Nicolas fixe le sol. Tous les graviers se ressemblent dans la nuit. C'est ce à quoi il pense, encore hébété, assis sur l'une des balançoires. Il est déconnecté de toutes les sensations autour de lui ; il se sent sourd, il se sent aveugle, on pourrait clairement tenter de le tuer et, pour la première fois de son existence, son adversaire aurait probablement une chance. Il doit rentrer à la maison, et sa seule certitude à ce moment, c'est qu'il n'a pas envie. Il n'a pas envie d'affronter le regard de son père qui va rapidement comprendre le creux dans l'âme de son fils, il n'a pas envie d'affronter les questions de sa mère qui s'inquiétera du changement infime de ses expressions du visage, il n'a pas envie de subir l'excitation de son frère à l'idée de se marier dans quelques semaines à peine.

...Tous les graviers se ressemblent la nuit. Et il n'a pas envie de rentrer. Voilà.

Début avril 2023

La nuit au boulot a été longue, beaucoup d’agitations pour un début de mois d’avril. Je sais pas si les hormones de Terrae se réveillent comme chez les animaux pour les périodes de reproduction mais bordel. Ce soir je n’étais pas à mon poste régulier de videuse, on m’avait demandé d’être de service en salle, mes collègues me poussant jusqu’au bout des ongles dans une féminité que je ne ressors que pour les pourboires.

Je décide ce soir de marcher dans Terrae pour prendre l’air avant de rentrer. J’ai la tête de pleine. Pleine à cause du boulot, de mes dernières rencontres, dont une en particulier. Je suis un peu con sur les bords alors je veux juste observer la noirceur du campus, et pourquoi ne pas passer par le parc ? Un sac à dos sur une épaule, couverte d’un long trench-coat noir épais, musique dans mon casque, les cheveux relâchés, je marche. Chaque pas me semble lourd. Il n’y a pas un chat dans le coin. Il est très tard aussi. J’avance jusqu’à ce que quelque chose attire mon attention du coin de l’œil. Quelqu’un. Sur une balançoire. Seul. Je ne perçois pas bien mais je m’approche, suffisamment pour reconnaître Nicolas, le visage penché vers le bas. Je retire mon casque que je garde dans une main, arquant un sourcil.

«  Nico ? »

Lorsque je suis un peu plus proche je tente de bouger ma main libre devant lui.

«  Hey. Nico ? Qu’est-ce que tu fais dehors à mater des cailloux ? Il est tard. »

Il n'est pas sûr mais il pense que quelqu'un l'appelle... Il prend son temps avant de se redresser, bien assez pour qu'il capte la main de Nana devant lui. Bien sûr. Nana. Terrae n'est pas assez grande parfois. Fallait absolument un témoin au pire moment.

Il ne répond pas, il soupire en rebaissant la tête. Il n'a pas envie d'en parler. C'est assez relou comme ça, devoir tout expliquer... et en plus avec le mariage qui se profile, il voulait juste garder ça pour lui, ils s'étaient mis d'accord là-dessus au moins, ne pas pourrir la fête de Jérémy et Elwynn... Mais c'était trop dur là. Je le savais, il le savait...

Sa main va chercher le manteau de Nana, il l'accroche d'un doigt et sans un mot, il la rapproche pour qu'il puisse poser sa tête contre son ventre.

Le silence. Il n’y a que mes pas lourds contre le gravier quand il me fait me rapprocher qui résonne autour de nous. Quelque chose ne va pas. Pas besoin d’être Sensitif pour le savoir sur le moment. Surprise, confuse, je pose ma main sur sa tête. Le bout de mes doigts viennent caresser doucement ses cheveux.

« Tu…. Ça va ? Dis quelque chose s’il te plaît. »

La main sur sa tête lui fait du bien... Il sent à quel point Nana est perplexe pourtant elle le soutient directement. Elle demande des réponses certes, mais n'attend pas qu'il parle pour être là pour lui. Alors il répond. :

-...quelque chose s'il-te-plaît.

