Note:

26 Décembre 2022.

Il était figé devant sa porte depuis deux minutes. Le dos de la main gauche à quelques centimètres du bois, prêt à toquer. La main droite fébrilement entourée autour d’un sac en papier.

Minoru inspira.
Cogna doucement. Trois fois.
Pria encore une fois pour ne pas arriver au milieu de quelque chose. Pour ne pas être face aux millions d’amis qu’il lui imaginait.

Quand Karen apparut sur le pallier de son appartement, seule et telle qu’il la reconnaissait, la tension redescendit.

« Bonjour… »
… Mais n’était pas tombée au point qu’il ait l’air aussi à l’aise qu’il l’aurait souhaité. Ou même aussi à l’aise qu’il l’avait été la dernière fois qu’ils s’étaient croisés.
« Tu es occupée ? »

Leurs conversations étaient habituelles, mais dans une période qui ne l’était pas, venir la voir comme ça avait quelque chose d’étrange. Presque de déplacé. Il avait eu très envie de la voir, mais plus encore que les autres fois, il ignorait si c’était seulement un tantinet réciproque.

« J’ai… (Il montra son sac, et l’ouvrit juste assez pour pouvoir en sortir un tupperware, vraisemblablement occupé par gâteau) Si tu veux. »

Il détourna la tête, pour éviter de plonger son regard à l’intérieur de son appartement.

__–La fin du mois de décembre avait été fort étrange, pour Karen. Pour diverses raisons, elle avait perdu tout goût aux festivités hivernales traditionnelles, qui faisaient de toutes façons pâle figure comparées aux américaines.
__–Tout d’abord, il y avait eu le retour des combattants de l’Opération Thémis. Nombreux étaient revenus dans un état pitoyable, voire proche de la mort. En dépit des célébrations qui avaient accompagné la réussite de cette entreprise et de la libération des enfants de la bande de terroristes qui les retenait, une chape de plomb s’était comme déposée sur Terrae, quand était devenu apparent le coût de cette victoire. Karen était assez proche de plusieurs membres de corps expéditionnaire et apprendre leur état physique autant que mental désastreux avait été un crève-cœur.
__–Ensuite, Karen allait bientôt entamer le sixième mois. L’examen approchait, son ventre était devenu fort gros et les frusques de femme enceinte qu’Aoi lui avaient prêté les seules mettables. L’angoisse de leur arrivée prochaine, les maux divers et variés propres à sa condition, tout cela lui causait bien des tracas propices à un abattement, une déprime.
__–Enfin, elle se sentait seule. Conséquence des deux points précédents, les personnes qu’elle fréquentait le plus étaient soit hospitalisées, soit très occupées à s’occuper de leurs proches hospitalisés. Sa grossesse suscitait aussi en Karen une forme de honte. Elle avait du mal à assumer son état publiquement, à clamer fièrement qu’elle était une fille-mère, à exposer ainsi une des sources de son Vide. Fréquenter trop longtemps d’autres adolescents aurait inévitablement mis le sujet sur la table. Ils avaient bien de la chance, les autres : pour la plupart, leur blessure, qui justifiait leur présence ici, était interne, invisible.
__–Rien à redire jusqu’ici ?
__–Ça va, tu progresses.
__–Bien. Aussi, Karen avait-elle passé Thangsgiving puis Noël chez elle, seule. C’était, pour elle, des fêtes familiales : or elle avait quitté les siens, sans un mot, sans même leur dire qu’elle était encore vivante, sans jamais chercher à les recontacter. Elle n’aurait point non plus, pour les raisons susnommées, souhaité les passer avec des Terraens.
__–Et ?
__–Comment donc, et ?
__–Bah il manque un bout.
__–Nullement.
__–Okay, ‘fallait pas trop espérer non plus, hein. MINORU BORDEL. Elle aurait pu lui demander à lui, mais non. Alors pourquoi ? Bah en fait elle s’est dit qu’elle voulait pas le déranger, parce que lui il a sa famille au Japon là pas loin, donc genre il va aller chez eux ou quelque chose. Puis flemme d’aller le voir en mode ahah j’ai aucun plan j’peux rester avec toi plutôt que de déprimer comme une grosse merde mdr ? Trop pitoyable, pas devant lui, naaaaaan.
__–Du coup ouais, rester chez soi à rien glander. Pleurer un peu, p’têt.
__–Pis on tape à sa porte. Ah, j’reconnais cette énergie direct.
__–Tsssk… Pas lui…
__–Bah bouffon, sans Minoru… y’a pas de RP quoi.
__–Euah. Elle entrouvrit la porte, bien contente qu’il ne fût point curieux par son intérieur, toujours aussi pauvrement meublé, même si des lits, ouvrages et autres accommodements propres aux nouveaux-nés s’y entassaient.
__–Puis, elle sourit. Hein. C’est important à dire.
__–« Ah, salut Minoru. Nan ça va, t’inquiètes. »
__–Ah, il sort un truc de son sac… Oh mais non, c’est trop mignon ! Elle rougit même !
__–Elle quoi !?
__–« Oh euh, bah, c’est… c’est sympa mec. Merci. Bah attends, ça… T’sais quoi, déso hein mais c’est un peu l’bordel là chez moi, j’installe les lits de mes gamins et tout, c’est chaud… Ça te dit on va chez toi, ou… je sais pas ? Bouge pas hein, j’arrive. »
__–Karen referma la porte. Minoru put entendre le bruit d’affaires qu’on fouille, retourne, inspecte et fourre dans un sac. Et en effet, c’est avec un tel objet à l’épaule et des chaussures aux pieds qu’elle ressortit.
__–« J’te suis ! C’était sympa les fêtes avec tes parents ? »
__–Ouais chaipas si c’est prudent de penser ça direct.

Minoru n’était ni sensitif, ni télépathe, ni même juste doué pour comprendre les autres, mais il avait au moins réussi à croire qu’elle n’était pas dérangée de le voir.

