__–Aylan commença la préparation : faire bouillir l’eau, préparer le mélange de thé et de menthe, disposer les verres, le sucre sur un plateau.
__–« Hmm ok. Non bah nous c’était plus de la guérilla. Contre l’armée malienne et les Français surtout, au Nigeria et en Libye aussi. Puis dans d’autres endroits, genre une fois au Mozambique. J’crois on était plus genre des mercenaires, en fait. En tout cas j’étais jamais seul, on était toujours au moins une quinzaine du Centre, plus les autres. Enfin j’combattais pas trop, j’étais trop jeune hein, mais c’est déjà arrivé. »
__–Surtout depuis l’apparition de ses pouvoirs, Aylan avait commencé à valoir une fortune ; on ne pouvait pas se permettre de l’exposer aux conflits comme cela.

Je vois très bien dans quel type brigade il était... C'est celles qui m'ont enlevé à mes parents. C'est de loins les plus violentes. Enfin, peut-être pas. Tout dépend ce qu'on attend par violence.

"Je suis désolée."

__–Aylan haussa les épaules.
__–« Boarf, t’y es pour rien. »
__–L’eau avait fini de bouillir, il put préparer le mélange dans la théière et laisser infuser.
__–« Puis en vrai, c’était pas tout le temps horrible hein. Y’en a je suis un peu triste de plus jamais pouvoir les voir. Pis des fois on rencontrait leurs familles, leurs villages, c’était sympa. »
__–Surtout si on prenait en compte qu’Aylan, du fait de son statut de mercenaire surentraîné, valait son poids en or, aucun seigneur de guerre islamiste n’aurait osé porter la main sur lui. Bien au contraire, les gens du Centre étaient reçus avec force politesses, cadeaux et amitiés, eux et tous leurs gens.

Si un peu. Beaucoup même. C'est moi qui l'ait abandonné dans ce monde-là. J'ai pas envie de débattre de ça avec lui et avec ma conscience. C'est douloureux. J'ai envie de dire que je comprends... Mais je comprends pas. Moi si je me retrouvais en face de n'importe qui au Centre j'aurais envie de leur arracher les yeux. J'ai le sentiment d'avoir été manipulée toute ma vie avant Terrae... et je sais que c'est pas un sentiment. Sinon je pourrais le gommer.

"C'est pour ça que tu as envie de retourner dans le désert... C'est drôle, un peu, parce que c'est dans le désert que je suis née. Un peu comme si on t'avait rendu à tes origines."

__–Nous pourrions évoquer les sentiments d’Aylan par rapport au Centre, mais Ipiu avait décidé de changer de sujet : si elle voulait savoir pourquoi son fils était loin de partager la même haine et colère qu’elle, il faudrait qu’elle s’en enquisse d’elle-même.
__–« Euh, ouais. Bah en fait, quand j’étais dans le désert, j’étais sur le terrain quoi, donc on avait plus de liberté, puis on rencontrait des gens, puis on mangeait pas toujours des rations, puis on avait des moments de pause et d’attente et on se planquait dans les communautés, ’fin bref y’avait plein d’occasions pour passer du bon temps quand on se battait pas. Alors que quand j’étais ailleurs sur des bases, ben… C’était pas pareil. »
__–Le temps que le thé infusât, Aylan revint vers Ipiu, récupéra les pâtisseries, les disposa sur un plateau.
__–« Tu veux que je t’aide à te mettre sur mon canp’ ou tu préfères rester sur ton fauteuil ? »
__–Inutile de dire qu’il n’avait proprement aucune idée de comment se comporter avec une personne à mobilité réduite pour lui faciliter la vie.

J'ai envie de lui demander comment c'était quand il était basé... Seulement, franchement, j'ai pas les couilles d'entendre tout ce qu'il a vécu. Les plus fins anatomistes parmi vous me diront que c'est normal, je n'ai pas de couilles. A cela je dirais que vous n'avez aucune idée de ce que je range dans ma table de chevet et qu'il n'y a pas nécessité que ce soient les miennes.

"Ce sera plus simple si je reste sur le... Attends mais tu peux peut-être me porter avec de l'air ? On essaie ?"

