta partenaire au hasard dans la liste. Ensuite, tu te fais beau/belle et on te communique le lieu de rendez-vous. Au pire tu te seras amusé, au mieux tu n’as rien à perdre. La bise.

Simple mais efficace, et puis on ne va pas se mentir. Tinder ça ne pécho pas trop en ce moment, t’as même ouvert tes préférences aux femmes, même si franchement, tu ne sais toujours pas bien t’y prendre avec elles. Enfin, tu les écoutes et tu suis leurs envies donc c’est déjà plus que quatre-vingt pour cent des hommes.

Le jour-J, (pas le jour StV, ça fait nom d’IST) tu passes un jean sans trop de taches de peinture et une chemise verte assortie à tes yeux. Merci père noël. Pardon. Merci maman. Bon par contre, niveau groles faut pas trop t’en demander, elles sont défoncées et pleines de peinture.

Te voilà qui prend la direction du resto où une table vous a été réservée sans savoir qui ne t’y attend…

Le problème d'avoir son anniversaire au début du mois de février, c'est que la Saint-Valentin n'est jamais bien loin pour venir me rappeler que, à 27 piges, ma vie sentimentale est toujours quelque part enfouie dans les cartons. Alors oui, j'ai des rencards Tinder - je me suis calmée par rapport à l'année dernière, mais j'en ai encore de temps en temps - mais ça ne dépasse jamais le stade d'une nuit ou deux. Et si de manière générale je m'en contente très bien, je dois quand même avouer qu'en cette période où tout est décoré de coeurs, de fleurs et de paillettes, eh ben ça me mine un peu le moral.

Du coup, quand je suis tombée sur cette petite annonce de blind date Saint-Valentin sur le panneau d'affichage de l'entrée, après une looongue journée à vendre des sous-vêtements affriolants en vue de soirées en amoureux, j'ai eu un moment de faiblesse et je me suis inscrite. En espérant ne pas tomber sur un ex-rencard foireux, ou sur un adolescent boutonneux, ou sur un pote genre ALLEN mdr - mais y'a aucune chance pour qu'il s'inscrive à un truc pareil, heureusement.

Le soir du 14, je reçois un message indiquant qu'une table est réservée pour notre blind date au restaurant du village - j'aurais préféré le bar, c'est déjà plus facile d'esquiver si le rendez-vous est foireux ! Un dîner aux chandelles, ça met un peu la pression quand même, non ? Je me sens obligée d'enfiler une robe - la fameuse petite robe noire qui colle à toutes les occasions. Moulante, descendant jusqu'à mi-cuisse, avec un décolleté plongeant dans le dos mais plutôt sage sur le devant - le but n'est pas qu'il ou elle passe la soirée avec les yeux rivés sur ma poitrine. Encore une fois, au bar ça passe, au restaurant un peu moins bien ! Je prends d'ailleurs le temps d'appliquer un trait de liner et du mascara, histoire de faire de mon regard le centre d'attention. Enfin, je crois ?

J'arrive sur place avec quelques minutes d'avance - oui, je suis stressée, ok ? J'ai jamais fait ça, je sais pas du tout à quoi m'attendre et il faut croire que l'inconnu n'a pas tant de charme que ça en ce qui me concerne ! Je commence à regretter cette idée stupide, et le regard de pitié de la serveuse qui me conduit à notre table n'aide clairement pas mon malaise. L'autre personne n'est pas encore arrivée, je m'assieds donc en tapotant nerveusement sur la table, priant presque qu'on ne me pose pas un lapin, EN PLUS, parce que là sinon plus jamais j'oserais revenir ici !

En parlant de tes yeux… Faut avouer mon chaton que tu as de beaux yeux, comme la jeune femme que tu rejoins tu les as soulignées d’un trait de liner, mais à sa différence tu as opté pour des faux-cils. Qu’est-ce que c’est relou à poser ! Mais on ne va pas se mentir, ça fait plus que le taf. Genre ça fait le café comme un barista de dix ans d’âge. Ceux qui ont bien maturé et qui savent ce qu’ils foutent et qui ont dépassé le stade machine à kawa.