« Je, enfin… Il y a du monde dans les dortoirs. On peut peut-être aller en salle commune… »

Il lui rendit timidement son sourire. Même si lui rappeler qu’il était encore novice lui avait fait mal au cœur, c’était normal qu’elle ait d’autres choses en tête.

Et puis, il était venu pour passer un bon moment avec elle.
Autant qu’ils le pouvaient, avec toutes leurs circonstances.

Il l’attendit patiemment, profitant de cette courte attente pour vérifier une énième fois que les autres choses qu’il avait amenées avec lui était toujours là.
La seule chose qu’il aurait pu oublier, c’était le courage de les lui donner.

Courage qui vacilla d’autant plus quand Karen revient, sac sur le dos — pour quoi faire ? — et lui planta une autre aiguille dans le cœur.

« Je les verrai peut-être au nouvel an… » se contenta-t-il de répondre, pour en dire le moins possible.
Il se mit en marche, main crispée à son sac.
« Et toi ? »

La réponse serait sûrement douloureuse à entendre. Autant qu’elle serait rassurante, de savoir qu’elle avait pu penser à autre chose, avec… tout ce qu’elle avait à penser, sans doute. Il y en aurait au moins une.

__–Les dortoirs, il est vrai que ce petit insignifiant n’était encore que novice.
__–Non mais ta gueule toi là.
__–« Euh, ouais, c’pas con, viens on fait ça. »
__–J’aurais quelques doutes à émettre sur la logique qu’il avait à préférer une pièce partagée par tous à une autre sur la base de sa fréquentation par des quidams, mais passons.
__–Naaan mais c’est pas pareiiiiiil…Oh puis merde, pourquoi je te parle.
__–Si je le savais… Karen le suivit donc et ce fut à son tour d’être blessée par sa question. Allait-il lui dire ? Sans doute pas, il—
__–« Nan, mes parents… ‘fin… Bah… Je leur ai pas vraiment dit, quoi. Que j’étais ici, ou… que j’étais plus seule. Quoi. ‘fin… c’est compliqué, entre nous. »
__–Ouais, chaud. L’ambiance est tout de suite niquée, là.
__–Ooooooon va passer à la suite heeeiiiiiiin.
__–Ils arrivèrent donc en salle commune et s’assirent. Il y allait avoir échanges de présents, semblait-il.
__–« Alors attends hein, j’commence ! »
__–Karen fouilla dans son sac et en sortit un sac en papier, fermé avec du scotch, qui faisait office d’emballage improvisé. C’était assez volumineux, mais mou.
__–« Tiens vazy ouvre ! Allez là, fais pas ton timide. Je l’ai faite pour toi mais, bah, j’l’ai pas finie à temps du coup… Ben c’est un peu en retard. ‘fin voilà quoi, j’espère que ça te plaira. »
__–À l’intérieur, une écharpe tricotée par Karen, d’une resplendissante couleur vert pomme, aux bords blancs. Elle s’était depuis quelques temps mise à cette activité, typiquement maternelle dans son milieu, et s’était exercée à faire quelques bonnets, gants et écharpes pour ses futurs bambins. Cela avait le mérite de l’occuper et de lui permettre de confectionner des cadeaux pour ses proches… Et pour Minoru.
__–Ah bah oui il est à part, c’est plus qu’un proche mdr.
__–Je préfère ne point y songer.

« Ah… »

Lui aussi, il avait eu envie de passer à la suite très vite.

Heureusement pour eux, la salle commune était, pour cette après-midi au moins, relativement calme. Il y avait bien quelques décorations qui suggéraient l’existence d’une fête passée ou à venir, ainsi que quelques personnes qui semblaient profiter de l’ambiance, mais il y avait fort à parier que l’essentiel des célébrations s’étaient tenues dans les chambres des uns ou des autres. Ou que Terrae n’avait pas plus eu le cœur à la fête que ces deux-là.

Lorsqu’il s’installa, Minoru sortit d’abord le gâteau qu’il avait fait entrevoir à Karen un peu plus tôt. Rien de très extravagant : déjà qu’il cuisinait d’ordinaire plutôt simple, c’était la première fois qu’il s’essayait à faire du sucré, lui-même n’en était pas un friand consommateur. Il avait essayé de faire quelque chose qu’elle pourrait aimer, mais le résultat serait probablement plutôt banal.

Cela dit, contrairement à l’américaine, Minoru n’avait pas vu venir l’échange de cadeau, aussi fut-il sincèrement surpris quand un grand sac en papier se retrouva en face de lui.

« Ce… ce n’était pas la peine… »

Tout heureux qu’il était, il fallait respecter la politesse avant tout. Minoru n’avait jamais reçu beaucoup de cadeaux, mais il avait été assez bercé par la culture japonaise pour savoir que l’échange de cadeau obéissait à des règles très strictes, dont la première était de refuser au moins une fois avant d’accepter.
La seconde était qu’ouvrir les cadeaux en public était une chose qui ne se faisait pas. Aussitôt passé le cap du refus, alors qu’il tenait maladroitement le présent entre ses deux mains, il fut donc tiraillé entre ne pas commettre ce qu’il percevait comme une offense et ne pas risquer d’offenser quelqu’un qui avait — cette fois comme les autres — une culture très différente de la sienne.

Il céda finalement, mais s’affaira à ouvrir aussi délicatement qu’il le pouvait l’emballage. Bien qu’elle ne semblait pas y avoir attaché beaucoup de soin, il considérait l’enveloppe comme aussi précieuse que ce qui se trouvait à l’intérieur.

C’est quand il eut véritablement l’objet en face des mains qu’il se détourna de ces réserves pour se laisser sauter au visage par ce qui aurait dû être évident.

Karen m'a fait un cadeau.