Et il pousse un son, un son qu'il aurait pu clairement faire passer pour un rire s'il en avait eu la force. Mais comme il n'en a plus, c'est un sanglot qui lui échappe. Rapidement, il amène ses mains à ses yeux pour empêcher les larmes de couler.

Je répète à nouveau son nom comme un murmure avant de soupirer. J’étais prête à dire « très drôle, t’as bu ? » mais sa réaction me surprend un peu plus. Je lâche mon sac qui s’écrase lourdement contre le sol avant de venir m’agenouiller devant lui, gardant les jambes bien fermées parce que je suis en jupe. Les pourboires les amis, les pourboires.  

Hésitante, je tente de garder un contact direct en laissant ma main sur sa tête. Je n’ai aucune idée de ce que je dois faire, j’essaye juste d’être présente.

«  Merde Nico, même dans ton état t’arrive à faire des blagues ? Hey, je suis là… je… »

Je sais pas quoi faire de plus alors je me penche pour l’envelopper de mes bras. Dis quelque chose putain.

Il n'y avait rien de compliqué à expliquer pourtant. Mais non. C'est Nicolas, alors forcément même quand ça va pas eh ben il fait de l'humour. C'est s'accrocher à un brin d'herbe pour ne pas être emporté dans la tempête. Il faut que Nana le prenne dans ses bras, qu'elle le tienne comme un gosse paumé pour qu'il se mette à renifler... Le creux dans son cœur se creusant, se creusant, toujours un peu plus... Comme un couteau chauffé à blanc couperait du beurre. Il s'accroche à elle en retour. :

-Mathéo et moi... On se sépare.

Un temps. :

-C'est con hein, on sait que le premier amour n'est pas éternel, la vie est trop compliquée pour quelque chose d'aussi... il n'a plus le mot, il soupire. Mais bon... apparemment j'y croyais un peu...

...Vu à quel point quelque chose ayant été décidée d'un commun accord le brise de l'intérieur.

«  Je suis désolée…. répondis-je doucement en le serrant un peu plus. »

Je ne savais pas tant quoi répondre de plus en cet instant mais mon cœur se fissurait un peu à chaque reniflement de sa part. Ce sentiment qui le brise, je l’ai déjà ressenti, alors je comprends. Mais je ne suis pas certaine de choisir les bons mots, je tente juste d’être là, de le soutenir en lui offrant un enlacement sincère, chaud en cette nuit de printemps.

«  Je… ‘fin…. Le premier amour c’est toujours quelque chose de fort dans notre vie. Je l’ai vécu en foutant en l’air ma première relation tu sais… je suis tellement désolée pour toi. Faut te dire que tu as cru en quelque chose de beau qui restera gravé en toi… et qui te mènera à croire d’autres choses magnifiques. Je suis là Nico…. Je suis là pour toi t’en fais pas. »

Pourquoi elle s'excuse ? Elle n'a rien fait... C'est de sa faute s'il s'est laissé déborder par ses études, ses envies d'être plus présent en tant que Master, ses fucking habitudes suicidaires pour défendre ses proches,... Il la serre un peu plus pourtant... C'est bien la première fois que quelqu'un s'excuse, que c'est pas sa faute mais que ça lui fait du bien quand même... Elle explique qu'elle comprend et il sait que c'est sincère. C'est pas de la pitié non plus. Il sait qu'elle est vraiment là et ça l'apaise... c'est fou l'effet que Nana lui fait.

Il se recule pour essuyer ses yeux, toujours la tête baissée. :

-C'est moi qui devrait m'excuser... Je n'aurais pas dû te le dire, on s'est mis d'accord pour ne rien dire jusqu'au mariage de El' et Jérém'... Pas gâcher leur fête... Mais je-...