Quand t’arrives au resto, le serveur te mène direct à la table d’une brune. Tu la connais ou pas ? t’es plus certain de ton truc, mais tu te dis que genre tu aurais au moins retenu le tatouage que la sobre robe a bien du mal à masquer. En général, c’est le genre de dessin que tu apprécies. Le genre dessin en fait. T’es pas très difficile !

« Salut ! Moi c’est Angie, j’peux m’asseoir ? »

Non parce que bon, elle peut encore décider que passer la soirée seule, tu ne lui en tiendrais pas rigueur. Et puis à un moment, vous n’avez rien signé et t’es pas le genre de relou qui t’impose en mode « ouai on avait rendez-vous donc on doit passer la soirée ensemble obligatoirement, tu me le dois ! » ce serait même le contraire, t’es partie dans l’idée de passer un bon moment et de manger un bon truc, alors tu peux aussi le faire seul même si c’était pas le programme initial !

Je tapote toujours nerveusement la table, hyper concentrée sur ma serviette pour ne pas croiser les potentiels regards de jugement des autres clients, quand une voix résonne soudain à ma droite. Je sursaute légèrement en relevant les yeux vers l'homme, affichant un sourire un peu rigide tout en hochant la tête.

"Salut Angie ! Oui bien sûr, installe-toi. Moi c'est Pandora, enchantée."

Enchantée ? On dirait que j'suis en train de passer un entretien d'embauche là mdr, il faut que j'me détende un peu. Alors qu'il prend place, je me fais la remarque que son visage m'est vaguement familier - un de ces visages anonymes que je croise régulièrement dans les couloirs sans leur avoir jamais adressé la parole. Au moins, ce n'est pas un ex-rencard foireux ni un ado pré-pubère, ça commence pas trop mal.

Et c'est là, une fois qu'il est assis face à moi, que je remarque finalement ses yeux. Enfin, son maquillage plutôt - et ses faux-cils surtout ! Je sais bien que l'utilisation des cosmétiques s'est démocratisée pour les hommes ces dernières années, et un truc discret je n'aurais sûrement même pas calculé - mais le liner et les faux-cils quoi ! Ca fait très drag queen, et ça donne un rendu hyper chelou avec le reste de son style, qui est tout à fait anodin - jean, chemise, cheveux châtains coiffé-décoiffé. Je me rends compte que je l'observe sans aucune discrétion depuis quelques secondes, il faut que je dise quelque chose là, ça frise l'impolitesse !

"J'ai jamais osé mettre de faux-cils, j'ai toujours peur de me foutre de la colle dans l'oeil, ou bien que mes vrais cils se barrent quand je décolle les faux."

Bon. Voilà. Superbe phrase d'accroche. Mais en vrai, c'est mieux de crever l'abcès sinon je vais juste faire une fixation dessus pendant toute la soirée !

« C’est beaucoup plus facile qu’avant à poser, les produits se sont diversifiés. Plus besoin de colle, maintenant j’utilise un liner magnétique et des faux-cils aimantés, c’est beaucoup plus facile mais il y a moins de modèles… Ou alors c’est de suite beaucoup plus cher, et comme j’ai pas de très grand yeux je dois souvent retailler mes faux-cils pour qu’ils aient la bonne longueur donc je t’avoue que je serre les fesses à chaque fois que je coupe de la matière, mais une fois qu’ils sont à la bonne longueur on peut les réutiliser quasi indéfiniment, et c’est méga top ! »

Toi ? Capter que quelqu’un est mal à l’aise ? Naaaaaan. Quitte à crever l’abcès autant prendre plaisir à en faire gicler tout le pus. De rien pour l’image. Si ça intéresse quelqu’un sachez qu’il y a une chaine tiktok où ils éclatent des boutons d’acné et des abcès. C’est gratuit.