Il avait fait de son mieux pour contenir sa réaction sous une forme pudique (les joues légèrement rougies et un grand sourire tout de même), mais la sensitive ne s’y tromperait probablement pas : il était fou de joie, et réellement touché, par ce qu’il venait de recevoir. Déjà pour le simple fait de recevoir quelque chose de sa part, mais aussi pour l’objet en lui-même.

Un objet fait de ses propres mains. Qui avait dû lui demander, au bas mot, plusieurs heures de son temps.

« E… Elle est vraiment bien faite… Et jolie… »
Il ne connaissait pas assez de mots pour exprimer sa gratitude.
« Merci… C’est vraiment… »
Il essayait de la regarder dans les yeux. Pour se forcer à ne pas l’éviter.
« J’en suis vraiment heureux. »

Il savait ce qu’il devait faire ensuite.

Il avait plutôt prévu de lui donner juste avant de partir, car tel était l’usage, mais ne pas le faire à ce moment aurait de toute façon été étrange.
Il entrouvrit à nouveau son sac en papier, dans lequel se trouvaient deux présents relativement solides : un petit plutôt allongé , et un plus grand. Les deux avaient été emballés dans des furoshikis aux motifs différents, qu’il avait noué avec soin.
Dans le premier se trouvait une petite guirlande lumineuse, qui pouvait facilement se mettre dans le coin d’un appartement pour y ajouter un peu de lumière. Dans le second, il avait trouvé quelques cadres à photo, dans lesquels elle pourrait y immortaliser les premiers jours de ses enfants, ses parents (si un jour elle leur reparlait) ou sa vie à Terrae.

Il prit son courage, puis les cadeaux avec ses deux mains. Et les tendit doucement vers Karen.

« Ce n’est pas aussi bien que le tiens… »
Mais j’espère que tu les accepteras.

__–Non mais, c’est qu’il n’allait pas refuser, tout de même ?
__–Mais taaaa gueuuuuuule lààààà il est juste poli c’est bon pfff.
__–Pis pas que poli.
__–OUAH.
__–Ce serait stylé qu’il puisse, genre, sourire, parce qu’à l’intérieur de notre Minoru national pitiiiiin ça fait mal aux yeux tellement que ça brille, c’est chaud. Ah bah forcément Karen elle est méga heureuse aussi du coup. Et du coup elle sourit. Encore plus quand il la regarde, ce qu’il fait… pas tellement souvent, en vrai.
__–« Bah t’inquiètes normal mon pote. Si t’en veux d’autres… ou je sais pas, des trucs au crochet quoi, tu m’dis, hein ? »
__–La première partie de l’échange ayant été accomplie, venait celui de la seconde. Karen reçut les deux présents, magnifiquement emballés et sentit comme une gêne en elle : sur la présentation, elle était loin de pouvoir dire qu’elle avait fait autant d’efforts. Ou même, quelque effort que ce fût. Elle hésita longuement devant la présentation en tissu, d’un ouvrage fin, mais se décida finalement à le dénouer avec la plus grande délicatesse.
__–« C’est vlà joli mec, tu t’es fait chier hein, ‘fallait pas… »
__–Enfin, si, elle méritait bien cela… et bien plus qu’il ne pourrait jamais offrir.
__–Des claques ouais… Non mais bref, y’a quoi dedans, j’veux savoir !
__–Tu n’as point lu le précédent message ? Minoru ne s’étouffait point dans l’originalité ou la fantaisie, c’était le moins qu’on pusse dire. Ses cadeaux étaient… tristement pratiques, ma foi.
__–Nan mais tu débloques sale fou, c’est sympa. Mate, Karen déplie la guirlande et tout, pis elle la mate… C’est marrant ça. Elle a déjà reçu plein de cadeaux dans sa vie, puis des trucs qui ouais, pétaient la classe ou valaient super cher. Mais là, c’est pas pareil. C’est mieux que tous les autres, même si c’est juste une guirlande et des cadres vides. T’sais pourquoi bouffon ?
__–Je n’ose répondre… Cela va encore être ridicule…
__–Parce que c’est Minoru qui les lui a offert.
__–Hihi.
__–« Han t’es fou j’adore, merci. J’sais exactement où j’vais les mettre. Allez viens là, j’te fais un câlin, t’es trop sympa comme mec sans déconner. »
__–Je refuse de m’appesantir plus avant sur la suite, aussi vous propose de passer à la suite.
__–Cette proposition faite à Minoru, Karen et son… son… son ami, dégustèrent le gâteau, qui s’avéra et je me dois de le signaler, tout à fait comestible – en fait il était vlà bon parce que cuisiné avec amûûûûûr –, cesse je te prie, papotèrent encore quelque peu, puis se séparèrent en fin d’après-midi.


__–Le 5 janvier 2023, le surlendemain de l’initiation de Minoru.


__–Voilà venu le temps de la première ellipse.
__–Nous retrouvons nos deux protagonistes, je me refuse et me refuserai éternellement à dire notre couple, quelques jours plus tard. Karen peinait certes à retrouver la place centrale dans les relations sociales qu’elle s’était donnée avant son arrivée à Terrae, mais était au faite des principales rumeurs.
__–Notamment, du départ de Minoru des dortoirs.
__–Ce qui signifiait qu’il était enfin initié.
__–Hé, chacun son rythme ! Nan mais ouais, forcément elle est allée le voir. Pas le jour même parce qu’elle l’a appris le lendemain, pas… ben le lendemain en fait parce que ok c’est bon on va le laisser un peu souffler puis se laisser souffler un peu parce que pouah la grossesse la galère… Tiens ben, sers à quelque chose dugland là, raconte !
__–Je te prierais de bien vouloir m’admonester par quelque autre nom.
__–Parce que c’quoi ton nom ?
__–Ce n’est pas important ! Je disais donc, dans sa culture, le concept même de congé maternité était un fantasme, une illusion, un récit fait par quelques expatriés en Europe. En outre, Karen ne ressentait nullement le besoin de cesser d’aller en cours : elle était seule et s’y rendre ne représentait jamais pour elle que la prise d’un ascenseur deux fois par jour. En contrepartie, elle trouvait dans la poursuite de sa scolarité un rythme de vie sain et des contacts humains, indispensables pour maintenir son équilibre mental… bien qu’au vu de la bande de dégénérés qu’elle se coltinait, on pouvait avoir quelques doutes légitimes sur la qualité réelle de ces contacts.
__–Pffffff.
__–Brillante réponse, ô poète que tu es.
__–On peut retourner au sujet du coup ?
__–De ce pas. Désireuse de fêter comme il se devait son emménagement, Karen avait préparé des pancakes et acheté force sirop d’érable, pour faire découvrir cette denrée à son… euh… à Minoru. C’est donc les bras chargés qu’elle alla sonner à sa porte, non sans un sourire aussi fatigué que l’étaient ses cernes, qui ne voulaient plus quitter son visage.