Il la regarde enfin, l'argent de ses iris noyés de chagrin qu'il n'arrive pas à cacher. :

-J'crois que c'est trop... dur pour moi ?

Et l'admettre aussi... C'est arrivé si rarement qu'il pouvait les compter sur les doigts d'une main... Quand ça arrivait, il pouvait compter sur Matty, son univers... avant.

Mon visage se tord de compassion tandis que mon estomac fait de même. Non. Non. Non. Non. Je n’approuve pas ce qu’il raconte. On se décolle et ce chagrin… ce chagrin sur son visage. C’est une autre facette que je découvre cette nuit. Toujours agenouillée, ne savant pas quoi faire de mes mains je les dépose calmement sur mes genoux avant de commencer à tapoter du bout des doigts le tissu de mon vêtement.

«  Hey hey non tu gâches rien du tout. T’as le droit comme tout le monde d’avoir des moments où ça va pas… Je veux pas te réentendre dire que tu vas gâcher… t’as même pas à t’excuser Nicolas…Ce n’est pas ta faute. »

Je prends une légère pause pour soupirer.

«  C’est très difficile c’est normal c’était une longue relation mais je te promets que tu vas en ressortir que plus fort de ce chapitre mais ne sois pas trop dur avec toi, ok ? T’as le droit de ressentir, même si c’est du mal. Si tu ne veux pas en parler avec Jerem ou Aaron ou quelqu’un d’autre, tu peux m’en parler, déballer tout ce dont tu as besoin. T’en as besoin.»

-Ce n'est pas ma faute... répète-t-il machinalement.

Il écoute la suite sagement, reniflant encore et frottant ses joues, appuyant un peu sur le coin de ses paupières avec ses phalanges comme pour ravaler ses larmes... Il pourrait techniquement le faire d'ailleurs... Il pourrait utiliser ses pouvoirs et, à défaut de faire totalement disparaître sa propre peine, au moins l'atténuer... Mais il s'interdit de faire cette bêtise quand le risque de rechute et juste derrière... Il l'a promis. :

-Ok... marmonne-t-il avant d'inspirer profondément, massant... griffant profondément ses cuisses dont l'une tressaute malgré lui. Pendant la mission, j'ai pris des risques... J'ai subi des dégâts assez rapidement et... comme j'avais toujours un cristal Guérisseur de lui, sur moi, il l'a su quand je m'en suis servi... il... Il n'a pas vraiment apprécié. Parce que... j'étais suicidaire avant... ...Je crois qu'il a juste peur qu'un jour je revienne pas.

Y'a des gens, ça les rapproche. Comme Aaron et Lou. Et puis y'en a d'autres, ça les détruit. :

-Ce qui n'a pas aidé non plus, c'est que je suis en Master à la fac... et double cursus. Lui, il bosse à l'hôpital. En plus, cette année, j'ai eu pas mal de boulot en tant que Master de Terrae, avec la mission... bref on se voyait moins. Donc ouais... c'est pas complètement ma faute...

C'est juste... un truc à ajouter à la longue liste des choses qu'il aurait pu prévenir s'il avait eu deux sous de jugeotte.

J’écoute silencieusement et avec attention ses mots, observant sa peine qui se traduit dans ses membres et ça me déchire un peu plus. Putain que les relations amoureuses c’est compliqué…. Je n’en ai pas eut une depuis des années mais wow, j’avais oublié un peu toutes les émotions que ça pouvait enclencher sur le moment. Surtout dans la rupture. Ce moment où on ne sait jamais si ça va arrivé ou non.

« Ce n’est pas la bonne manière de le dire mais parfois… malgré l’amour qu’on peut ressentir encore pour l’autre… si ça ne fonctionne pas au point de se faire du mal… c’est plus simple de se séparer, soupirais-je en baissant les yeux. »

Ce sentiment bien trop connu bordel.
Je me relève pour finalement aller m’asseoir sur la balançoire libre à côté de Nico.

