__–Aucune foutre idée.
__–Je dois admettre sécher également.
__–« Chaipas. »
__–Pis comme réfléchir c’est vlà pas son fort à la Karen, autant le faire à voix haute, nan ?
__–« J’ai jamais trop… ’fin… ouais, j’sais pas. J’ai pas envie de, genre. Me résigner. Genre j’ai six-sept ans et ça y est c’est terminé c’est ça ma vie quoi, jusqu’à des, genre, mes trente, trente-cinq piges au moins j’vais être mère avant tout ? Putaiiiiin mais la galère, t’imagines ? Nan mais en vrai moi j’voulais bien et tout, mais j’me fais juste niquer toute ma vie avant là. T’sais genre. Les études et tout. »
__–Hm. C’est pourri hein ? Enfin. Les gosses et tout, c’est l’feu, genre t’es heureuse, mais en même temps nan. Comment tu le vis ?
__–« Puis je sais pas. J’ai pas envie de me mettre dans une relation juste pour que mes gamins aient un père et que j’aie du temps libre. Tu vois c’que j’veux dire ? Déjà c’est chaud, c’est super égoïste. Puis j’veux tomber amoureuse, pas passer un entretien d’embauche. »
__–Tu dis ça mais t’es déjà amoureuse en vrai.
__–Mais bien sûr.
__–Qui est le boss en émotions ici ?
__–Qui n’a acquis son grade d’initié que quelques mois de cela ?
__–Mouais ok j’accorde le point.
__–Ton affabilité t’honore. Reprenons. Karen n’avait, comme je peux la comprendre vu que cela signifie laisser plus de marge de manœuvre et de temps de parole à mon insupportable collègue, que peu envie de continuer sur ce terrain émotionnel. Aussi lâcha-t-elle les mains de Minoru et tapa dans les mains.
__–« Bon ! On va pas chialer non plus hein, on verra bien ça va. On y va du coup ? Après la vérité j’sais même pas pourquoi tu t’fais chier à réviser, tu vas l’éclater cet exam, mais bon. Si ça t’amuse hein. »

Putaiiiiin mais la galère, t’imagines ?

Non, il n’imaginait pas. Ou plutôt, il imaginait bien peu, puisqu’il n’avait jamais réfléchi à toutes ces choses et n’était pas prêt de le faire, tant cela impliquerait de remettre en question la façon dont il concevait sa propre vie — voire impliquerait qu’il s’en fasse une conception tout court, plutôt que de se laisser porter par ce qui semblait le plus facile à faire. À défaut, donc, d’avoir quoi que ce soit de pertinent à raconter, il se contenta de suivre les réflexions à voix haute de Karen sur la question, avec un sourire timide et légèrement admiratif. Elle tenait peut-être moins aux révisions que lui, mais elle tenait, en un sens, plus aux études que lui, et c’était quelque chose qu’il enviait terriblement ces temps-ci.

Tu vois c’que j’veux dire ?

Non. Il ne voyait pas non plus. Il n’avait jamais réfléchi. C'était un sujet pour lequel il avait une vague idée (il devrait bien un jour se marier et avoir des enfants), mais qui semblait lointaine, ne posait pas vraiment la question de ce qu'était l'amour qui devait déclencher ça, et surtout restait soumise à la condition d’avoir une carrière stable - personne ne voudrait de quelqu’un qui avait raté sa vie.

Alors à nouveau, il l’admira, hocha légèrement la tête pour montrer qu’il la suivait, sans l’interrompre ni vraiment renchérir. Il craignait de donner l’impression qu’il attendait seulement le bon moment pour la couper et commencer à travailler, ce qui aurait été tout l’opposé de ce qu’il pensait vraiment, quoi qu’il n’arrive toujours pas à le verbaliser.

Sa crainte sembla confirmée par les dernières paroles de Karen.

—  Oui, on peut y aller.

Il était déçu et rassuré, incertain encore de s’il voulait que ça se finisse.

Malgré lui, c’est par cette porte mal fermée que se glissa un léger flot de paroles, une réponse qui était venue toute seule, suggérée par l’anxiété qui s’amoncelait à mesure que les jours passaient.
— Ça ne m’amuse pas. Mais je ne suis pas si bon que ça alors je dois travailler. Avant d’arriver à Terrae, j’étais…
Il coinça ses derniers mots derrière un sourire.
—  Enfin, je travaillais toujours comme ça.

Et ça ne suffisait pas.