Les deux jours qui avaient suivi son initiation, Minoru les avaient passés dans une sorte d’entre-deux étrange, égaré entre les sensations nouvelles et la banalité du quotidien. Tiraillé entre le sentiment que tout avait changé, et celui que tout était comme avant.

C’était ce même mélange d’impressions qui avait coloré son déménagement la veille. Passer d’un dortoir commun à ce qui ressemblait presque à un appartement d’étudiant était un bouleversement certain, et pourtant il n’avait monté qu’un étage avec ses deux sacs et son pot de fleur.

Hélas, Minoru savait déjà, au fond de lui, quel mouvement finirait par l’emporter.
En étaient témoins — ou victimes — les murs blancs et nus qui l’avaient accueilli chez les Initiés, dont il n’avait trouvé pour les décorer que des fiches de révisions disposées en ordre autour de son bureau. Qu’il y ait quelques notes sur les pouvoirs ou un verre d’eau, l’initiation semblait n’avoir laissé qu’une empreinte légère, malgré ses efforts certains pour l’ancrer dans son quotidien.

Ce cinq janvier en début de matinée, alors qu’il vérifiait inutilement que tout était à sa place et se préparait à assister à un cours qui n’aurait lieu que dans une heure, il ne s’attendait évidemment à aucune visite. Et de toutes les visites qu’il eût pu recevoir, il s’attendait davantage à ce qu’un voisin vienne lui reprocher quelque chose.

Lorsqu’il croisa le regard épuisé de Karen, il fut donc pris d’une légère panique. Instinctivement, il se retourna pour vérifier à nouveau si tout était décemment rangé.

« Bonjour… »

C’est seulement après cette salutation timide — et légèrement teintée d’inquiétude — qu’il remarqua  ce que Karen transportait. Pour une fois, il ne s’égara pas — mais faillit seulement — dans la réflexion qu’elle venait le saluer alors qu’elle était de passage pour aller donner des pancakes à un autre de ses amis, ou les manger elle-même quelque part dans les couloirs des eaux, et savoura la surprise plus directement. C’était absurde à admettre, mais elle venait apporter quelque chose à manger.

Un peu comme si elle venait fêter son initiation.

« Euh… Tu… Tu veux rentrer ? »

Gêné autant que ravi à cette perspective, il tendit les mains, pour que Karen y dépose ce qui semblait l’alourdir. Puis se recula pour lui permettre d’entrer dans ce qui n’était qu’une version encore plus vide et plus studieuse de sa première chambre chez les Tonnerres. À l’exception bien sûr d’une certaine écharpe, bien en vue, prête à être enfilée pour aller, essentiellement, à la bibliothèque, puisque c’était bien souvent la seule chose qu’il avait à faire à l’extérieur.

« Tu peux t’asseoir où tu veux… »

En accord avec le ton de la pièce, Minoru se répandait en banalités, essentiellement pour masquer le fait qu’il n’avait aucune idée de quoi dire.

C’était après tout la première fois qu’il recevait quelqu’un. Et une des rares où il croisait un invité, par ailleurs, puisque ses parents n’avaient jamais été assez présents à domicile pour s’y répandre en invitations. Sans parler de la question culturelle. Et sans parler du fait qu’il lui faudrait dire quelques mots, sans doute, sur son initiation...

Sitôt ce dernier point revenu en mémoire, et avec elle une sensation qu’il commençait à connaître, Minoru paniqua. Il se tourna légèrement, attrapa le miroir de poche qu’il avait précisément acheté pour cette occasion, et parcourut rapidement son visage.

Il eut juste le temps de voir disparaître une légère distorsion. Rien qui eut pu être trop ressemblant. Peut-être rien qui eut pu être perçu. Du moins il l’espérait.

« Désolé… » marmonna-t-il, en se retournant vers elle comme si de rien n’était.