Tout en parlant tu t’es assis. Le serveur vous apporte la carte des repas et vous demande si vous prendrez un apéritif. C’est pas vraiment ton bail l’alcool, mais les cocktails sucrés tu aimes bien. Sauf que tu n’as pas eu le temps de lire la carte avant qu’il ne débarque vu que tu étais occupé à expliquer les avancées technologiques en matière de faux-cils à Pandora. Tu serais peut-être arrivé avant elle si tu n’avais pas mis ces faux-cils remarque. Enfin, maintenant faut faire genre, alors tu essaies de parcourir très vite la carte du regard, bien entendu ça ne fonctionne jamais ces conneries.

« Un sirop de grenadine s’il vous plait ! »

Ca ça passe toujours !

J'crois que c'est l'entrée en matière la plus cheloue de l'histoire des dates, Angie saute sur le sujet des faux-cils et enchaîne avec un monologue tellement surréaliste que je me demande s'il est sérieux ou s'il se paie ma tronche. Bon, vu qu'il les porte vraiment ces machins, j'imagine que c'est la première solution... Il a l'air carrément passionné par le sujet en fait, et super calé !

"T'es make-up artist, ou un truc du genre, ou alors c'est juste moi qui suis grave inculte du maquillage ? J'ai jamais entendu parler de tout ça !"

Bon après, ça fait 10 ans que je me maquille avec les mêmes produits sans jamais aller chercher plus loin... Je crois que mon expérience la plus poussée en terme de beauté, c'était de regarder des tutos Youtube pour réussir mon trait de liner, alors bon !

Le brun s'est assis tout en parlant, face à moi, je lui souris alors que le serveur nous amène les menus et prend la commande des apéritifs directement. Je n'ai même pas pensé à regarder la carte des boissons en attendant qu'Angie arrive, pourtant j'ai eu le temps, c'est malin ! Mon regard tombe sur le présentoir en plastique posé au milieu de la table, détaillant les offres du moment - allez, cocktail Saint-Valentin, c'est parti !

"Je vais prendre le cocktail spécial Sain-Val ... Ah, tu bois pas d'alcool ?"

Angie et moi avons parlé quasiment en même temps, et je me tourne vers lui avec une légère moue. Je ne vais pas picoler s'il reste au soft quand même ! Pas que je compte me torcher hein, mais c'est quand même moins fun de boire un verre et de finir pompette si l'autre est complètement sobre...

« Ahn euh, non pas du tout. Je suis juste pas super à l’aise avec le maquillage et tout ce qui peut me permettre de gagner du temps, et/ou de la précision, je prends. Du coup j’me document pas mal. »

Se documenter. Manière subtile de dire que tu as passé de très longues heures sur youtube à regarder des gens se maquiller et donner des conseils (parfois très bons) (souvent pas tellement pour un néophyte). Tu pourrais lui dire un truc du style « merci du compliment ! » et tout. Sauf que c’était pas vraiment un compliment, si ? T’en sais rien, tu l’as pas pris comme ça, et t’es pas un feu de toute manière, tu ne t’enflammes pas plus haut que ton luc.

« Euh, non, quand je bois je deviens un peu lourd, alors j’préfère éviter, surtout pour une première rencontre. »

Non mais deux choses mon gars : d’un tu aurais été en droit de dire « rendez-vous » et de deux, tu ne deviens pas un peu lourd quand tu bois. Tu deviens lourd tout court, t’as grave du mal à gérer les 3 dimensions de ton corps dans l’espace quand t’as bu, et faut qu’on t’aide à avancer. Littéralement. On dit merci le syndrome cérébelleux.