__–Aylan se gratta la tête. Ipiu n’était peut-être pas bien lourde, mais cela demanderait des efforts conséquents.
__–« Hmm, attends. »
__–Il se dirigea ver son coin établi et d’une caisse à outil, sortit un cristal Air. Il était encore fort petit et ressemblait à une bille. Dans le doute, il en prit deux.
__–« Je sais pas encore très bien en faire, mais si j’ai pas assez de puissance ça va aider. On peut essayer mais j’garantis rien. »
__–Il tâcha de concentrer sa magie. Ipiu put sentir des courants parcourir le bas de son dos, puis se masser au niveau de ses fesses. Aylan voulut les intensifier, les concentrer, mais sans y parvenir. Il dépensa son cristal, parvint à la faire décoller de quelques centimètres, poussa le siège du pied, puis imagina comme une pente, sur laquelle elle allait glisser doucement. Quand il sentit sa force décliner, Aylan dépensa l’autre cristal. L’atterrissage fut quelque peu brutal, mais sur tellement d’épaisseurs de matelas, de couverture et d’oreillers qu’il se fit sans grand mal.
__–« Euh, j’crois que j’ai pas encore le niveau… Ça va ? Quand j’avais pas mon sceau j’aurais pu le faire sans cristal, mais ça aurait été méga dangereux parce que ça aurait pas du tout été stable… »

C'est pas si mal ce qu'il fait. Il répartit bien les pressions, et il a déjà compris qu'il fallait avoir sa réserve de cristal. C'est vachement utile. Non. Il gère de ouf. J'suis grave fière, même si je suppose que je vais avoir un bleu... J'suis plus à ça près.

"Tu gères déjà pas mal..."

J'hésite. Je finis par demander :

"C'était comment quand t'avais pas ton sceau ?"

__–« Merci. Il sourit. (Cela faisait longtemps.) Ça va aller toi, t’as pas eu mal ? Sans le sceau, c’était… Ben c’était pas très rigolo. J’utilisais mon pouvoir comme une arme, du coup j’aimais pas trop ça. c’était pas amusant, c’était pas beau, puis y’avait toujours quelqu’un pour vérifier que je faisais juste comme ils voulaient et pas autrement. »
__–Il alla vérifier l’état du thé. Encore un peu.
__–« Elles sont jolies tes griwech ! Tu t’es bien débrouillée. Tu les as faite de mémoire ou t’as suivi une recette ? »

"Non du tout, je suis arrivée en douceur comme un pet sur la soupe !"

Je dis ça en repositionnant mes jambes sur le sol à l'aide de mes mains, histoire d'être certaine que la circulation s'y fasse bien. C'est l'un des soucis, quand on a un schéma corporel tout pourri faut remettre les choses à leur place manuellement. J'essaie de détendre l'atmosphère, mais peut-être que c'est juste moi qui ne suis pas prête à faire face à la violence de son histoire. J'suis pas armée pour ça, j'suis pas psy, juste master sensitive.

Je ne relève pas, je ne sais pas partie de ces grivoises qui dirons que les grivèch sont supérieures aux chebakia. C'est la même chose, à une variation familiale près.

"J'me souvenais de la recette. Erik m'a aidé pour me servir du four..."

J'ai du mal à mettre des choses à cuire ok ? Il est trop haut. Puis c'est lui qui cuisine habituellement. Pas moi.

"Et maintenant, tu le trouves plus beau ?"

__–Aylan ne comprit pas sa question, à laquelle il répondit par un simple « Hein ? » et un visage interloqué. Il avait posé cela plus par curiosité. Foin de considérations métaphysiques sur la supposée supériorité que pouvait avoir la retransmission d’un acte mémoriel et familial sur la répétition d’une impersonnelle recette trouvée dans quelques livre ou sur quelque site ; Aylan s’intéressa plutôt au thé : à en juger par sa couleur, il était prêt.
__–Il apporta le service sur le plateau, au côté des pâtisseries, remplit les verres transparents de liquide et de sucre, en tendit un à Ipiu et goûta une chebakia.
__–« Tiens ! Oh, ils sont très bons. »

Certains parleront de madeleine de Proust. D'autres de chebakias de ma mère. Je goûte. Mention acceptable, ils ont pas le goût de ceux de ma mère.

"Qui t'a appris à faire le thé?" je lui demande en humant les arômes qui s'échappent de mon verre.

__–Aylan réfléchit. Il y avait bien une personne précisément, mais comment s’appelait-elle, déjà… Ah, oui :
__–« Le cheikh Ahag Ag Aziouel. C’était un des lieutenants d’Abdelmalek Droukdel. Il doit être mort maintenant. »
__–Si vous ne trouverez aucune trace tangible du premier, le second était un émir d’Al-Qaïda jusqu’en 2020.
__–« Et toi, pour les griwech ? »

__–« Ah ok. »
__–Il reprit une gorgée de thé. Apprécia le silence et le goûter, un peu. Ce qui lui laissa le temps de se poser la question de savoir s’il voulait développer sur ce sujet. Comme pour son propre père, il ne brûlait pas vraiment de l’envie d’en savoir plus. Cela aurait requis de considérer Ipiu comme de sa famille.
__–Est-ce qu’elle allait changer de sujet, s’appesantir plus longuement sur celui-ci…?