__–Bien sûr qu’elle voulait entrer, elle n’était pas venue là, avec sa nourriture en offrande, juste devant sa porte, à laquelle elle avait sonné, pour repartir ensuite. Benêt.
__–Ta bouche toi. Bon du coup elle sourit parce que c’est sympa il l’invite et tout. Par contre ce serait sympa de retirer ses pompes… Non ? Non. Bah ok.
__–« Allez ! J’veux visiter attends, oh. »
__–Parcourir et découvrir les lieux fut une entreprise rondement menée. Son domicile… était… disons, à l’image de sa personnalité.
__–C’est marrant, t’as dit ça comme si ça allait être une remarque normale… Mais pas du tout. Bah du coup va bien te faire foutre.
__–« ’faudra faire un peu de déco hein ! »
__–Oh puis tu peux parler toi, t’as vu dans quoi t’habites ? Sérieux ton appart’ il aura de l’intérêt que parce qu’il y aura des jouets en plastique, des bouquins pour gamins et des trucs du genre partout.
__–Passons. Karen alla donc poser son plateau, garni de victuailles, sur la table, puis s’y installa elle-même, non sans pousser un petit souffle de soulagement d’être enfin dans une position compatible avec ses lombaires.
__–« Tiens viens j’te m… Hein ? Bah quoi “désolé” ? »
__–Il a quoi là ?
__–Hé bien, tu vas nous le dire.
__–Ouais ouais… Chaipas, c’est bizarre, genre… De la honte ? Ou de la peur ? Un truc pas confortable, en tout cas. Bizarre.
__–« ‘fin bref on s’en fout, t’as déjà pris du sirop d’érable ? Tiens goûte. Elle lui tendit une cuiller contenant quelque gouttes du sucré mélange. Puis r’garde, je te montre. Tu mets tes pankakes dans ton assiette en une pile là, ok, tu verses, puis hésite pas hein ! ‘faut que ça s’imbibe. Mais pas trop ! Puis ‘faut pas les laisser trop longtemps, sinon c’est tout flasque et dégueulasse là. Puis tu les manges comme ça. Ça va tu sais utiliser une fourchette et un couteau ou bien ? »
__–Karen disposa les assiettes, les remplit, puis versa une généreuse partie de la bouteille, non sans s’assurer qu’elle laissait au moins la moitié à l’intérieur pour Minoru. Elle-même ne prenait que rarement ce genre de petit-déjeuner solide, c’est qu’elle avait une ligne à tenir, mais elle ne le dédaignait point pour autant. Surtout depuis qu’elle mangeait pour trois.
__–Ainsi attablés, elle put entrer dans le vif du sujet.
__–« Mais alors mon pote, ‘faut que tu me montres c’que tu peux faire là. T’es de quelle affinité ? Vazy raconte, j’veux tout savoir. »
__–Moooh elle sourit et elle est enthousiaste et contente pour lui c’est trop choupi.
__–Peuh.

Elle n’avait rien vu.
Et elle n’insistait pas.

Soulagé par cette réaction, Minoru fut prompt à pardonner Karen pour son manque de respect habituel, et se contenta de penser qu’il y aurait de toute façon besoin de laver le sol plus tard, et que c’était même mieux puisqu’elle était enceinte de ne pas se baisser pour enlever ses chaussures. La rationalisation habituelle.

« Jamais… »

Concentré à nouveau sur les pancakes, il goûta comme elle l’avait proposé le sirop d’érable, sucré comme il y était toujours aussi peu habitué, puis suivit avec attention ses instructions.
Et bien sûr, il savait utiliser une fourchette et un couteau. Heureusement qu’il ne savait pas ce qu’était le racisme, ou du moins ne s’imaginait pas qu’il pouvait être victime en plein Tokyo.

Après s’être assis en face d’elle, il se saisit donc de son assiette, essaya d’imiter à peu près ce qu’avait fait Karen...
« C’est vraiment bon. » commenta-t-il.

Et enfin, dut bien les toucher, ses quelques mots.

« C’est vraiment pas grand chose… »

Puisqu’elle était venue le voir dans le couloir des Eaux, il n’avait pas besoin de lui expliquer quel élément l’avait choisi. Cependant, il prit quand même la peine de se lever, d’aller leur chercher deux verres d'eau, puis de tenter une petite démonstration.

Lentement, il fit glisser son doigt sur la surface de l’eau de son verre. Après quelques secondes, le liquide s’y enroula doucement, jusqu’à atteindre le bout de sa paume. Un geste à peine mieux maîtrisé que lors de l’initiation, et qui puisait tout autant — même s’il n’en montrait rien — dans sa concentration.

« Je peux seulement faire ça… Et puis je suis morphe, mais je n’ai pas encore bien réussi à le faire fonctionner… »

Du moins, le faire fonctionner volontairement. Pour ce qui était de la manifestation involontaire, il était plutôt servi, que ce soit en sensations dérangeantes ou en torsions spontanées des traits de son visage.

Il aurait vraiment préféré être n’importe quoi d’autre.

D’ailleurs à ce sujet…

« Et toi tu… Tu peux faire de nouvelles choses, depuis ton initiation ? »

Il savait qu’elle était tonnerre sensitive, bien entendu, et l’avait sans doute vue lâcher une étincelle ou deux, mais puisqu’il n’avait jamais eu l’occasion de participer aux entraînements jusque là, et que le pouvoir de sensitif était d’autant plus flou pour lui qu’il était invisible, il n’avait pas vraiment idée de ce que savait faire Karen. Même s’il savait que c’était plus que lui.

__–Karen sourit. Évidemment qu’un met américain serait égal sinon supérieur en succulence à que tout ce que Minoru avait pu consommer dans son pays.
__–Franchement ? Franchement nan. Puis en plus, stop être un sac à merde quoi, c’est gratuit puis pas du tout ça qu’elle pense.
__–Oui, oui… Dans la tête de Karen, il y avait plus un bonheur de voir quelque un qui lui était cher apprécier un cadeau qu’elle lui faisait. C’est qu’elle avait cuisiné ces pancakes elle-même dès son lever et y avait mis, il faut bien l’admettre, un certain amour. Un certain amour du travail bien fait. Je précise.
__–C’est pas une compet’ le déni hein, mais bon bref. Les pouvoirs ! Les pouvoirs ! Les pouvoirs !
__–Vous voyez quelle garderie je dois gérer. Pour ne pas dire ménagerie. Karen reporta son attention vers l’eau que manipulait son petit camarade. Le mouvement produit, s’il était encore sommaire, léger, malhabile, peu assuré, hésitant, n’en dégageait pas moins une certaine force hypnotique. Pourtant, Karen avait déjà vu bien des manipulateurs d’eau, qui maîtrisaient leur élément dans des proportions bien plus considérables et fascinantes. Pourquoi donc était-elle à ce point obnubilée par la magie de Minoru ?
__–Question con. Parce que c’est la sienne. Regarde comme elle sourit et elle applaudit et tout !
__–« Han Trop bien, c’est stylé de fou. J’peux toucher ? J’veux dire, ta main quoi. »
__–Laissons le temps à Minoru de répondre et passons à la suite, profitons sans honte ni gêne de la confusion entre synchronicité et diachronicité propre à l’écriture en jeu de rôle. Comment tu te la pètes avec tes maladies chroniques… Tout autant intriguée par ses facultés métamorphiques, Karen se fit songeuse, réfléchissant à ce qu’elle connaissait déjà de cette affinité.
__–« Oh ouais t’inquiètes, au début j’ai eu méga du mal avec mon élément moi, mais l’affinité… Bah ça allait, mais genre, c’est pas super agréable tout le temps, quoi. »
__–Et toc !
__–« Par contre depuis, ouais en vrai c’est cool et tout. Genre des fois, j’arrive à sentir mes bébés… Ils sont grands maintenant, ils devraient naître dans un ou deux mois, c’est un truc de dingue comment c’est passé vite sa mère. En vrai ouais j’aime trop mon pouvoir. »
__–Dans ta gueule !
__–« Tiens r’garde. »
__–Karen déplaça sa chaise pour se mettre tout à fait à côté de Minoru.
__–« Vazy touche. Mets ta main là. Le matin ils sont super actifs c’est des p’tits malades, ils vont bouger tu vas voir. »