__–Karen haussa les sourcils. En Amérique, c’était plutôt ceux qui n’étaient pas assez bons ou présentaient des difficultés particulières ou des retards, qui devaient réviser avec autant d’intensité. Surtout s’il prétendait ne pas être bon élève, ou du moins point assez pour ne pas être persuadé de réussir cet examen haut la main.
__–Mais nan mais pauvre con de merde il est anxieux, là. Enfin bref… Karen comprend bien ça hein, pas de problème. Pareil y’a cette espèce d’empoisonnement de la pièce là, c’est trop chiant. Alors bah… Elle essaie de détendre l’ambiance, un peu :
__–« Han mais genre, t’es un cancre en fait ? J’aurais pas cru. »
__–Et, bon, ça pue la merde.
__–« Nan mais ça vaaaa j’déconne. Allez, c’est quoi là qu’on avait dit qu’on ferait aujourd’hui, les maths nan ? Non mais d’ailleurs, tu le crois notre prof là, monsieur Williams, il est pédé du cul au cou lui c’est trop sûr, mais tu sais pas ce que j’ai appris ? Qu’en fait il a une femme, mais qu’ils sont même pas mariés et qu’il a adopté deux mecs adultes et une gamine de genre six ans ! Il sait pas ken c’est sûr, c’est pour ça qu’il a pas de vrais enfants. Puis ’faut voir sa famille hein, ceux qu’il a, genre, « adopté » alors qu’ils doivent avoir la vingtaine. Tu l’as vu Nicolas ? Lui j’suis sûr il s’assied sur un petit-suisse sans l’écraser. Ils doivent pas faire des trucs super chrétiens, tous, là. Puis tu sais aussi que… »
__–Oui, bon. Comme d’hab’ elle passe autant de temps à bitcher, s’écouter parler et balancer du ragot qu’à réviser, hein. Bref, sans transition la suite ?
__–La suite.

__–Le 26 février, le lendemain de l’accouchement de Karen.

__–Comme le voulait la coutume, le temps était venu d’appeler les proches et de leur annoncer la bonne nouvelle. Pour le moment, elle n’avait demandé à voir que deux personnes. La première serait la plus aisée à prévenir, vu qu’il s’agissait d’Aoi. Quant au second, Minoru, il devait avoir terminé ses examens la veille.
__–Ouiiiiiii tout à fait.
__–Toujours était-il qu’elle avait envoyé un message à Minoru – Aoi était plus qu’au courant – pour le prévenir et lui proposer de venir la voir pas plus tard que tout de suite. La seconde arriverait sans doute en première, mais il était important qu’ils se rencontrassent.
__–Karen était donc allongée sur son lit d’hôpital, blanche comme un linge, l’air épuisée, mais aussi heureuse comme rarement elle l’avait été – ah ouais j’confirme, puis tu peux remplacer le « rarement » par un « jamais ». John et Boyce somnolaient sur son torse, leurs petites têtes à peine chevelues contre sa poitrine, sous d’épais bonnets.

Le moment est venu ; Karen a accouché hier… Amené par Senri, qui a de nouveau fait n’importe quoi, comme à peu près à chaque fois qu’il atterrit entre les murs dans cet hôpital. Que ce soit pour rendre visite à quelqu’un ou parce que lui-même consulte, par ailleurs. C’est un brave garçon, quoiqu’un peu fatigant.

Karen, elle, a été très courageuse durant son accouchement, et tout s’est déroulé sans trop de mal. Mis à part qu’elle insultait la moitié de la salle présente, ce qui ne me surprenait plus réellement. Je suis passée la voir plusieurs fois depuis, afin de m’assurer qu’elle récupère correctement et lui tenir une compagnie relativement silencieuse, au vu du besoin qu’elle a de se reposer. Et puis, voir les deux petites têtes de ses fils, John et Boyce. Je n’avais jamais entendu le dernier, il faut dire, mais cela reste fidèle aux origines de l’américaine.

Dans tous les cas, ce matin, j’ai fait les quelques consultations que j’avais prévues, et après ça j’ai pu me diriger vers la chambre de Karen, où nous avions rendez-vous à peu près à cette heure-ci. Je ne crois pas être en retard.

Doucement, je porte quelques coups au battant et passe la tête par l’ouverture, souriante. Quand elle m’autorise à entrer, je m’approche tranquillement, dans ma blouse, les cheveux attachés.

—Ca va, tu te remets ? Comment vont les petits ?

C’est là qu’un pouvoir de sensitif doit être extrêmement utile pour comprendre les besoins de son nouveau-né ; je me rappelle des premières heures de Fai, et qu’est-ce que je galérais… J'observe leurs visages calmes, toute douce.

—Ils mangent bien ?

Je tire un tabouret et m’y installe en m’étirant un peu ; la nuit a été longue pour moi aussi, hein. Et la matinée. Et toute la semaine, en fait, maintenant que j’y pense.