« Mais surtout te prive pas pour moi ! »

Non parce que t’es habitué à être celui qui ne boit pas, genre t’as toujours été ce mec relou qui se souvient de tout à la fin des soirées. Enfin, de tout ce dont tu t’es rendu-compte, parce que souvent t’as une grande partie des intrigues qui te passe au-dessus et quand t’as tes potes qui te racontent qui ils ont pécho à la soirée plus tard, et bin tu tombes des nues.

« Et du coup, qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie Pandora ? » tu demandes une fois que le serveur est parti.

Les explications d'Angie me laissent encore plus perplexe, pour le coup. S'il n'est pas plus à l'aise que ça avec le maquillage, pourquoi avoir fait le choix d'en porter pour un premier rendez-vous - surtout avec une femme ? Pas que ça me dérange, ça m'intrigue plutôt ! Mais j'en connais plus d'une qui se serait enfuie face à ses faux-cil à la RuPaul...

"C'est un move judicieux - et c'est quand même vachement plus facile avec l'avènement d'Internet, mes premiers pas avec le maquillage, c'était un vrai désastre ahah ! Mais, tu te maquilles régulièrement ? C'est assez... Inhabituel, pour un mec, je crois que t'es le premier que je croise."

Le serveur vient ensuite prendre notre commande, et face à ma surprise quant au choix du brun, il m'explique que l'alcool ne le montre pas sous son meilleur jour. Je souris avec indulgence, hésite un instant, puis décide de rester sur le cocktail pour ma part.

"Ca a le mérite d'être honnête - et c'est bien d'en prendre conscience aussi, j'en connais beaucoup qui ont ce petit souci mais qui ne se privent pas pour autant ! Je ne comptais pas me mettre minable de toute façon hein, juste un apéritif pour trinquer !"

Que je trinquerai avec sa grenadine, du coup - au moins, ça a le mérite d'être coloré, ça a déjà un peu plus de gueule qu'un verre d'eau pétillante. Une fois le serveur parti, Angie enchaîne sur un sujet bien plus usuel que le maquillage. Je lui souris, croise mes bras sur la table avant de répondre à sa question, sans hésitation.

"Ma grande passion, c'est la musique. En écouter, jouer, composer... Je touche un peu à tout dans ce domaine. Et toi - à part le maquillage, du coup ?"

Je lui renvoie sa question d'un air amusé, accompagné d'un clin d'oeil taquin.

« C’est plutôt joli pourtant, plus d’hommes devraient essayer. » tu dis en souriant.

Tu dis comme si c’était normal, comme si cela ne t’atteignait plus. Est-ce le cas ? Je ne sais pas. Si moi j’ai envie de monter aux créneaux et de dire « tu crois qu’il ne le sait pas que c’est rare ???? », que tu ne le vois pas dans les yeux de tous ceux qui tu croisent, plus ou moins polis, qui ne te trouvent pas normal. Pas dans leur norme.

« On peut dire que j’en porte régulièrement mais pas souvent je crois. Enfin, sans jouer sur les mots, je le fais quand ça me fait plaisir. »

Ce n’est pas une obligation pour toi, pas un dicta. Tu n’as pas à être beau. Tu as à être viril. Sans doute que tu as perdu les instructions qu’il y avait avec la notice à ta naissance. Sans doute que tu n’as pas besoin d’avoir les instructions pour que la société te rappelle que tu ne les suis pas. Tu n’es pas blessé par la curiosité quand elle ne se teinte pas de jugement.

« Ahah, on en croise souvent ! » tu ris, et tu ajoutes « bois autant qu’il te fera plaisir, ne te prive pas pour moi, si besoin je te reconduirais. »

Tu aurais pu utiliser le terme raccompagner, c’est plus commun tu sais ? Oui. Tu le sais, mais tu ne voulais pas de quiproquo. Je ne sais pas comment tu fais pour penser à ce genre de détails. Ah ? Tu apprends de tes erreurs ? C’est bien.