« Oh euh, o- oui, tu peux toucher… »

Il avait répondu mécaniquement, sans songer à ce que ça impliquait. Déjà sur le plan physique, bien sûr, puisqu’en bon japonais et personnage de shōjo, Minoru voyait le contact de leurs mains comme quelque chose d’aussi soudain que beaucoup trop intime. De surcroît, sur un plan plus mental, puisque cela impliquait de supporter ce contact physique sans bouger, ni rompre la concentration dont dépendait la réussite de ce tour de magie balbutiant.

Ce qui devait arriva donc. Comme quelqu’un qui tenterait de porter quelque chose de trop lourd pour lui, Minoru concentra toute son énergie et son attention en un point, sourcils froncés et visage rougis. L’eau gigota légèrement — plus qu’elle ne l’avait jamais fait lorsqu’il s’était entraîné auparavant — mais tint à peu près bon jusqu’au contact avec le doigt de Karen.

Qui, d’un coup, fit s’éparpiller tous ses efforts.

« Pardon, j.. j’ai encore du mal. »
Du mal avec quoi ? Pas que son pouvoir bien sûr.

Épuisé par ce qui devait n’être qu’une répétition d’un entraînement routinier, Minoru s’échoua sur sa chaise. Il se sentait au moins aussi tremblant que la dernière fois. Au moins, l’effort semblait avoir bloqué les intrusions de son affinité pour l’instant.

Il avait par la suite écouté avec plaisir les réponses de Karen, à la question qu’il lui avait renvoyé — et dont il était rassuré qu’elle ne crée pas de blanc cette fois.

« Ça a l’air vraiment bien, comme pouvoir… »

L’adolescent n’avait peut-être pas d’enfant à sentir en lui, mais il pouvait largement voir l’intérêt d’un pouvoir qui permettait de sentir la présence de leurs gens et leurs émotions. Si cela avait seulement été possible, et s’il avait seulement eu le choix, il aurait certainement voulu être terre sensitif. Un choix qui, il ne l’aurait su que très tard, aurait probablement été le mauvais sur nombre d’aspects, puisqu’il l’aurait utilisé pour se fondre complètement dans les émotions des autres, ou pour faire en sorte — consciemment ou non — que tout le monde l’apprécie.
Mieux valait donc un pouvoir qui, pour l’instant, lui paraissait envahissant et inutile, quoi que preuve de sa légitimité à être ici.

Perdu dans cette discrète envie, il avait laissé Karen se rapprocher de lui.
Et se retrouvait à devoir mettre la main sur son ventre, comme ça, là, alors qu’il récupérait à peine d’avoir vu leurs mains se frôler.

Mais bon. Il ne pouvait pas lui refuser grand chose, quand elle était aussi radieuse.

Alors avec tout le stress du monde, il marmonna un « Je me permets… » et, très lentement, approcha sa main du ventre ballonné, puis la posa délicatement à l’endroit indiqué par Karen.

Il lui fallut quelques secondes pour percevoir autre chose que sa propre agitation. Et faire le tri dans… beaucoup de choses qu’il pensait, que ce soit l’incongruité de voir son amie de juste 16 ans bientôt mère, les inquiétudes qu’il avait sur son avenir et celui des deux futurs bambins…

Un léger mouvement l’interrompit. Au niveau de sa main.

Il écarquilla les yeux. Essaya de se concentrer sur cette sensation étrange et subtile. En perçut un autre.

« C’est vrai, ils bougent… »

Boyce et John. C’était comme ça qu’il faudrait bientôt les appeler.

Une fascination légère pouvait se lire sur ses traits qu’il avait tant bien que mal essayé de faire résister à ses émotions successives. Pour un instant, il avait mis de côté tout le reste, pour se laisser happer par la curiosité de voir deux nouvelles vies s’agiter sous ses doigts.

Dans un ou deux mois, ils seraient aussi sous ses yeux. Ou du moins, ceux de Karen. Est-ce qu’ils se verraient encore seulement, une fois qu’elle leur consacrerait ses journées et ses nuits ?

Ce jour-là, Karen était trop heureuse pour qu’il ose aborder une seule des questions qui le taraudaient.

Alors il ôta discrètement sa main, lui sourit, et profita avec elle des délicieux pancakes qu’elle avait préparé. Le temps passerait vite, alors il fallait le savourer.