«  Sache que dans certaines relations, les fautes viennent des deux bords…. Personne n’est le fautif number one ok ? La vie d’adulte c’est ça aussi, on est occupés par ci et là en fonction des responsabilités. T’es une personne fantastique et je te jure qu’il y a pleins de gens dehors qui savent à quel point tu l’es, des gens avec qui tu saurais faire des étincelles si tu le voulais. Vraiment je le redis, je suis désolée que vous vous soyez séparés mais… ‘fin… P’tain je m’excuse j’ai l’impression d’être super nulle dans mes mots. C’est clairement pas que toi qui est en faute juste que parfois… ça arrive même aux meilleurs d’entres nous.»

Je pose une main sur sa jambe qui tressaute.

« C’est chiant cette souffrance interne mais j’te jure que t’es assez fort pour la surpasser petit à petit, tu verras. »

"Si ça ne fonctionne pas au point de se faire mal... C'est plus simple de se séparer", Nicolas lâche un rire amer. :

-Pardon. Il a dit exactement la même chose. C'pour ça.

Et c'est vrai. C'est l'argument ultime ça. Forcer les choses, ça ne sert à rien. Il le sait, il est Sensitif. Peut-être que c'est des restes de son ancienne éducation qui revient, comme des mauvais relents au lendemain d'une soirée alcoolisée ; mais si tu aurais pu insister, t'es solide, tu aurais pu supporter plus de douleurs encore... Mais c'est pas sain.

Il déteste être adulte. Vraiment. C'est la pire arnaque de la vie ça.

Nana se lève pour s'installer à la balançoire d'à côté. En parlant, elle vient tout de même poser sa main sur sa jambe folle qui s'arrête aussitôt. S'il était formidable ? Peu importait. Il ne le considérait pas. S'il était en faute ? Oui et non. L'amour est relou comme ça. S'il allait survivre ? Putain oui. Il avait pas survécu à autant de MERDES pour être arrêté par une peine de cœur ! Il attrape la main de Nana, glisse ses doigts entres les siens. :

-T'es pas nulle avec les mots...

Il se tourne, la regarde avec un sourire, triste mais présent. :

-...t'es grave mauvaise. Genre. Absolument terrible.

Je me gratte l’arrière de la nuque avant d’offrir un sourire en coin.

«  Terriblement terrible ouais…  P’tain… mais tu souris c’est déjà une petite victoire. »

Mes doigts se referment un peu plus contre les siens. Je trouve sa peau un peu plus fraîche que la mienne. Mais je sens qu’il en a besoin. Besoin de contact dans cette noirceur.

«  C’est vraiment triste ce qu’il t’arrive mais…. T’es pas tout seul… même si un jour t’as l’impression que l’univers entier t’as abandonné… je te jure que tu l’es pas- j’imagine que c’était une décision commune ou quelque chose qui vient de sa part vu ce que je comprends ? »

-Pas l'univers entier... juste le mien...

Ouais non, commençons pas avec la poésie. Pire idée, on va se remettre à chialer. :

-Hm... Décision commune malgré tout. Je sentais que ça allait pas depuis quelques temps... Il ne savait pas quoi faire non plus. On tient encore à l'autre, mais c'est différent maintenant.

Il laisse planer un instant de silence pour observer le parc... C'est l'endroit où il avait rencontré Mathéo, en 2015. Ça lui parait si loin... :

-Nana... J'peux te demander un service ?... Uniquement si ça te dérange pas ok ?... J'ai vraiment pas envie de rentrer à la maison aujourd'hui et il est super tard, j'ai pas envie d'appeler des potes parce que je sais qu'ils vont me poser ou se poser la totale de questions...

Et puis ça fait longtemps qu'il n'a pas passé une nuit dehors... c'est qu'il s'est habitué à avoir au moins une couverture le salaud. :

-...j'peux squatter ta chambre ?