La musique, c’est vaste. Tu essaies de deviner, mais tu n’as aucune compétence en la matière. Est-elle batteuse ? Chanteuse ? Joue-t-elle de la clarinette ? Toutes ces éventualités se rencontrent, et tu ne sais laquelle choisir.

« Hm, j’aime tout ce qui peut se faire avec un pinceau et de la patience j’imagine ? Tu es dans un groupe ou quelque-chose comme ça ? »

Je souris, c'est vrai que c'est joli - sur lui du moins. J'imagine beaucoup moins bien quelqu'un comme Tiago avec du maquillage, par exemple. Quoi que ce serait hilarant - mais sans doute pas "joli". J'aime la réponse d'Angie, quand il m'explique qu'il se maquille seulement quand il en a envie - c'est ce que tout le monde devrait faire, je trouve. Et ça prouve une certaine maturité, une confiance en soi que j'apprécie.

"Et tu as bien raison ! Le monde serait bien plus simple et agréable, si les gens faisaient ce qu'ils font par envie et non pour suivre une ligne de conduite prédéfinie..."

Le serveur amène nos boissons, le brun rit légèrement en soulignant qu'il me ramènera chez moi, si j'ai trop bu. Enfin, "reconduira", c'est une expression étrange et je me demande s'il est venu en voiture. Ce n'est pas très important.

"Merci, c'est très prévenant de ta part ! Mais ne t'inquiète pas, ce n'est pas mon intention. Boire trop avec quelqu'un qui ne boit pas, ce n'est généralement agréable pour aucun des deux..."

A moins de tomber sur une personne capable d'être complètement folle et libérée sans aucun alcool - mais il est bien trop tôt pour savoir s'il fait partie de ces personnes, qui sont plutôt rares il faut dire.

"Oh, tu es artiste ? J'aime bien dessiner, mais je ne suis malheureusement pas très douée..."

Sans être complètement nulle non plus - j'ai dessiné la plupart de mes tatouages moi-même, ce qui m'a pris à chaque fois un temps stupidement long. Je hausse ensuite une épaule à sa question.

"Pas vraiment, non. On avait monté un groupe avec deux autres filles de l'institut, mais elles sont parties il y a un moment. Donc je joue seule maintenant, mais ça ne me dérange pas."

Je préfère, en fait. Je suis têtue quand il s'agit de musique, j'ai du mal à créer à plusieurs, à faire des compris. C'est drôle, pourtant c'est l'un de mes points forts dans la vie de tous les jours.

Tu ne peux qu’être d’accord, car il faut l’avouer tu as toujours eu le culs entre deux chaises. La tienne et celle sur laquelle la société souhaite voir ton séant.

T’es habitué à être cette personne qui ne boit pas quand les autres se murgent et tu n’es pas tout à fait d’accord. Ça devient vite relou quand l’on ne sait pas poser ses limites. Etrangement tu y arrivais plus à la fac que maintenant, à l’époque tu étais Charlie, celui qui ne boit pas. Tu étais la boite noire des soirées de tes potes, et tu veillais à le leur rappeler avec humour. Tu t’éclatais sans limites, n’ayant pas besoin de t’alcooliser pour les suivre dans leurs délires, ou les entrainais dans les tiens. Tu leur rappelais aussi que tu n’étais nullement obligé de nettoyer après eux quand ils n’assumaient pas, et que c’était leur problème. Avec l’âge, tu avais perdu cette confiance en toi, ce super pouvoir qui t’avait permis pendant des années de te protéger. Il l’avait détruit.

« L’important ce n’est pas d’être doué, c’est de s’amuser je crois… »

Et de pratiquer, beaucoup, quotidiennement. Tu ne pensais pas qu’il faille un don pour être un artiste. De la pratique donnait de la technicité, mais la technicité de ne rendait pas bon non plus. Tu n’étais pas certain qu’il faille être bon pour être un artiste. Alors, après beaucoup de réflexions (que tu aurais pu t’épargner si tu avais écouté en philo…) tu en avais conclu, que pour toi l’art venait du plaisir à faire les choses. Ne parlait-on pas d’art pour la cuisine, alors que c’était majoritairement une contrainte ? Je m’égare, et le bac de philo est loin derrière ouam.