__–Sa prestation était en effet un peu minable.
__–Nan franchement ça va pour, genre, un initié d’il y a un jour.
__–Deux.
__–Tu t’intéresses à lui, toi, maintenant ?
__–Tssk.
__–Comme l’autre con boude, j’fais la suite. Bon là Karen vous avez compris elle est genre. Ouaaaaah. Heureuse et tout. Elle a des pancakes. Ses bébés trop choupis. Son keum aussi. Quoi !!? Ahah nan ta gueule je déconnais… Encore que… Nan en vrai je sais pas et elle non plus et lui non plus. Puis c’est pas important ! Là ce qui est important c’est qu’elle sourit comme, genre, jamais Minoru l’a vue sourire. C’est… Bon c’est un peu malaisant, elle lui force un peu la main, y’a un peu un énorme méga gros tas d’inquiétudes en fond là qui cognent à la porte façon meute de zombies, c’était même un p’tit peu raciste… Mais y’a une bulle de bonheur. Où y’a juste, deux gosses qui… c’quoi le mot ? S’extasient. S’extasient merci, sur deux autres gosses. C’est là en fait, que Karen elle se dit que, ouais, être mère, à son âge, toute seule, c’est de la grosse merde, mais en vrai, y’a tellement de joie qui est communiquée et tout là, que nan, ça va, c’est pas si mal.
__–Hein que c’est pas mal ? Tu vas pas tirer la tronche alors que tout le monde il est content là ?
__–Peuh.
__–Alleeeez, et j’te laisse ouvrir la suite sans t’faire chier, promis !
__–Pour un tel privilège… Soit, je consens à l’admettre. Le moment était plaisant à vivre et à partager avec Minoru.

__–Début février.

__–Il est à présent temps que je vous narre cette période difficile de la grossesse de Karen. À l’époque, la naissance était plutôt prévue pour mars, début mars au plus tard. Était-ce là une prédiction réaliste, ou un souhait d’une Karen qui n’était plus capable de s’occuper de tout dans son quotidien et de faire face à une condition physique de plus en plus diminuée, des douleurs chroniques, des épisodes légers de contractions, i tutti quanti.
__–Ce jour là, elle et Minoru… Minoru et elle. Je te demande pardon ? C’est de la grammaire. T’sais, ton fort normalement ? Tu avais promis ! Mais enfin, à défaut d’être correct, tu es dans le vrai… Minoru et elle, donc, avaient prévu de se retrouver pour quelques révisions. C’est que, les examens pour conclure cette année et consacrer celui à l’année prochaine approchaient à grands pas.
__–Le petit Japonais augmentait en nervosité à mesure que la date approchait, cela Karen s’en était bien rendue compte. Elle avait déjà trouvé curieuse sa lubie de réviser avec autant d’avance, dès janvier, si ce n’était avant, ou de le faire très, trop intensément pour ce qui serait nécessaire, ou même sain.
__–Ils se rencontrèrent donc à la bibliothèque, lieu favori de son aquatique… euh… Ami ? Camarade. C’est gaucho ça. Compagnon. Son aquatique compagnon. Content ? Non, mais si toi oui… Non plus, mais continuons. Karen avait une mine grave. La nouvelle qu’elle allait annoncer à Minoru était une faribole pour lui, mais elle serait sans doute perçue comme une catastrophe pour lui.
__–Il n’y avait pas de manière qui serait aisée pour lui à entendre de le dire, aussi se lança-t-elle de but en blanc dans le vif du sujet.
__–« Salut mec… Euh écoute, ouais, c’est juste pour te dire, j’crois ça va être notre dernière séance de révisions ensemble pendant un bon bout de temps. J’arrive plus trop à me concentrer, j’ai des migraines tout le temps, j’suis, genre… ‘fin je tiens plus que quelques heures par jour quoi où j’peux faire des trucs après je suis tout le temps claquée. Donc ben, jusqu’à ce que John et Boyce naissent… Puis ptête un gros moment après, j’vais plus trop trop pouvoir aller au lycée, en fait. »
__–En vrai ça elle s’en balek. Tu sais pourquoi elle a une petite voix un peu désolée en vrai ?
__–Je… non…
__–Héééééééé si. Parce que ça veut dire qu’elle verra moins souvent Minoru.

« Salut... »

Le temps avait filé comme une étoile.
À ces jours qui s'en allaient derrière lui, il avait adressé bien des voeux. Pour lui. Pour elle. Et même pour les deux autres.

« Oh euh.. Oui… Je comprends. C’est normal après tout. »

Il savait qu’il finirait par n’en voir que la traînée. Puis son souvenir, quand elle disparaîtrait.

Alors il s’était préparé. Les deux fois d’avant déjà, il les avaient vécues comme si c’était les dernières. Il l’avait vu, son épuisement, son effort pour venir.

« De toute façon, tu reviendras plus tard, quand ce sera possible, non ? »

Pour savoir quoi dire, il avait rationalisé. De toutes les façons qu’il avait trouvé.

« Je garderai ce que tu as manqué de côté, si tu souhaites le retravailler plus tard. En attendant, j'espère que tout se passera bien.»

Ces mots qu’il avait préparé deux semaines plus tôt, il se sentait rassuré d’avoir pu les lui servir avec un sourire. Un sourire qui n’avait pas su être léger, ni être confiant. Un sourire qui lissait trop de choses et qui ne savait pas quoi dire. Mais un sourire quand même.

À l’issue de ses ruminations, il en avait déduit qu’il ne pouvait qu’essayer d’être positif, pour la laisser se consacrer à ce qui avait le plus d’importance pour elle actuellement. Même si ce n’était pas normal ni judicieux. Même s’il penserait, sans doute bien plus qu’elle, à tout ce qu’elle risquait de perdre.

Même si elle avait peur de la voir disparaître, elle aussi. Et qu’il était perdu entre plein de…

Ce n’était pas le moment d’y penser.

« Aujourd’hui on devait réviser les mathématiques, mais on peut aborder un sujet plus léger… »

Si ce devait être leur dernière séance, autant qu’elle soit efficace.
Tout du moins essaya-t-il de s’en convaincre, ce alors même qu’il n’avait jamais révisé avec Karen en vue d’être efficace. Et que, dans les faits, s’il ne se basait que sur ses standards, elle le ralentissait en réalité plus qu’elle n’aurait jamais pu l’aider, à l’exception de l’anglais, où il n’arrivait même pas à la comprendre convenablement sans puce traductrice. Sur la majorité des sujets, elle était donc en retard, ou du moins pas assez en avance à son goût, et avait beaucoup moins d’heures à y consacrer que lui. Tout ça sans compter le fait qu’il était souvent difficile de partager des notes écrites, voire même juste de se mettre d’accord à l’oral sur des termes exacts pour désigner ce dont ils parlait…

Ça avait toujours été inefficace, à bien des égards, et cette session ne ferait pas exception. Mais n’avait pas à le faire. Même inefficace comme les autres, peut-être que ça lui irait. Parce que celles-là, c’était les seules où il se sentait plus léger à la fin.

C’est pourquoi il les chérissait.
C’est pourquoi même s’il était prêt, même s’il avait tout dit sincèrement et sans regret…

Ça pinçait un peu.
Là dedans, et là-dessus aussi.
Son nez s’affinait doucement ; il connaissait cette sensation et savait fort bien de qui elle devait être à l’image.
Feignant de se moucher, il la cacha derrière un écran de papier.

« Pardon. »

Un autre jour peut-être il lui montrerait. Un jour où ce serait une faribole… et où lui-même saurait pourquoi ça pouvait si peu en être une.

__–Karen sourit. Et ne me demandez pas pourquoi.
__–Pas besoin c’est évident pour tout le monde qui n’est pas un gros connard.
__–« Ouais, je sais pas mais ouais. T’sais, euh… ‘fin par chez moi quand tu devenais mère et tout c’était un peu fini les études et le boulot, quoi. Mais j’ai pas envie. »
__–Ah non c’est clair, se dire que bon ben ça y est ton futur c’est fini maintenant c’est gamins, repas et ménage, ouais ça pue un peu comme perspective d’avenir.
__–« Limite me faudrait un mec pour m’aider et tout, genre partager les tâches, mais je sais pas si ça existe les mecs sympas comme ça, t’sais. »
__–Ouah le déni de ses grands morts là. Karen qui dit ça en le regardant lui droit dans les yeux en mode « hmm oui il coche toutes les cases mais mdr non » mais réveille-toi. Puis aussi lui impose pas ça direct. Mais c’est bien de le prévenir sur la marchandise si vous pensez vivre en couple.
__–Je m’étrangle.
__–Ouiiii mais il sourit il est trop mignoooon ! Puis Karen elle lui sourit aussi roooh. Et moi j’ai accès à ses émotions et hihihi.
__–Je me désolidarise de ce qui va suivre.
__–Pour de vrai ? Han, enfin débarrassés de l’autre, là. Alors du coup, Karen elle est, genre… ben ouais touchée et tout quand elle sent le pincement de Minoru, genre ça fait grave plaisir en fait, que les sentiments qu’elle s’avoue pas soient, genre, à la fois partagés et pas avoués chez Minoru non plus. M’voyez ? Non ? Eux non plus. Mais Karen lui prend la main. Oui !!
__–« Nan, t’inquiètes. Merci, ça me touche et tout. »

Il n’avait su répondre ni à son regard, ni à ses paroles, ni à toute l’ambiance qui en perlait.

Non pas pourtant qu’il n’ait rien vu, rien écouté ou — surtout — rien senti.

Non pas pourtant que face à ce qu’il avait vu, écouté ou senti, il ait eu la tête vide, ou manqué d’inspiration.

Comme c’était bien trop souvent le cas quand il interagissait avec Karen, il avait au contraire pensé à trop de choses, toutes contradictoires, et avait manqué pour les verbaliser autant de recul  que de courage. Un instant, il admirait celle qui voulait s’acharner à marcher vers l’avenir malgré les boulets enchaînés à ses pieds ; un autre, il lui reprochait de faire un choix fou qui mettait en danger les deux pans de sa vie qu’elle échouerait forcément à concilier. La seconde d’après, il espérait qu’elle trouve celui dont elle avait besoin pour le rendre possible ; dans celle qui suivait, il craignait qu’aucun garçon de son âge — lui y compris — ne soit prêt à prendre tous les risques qu’un tel engagement impliquait, surtout pour des enfants qui n’étaient pas les leur.

Eut-il été forcé de dire quelque chose, ou pire encore de prendre une décision, elle n’aurait reposé que sur une pensée fragile, qui aurait été contredite sitôt énoncée et regrettée sitôt mise en acte. Qu’il ait pris sa main et déclaré vouloir être celui qu’elle cherchait, ou qu’il ait pris ses distances et considéré qu’il devait s’occuper de lui-même avant de s’occuper des autres, ça n’aurait été qu’un coup de tête, une mauvaise décision dont l’issue n’aurait été laissée qu’au hasard.

Alors il laissa voleter la brume. Fit mine de ne rien avoir senti, écouté qu’à moitié, rien vu d’autre que les cahiers qu’ils avaient ouvert sans y prêter attention.

« D-.. Dis… »

C’était facile d’ignorer ce qu’il ressentait. Un peu moins d’ignorer la main qu’elle avait prise. S’en dégager risquerait de la blesser, de marquer cette distance qu’il n’était pas encore certain de vouloir ou de refuser de prendre, alors il ne pouvait pas vraiment… faire quoi que ce soit. À défaut, il se convainquit avec les excuses habituelles sur les américains et essaya de dévier le sujet, en espérant que ça marcherait.

« Q…Qu’est-ce que tu veux faire, après le lycée ? Enfin si ce n’est pas… juste être mère. »

Sitôt sa question improvisée, il se rendit compte à quel point elle était centrale. Pour Karen sans doute moins que pour lui, certes. Mais s’il devait… Même s’il devait simplement la connaître et ne jamais rien faire de plus, ou réviser avec elle plus tard dans l’année, c’était une question importante, ou au moins intéressante.