« Oh, je vois… C’est dommage, mais du coup tu ne joues que pour toi ? »

Je souris en haussant légèrement une épaule à la réponse d'Angie. Je suppose qu'il a raison - même si ça peut vite être décourageant de passer des heures sur un dessin, sans réussir à obtenir le résultat qu'on souhaite. Mais c'est sans doute parce que je ne suis pas passionnée par cet exercice, je manque de la motivation nécessaire pour trouver la patience de m'améliorer. Ce qui est bien différent quand il s'agit de musique, par exemple - je pourrais passer des heures sur une seule portée, sans jamais m'en lasser. Je hoche la tête à sa question.

"Principalement, oui. Je ne cherche pas spécialement de reconnaissance, je compose et je joue parce que j'aime ça. La musique m'aide à me poser, à y voir plus clair aussi quand je suis confuse, parfois. Cela dit, je joue quelques fois au parc, quand il y a des journées scène ouverte..."

Mais dans ces cas-là, je me contente généralement de reprises. Je mets mon coeur et toute mon âme dans ma musique - et je ne pense pas être prête à partager autant de moi avec le grand public. En vérité, il y a très peu de gens à qui j'ai déjà fait écouter mes compositions.

Je sirote quelques gorgées de mon cocktail, avant de finalement ouvrir le menu. Je le parcours des yeux avec un léger soupir - je viens de me rappeler pourquoi je ne viens que très peu ici ; la plupart des plats me sont totalement étrangers. Entre la gastronomie nippone et les options plus exotiques pour contenter les résidents venus des quatre coins du globe, il n'y a pas tant de mets "simples". Oui, bon, n'oublions pas que je suis anglaise moi, je n'ai pas le palais très fin !

"Est-ce que tu as une idée de ce que tu vas prendre ? Je ne suis pas une grande gastronome, je t'avouerais, la plupart des noms sur la carte ne me disent rien du tout..."

Si je m'écoutais, je fermerais juste les yeux et laisserais le hasard guider mon doigt sur le choix de ce soir. Mais il y a un peu trop de risques de me retrouver avec un plateau de sushis ou quoi que ce soit qui implique de la viande crue. Eurk.

« Je comprends. »

C’est toujours dur de sauter le pas du partage. Tant qu’on est seuls dépositaires de son art, on se dit qu’on s’améliore, qu’on stagne, on se déprécie, mais c’est toujours moins violent que le regard d’autrui. C’est pourtant tellement grisant de recevoir sa première critique. Le tout c’est qu’elle ne soit pas faite par des haters. La critique t’a toujours plu parce que tu as eu la chance de commencer avec des critiques constructives… Du moins sur ton art.

« C’est toujours la partie la plus plaisante quand tu fais les choses pour toi… Mais c’est difficile d’en vivre.. »

Tu goutes ta grenadine, elle est trop sucrée… Tu rajoutes un peu d’eau avant de comprendre que ce n’était que le fond qui était trop concentré quand tu voies le sirop se surélever dans le verre. Tu re-goutes et tu as une moue de dépit. C’est trop dilué.

« Tu ne serais pas eau par hasard ? »

Cela pourrait expliquer sa timidité à montrer son art. Non ? Non. Ok. On est d’accord. Des fois ferme ta gueule. Franchement, tu ne pourrais pas être plus loin de la réalité. Peux-tu arrêter d’essayer de penser ? Genre, si c’est pour se plante à chaque fois.

« Euh. J’vais prendre des brochettes ! »

Et cela n’a nullement de lien avec le fait qu’une certaine joueuse en ait parlé ce soir et que la dalleuse qui écrit ait toujours faim.

« En théorie il y a toujours des brochettes non ? »

Je hausse légèrement les épaules à la remarque de Charlie - effectivement, je ne risque pas de devenir riche et célèbre si je garde ma musique pour moi. Mais ce n'est pas quelque chose qui m'intéresse, pour être honnête - pour le moment, travailler à la boutique et vivre ma passion à la maison me convient très bien.

"Je t'avoue que ça n'a jamais vraiment été mon ambition... Je suis plus confortable en coulisse que sur le devant de la scène, de toute façon ! Mais je regarde quand même pour reprendre des études d'ingénieur du son, histoire de pouvoir marier mon job alimentaire avec ma passion, si possible. Et toi, tu travailles dans quoi en fait ?"

Je ne me fais pas d'illusion, il risque d'être compliqué de trouver un emploi dans le domaine à Terrae. Mais le sujet m'intéresse, et puis si je décide de quitter l'institut un jour... Je me dis que ce ne sera jamais perdu. Nous sirotons notre verre, avant que le jeune homme me demande si je ne serais pas Eau, par hasard.

"Euh, non. Je suis Air, pourquoi ? Et toi ?"

C'est vrai ça, je me rends compte que nous n'avons pas encore abordé la question - c'est un exploit d'avoir tenu si longtemps sans parler de pouvoirs, entre Terraens ! Bien que, là tout de suite, nous sommes juste deux êtres humains qui n'avaient pas envie d'être seuls un soir de Saint-Valentin. Son affinité ne m'importe pas plus que ça.

Ma question semble prendre le brun de cours, et il regarde à peine la carte avant d'annoncer vouloir des brochettes. En vrai, c'est pas une mauvaise idée - j'aime bien les trucs simples.

"Eh ben, on n'a qu'à demander ! C'est une bonne idée, j'vais faire pareil tiens, j'me sens pas de tenter un truc exotique. Et j'vais prendre des nouilles aussi."

J'avais goûté celles au boeuf la dernière fois, elles étaient très bonnes.

« Je vends mes tableaux et mes bidules… »

De prof d’art, tu étais devenu chauffeur de taxi puis artiste. Au début ce n’était pas un choix, pas une vocation, cela s’imposait à toi. Tu n’avais pas besoin d’argent pour manger ici, à Terrae, et tu étais logé gratuitement également. Tu t’étais laissé porter, ne faisant que ce que tu voulais de tes journées. Puis t’avais quand même essayé d’organiser tout ça… Et t’avais fait un blog pour partager ce que tu faisais avec tes proches initialement… Blog qui s’était mué en instagram à la demande de tes petites cousines…

« Mais j’pense que si ça se vend si bien c’est parce que je suis à Terrae… »

Tu ne voyais pas ce que cela pourrait être d’autre. Toi du talent ? Des années de pratiques ? Nan. C’était bien entendu une force extérieure qui était à l’origine de ta réussite. Tu ne pouvais pas simplement te l’attribuer… Et tu avais sans doute raison dans le fond, si tout avait décollé c’était surtout parce que la dite petite cousine avait montré tes tableaux à ses amies en disant que t’étais à Terrae et que la rumeur s’était propagée. Tu avais gagné plein de followers en un rien de temps, et si tu n’avais jamais affirmé ou infirmé la chose, les tableaux que tu envoyais étaient bien estampillés du cachet de la poste locale…

« Je suis terre… en fait j’ai mis trop d’eau dans mon sirop, alors si tu avais été eau ça aurait pu le rattraper j’crois. Tant pis ! »

T’es pas vraiment déçu, mais ton sirop sera moins savoureux qu’attendu. Les brochettes sont rapidement commandées au serveur qui repart en cuisine rapidement.

« T’es ici depuis longtemps ? Ou alors t’es comme moi, incapable d’apprendre le japonais ? »

Alors ouai. Non mais toi, passé le français…