__–Voilà qu’Aoi entra, avec son air fatigué et doux.
__–Hé ben, toi tu parles d’elle correct ?
__–C’est qu’elle fut d’un grand soutien lors de l’accouchement, il n’est pas possible de ne pas le mentionner. Karen lui fit un petit geste de main pour qu’elle entrasse.
__–« Ouais, claquée sa mère quoi… Mais eux aussi on dirait, ils passent leur temps à pioncer, c’est fou. Et à manger, mais genre bien, tranquille quoi. C’est cool. Et au même moment, non parce que sinon j’deviendrais dingue, déjà qu’ils me réveillent toutes les heures… »
__–Elle n’était pas sans savoir que c’était là normal, un nourrisson ne sortant de sa torpeur que pour manger, mais c’était toujours étonnant. À ce propos, tu as été mentionné, quelque chose à dire à cet égard ?
__–Oh bah ouais, après bon, ils ont genre, un jour quoi, j’ai pas non plus trop trop de taf. J’peux juste sentir pour le moment quand ils sont contents parce qu’ils ont le sein de leur mère dans la bouche ou quand leur jumeau est à côté et quand ils ne le sont pas parce qu’ils ont la dalle ou qu’ils trouvent pas l’autre direct. C’est pour ça que Karen les colle un peu l’un à l’autre en fait. Ils se prennent pas la main, parce que pas sûr qu’ils saisissent – ahah – le concept, mais presque.
__–« Toi ça va comment ? T’as l’air éclatée. »
__–Waw, pour peu on pourrait croire que t’en as quelque chose à foutre. Ce qui est le cas hein, mais ça surprend j’dis pas. Ah et par contre c’t’espèce d’anxiété là, j’la connais. Pas super intense, ça c’est p’têt pas si mal passé ses exams, sinon comme je le connais il serait plus mal. C’est bien là que nous voyons que tu n’es pas une télépathie. Ben non pourquoi ? ’fin bref. Karen hausse un peu la voix (mais pas trop parce qu’y a ses minots juste dessous) :
__–« Minoru ? Entre, vazy viens. »

Avant de rejoindre Karen, Minoru s’était efforcé d’effacer sur lui toutes les traces de ce qui avait pu lui arriver depuis leurs derniers échanges. Trois jours après le drame, c’était moins dur qu’il ne l’aurait cru : la fatigue avait quitté presque tous ses traits, la peur avait laissé de la place pour des repas réguliers dans son estomac et l’incertitude lui avait laissé trouver quelques repères dans son quotidien. Il était bien toujours là, terrorisé par l’avenir et incapable de savoir par où il devait ramer dans un océan qui ne lui donnait aucun indice, mais ça ne ferait, pour Karen, probablement aucune différence avec le Minoru qui s’était noyé dans les révisions en voulant attraper l’inssaisissable.

Elle saurait bien un jour — peut-être même avant la fin de la journée — qu’elle n’avait pas en face d’elle un élève studieux qui venait de réussir les examens à la hauteur de ses attentes. Mais en attendant, il savait qu’elle était dans une bulle, et voulait l’y laisser. Peut-être même y rentrer avec elle. Ils étaient là pour parler de John et Boyce, pas de tout le reste.

« Je me permets d’entrer… » balbutia-t-il, en avançant à petit pas dans la chambre d’hôpital. Remarquant directement la présence d’un docteur, il la salua respectueusement, puis s’approcha pour se présenter rapidement, sans trop savoir comment expliquer sa présence ici :

« Je suis Saikawa. Un… ami de Karen. »

Seulement là, il s’autorisa à pleinement regarder la principale intéressée. Dont il envia instantanément la capacité à paraître à la fois terriblement fatiguée et terriblement radieuse.

Elle avait traversé un long tunnel, plus éprouvant encore que le sien, et en était ressortie avec plus de lumière qu’il n’en avait jamais vu. Ce bonheur évident qui contaminait ses propres traits en y dessinant des sourires authentiques, Minoru ne pourrait que vouloir lui mentir.

Mais pour l’instant, tant qu’il le pouvait, il espérait ne pas en avoir besoin. Et, tout simplement, se laisser porter par les émotions du moment.

« Félicitations… »

Il dévia légèrement le regard. C’était finalement un peu étrange, de la voir ici, si dépareillée des vêtements qu’elle mettait, si étrangère aux expressions qu’elle avait et si lointaine des lieux qu’elle fréquentait. Il ne devait s’être écoulé que plus d’une semaine, sans compter les échanges de SMS, mais c’était comme se revoir après des mois. Parce qu’ils avaient tant à se dire, il ne savait pas par où commencer.  

« Et.. Bonjour. »

Il se doutait bien qu’il devrait lui parler de ses enfants, ou de quelque chose comme ça. Cependant, les manuels qu’il avait lu à ce sujet ne lui guère appris que des considérations pratiques sur la façon de s’en occuper, ou même de vivre une grossesse. Les normes sociales à respecter, en revanche… Non seulement il n’était pas dans les meilleures dispositions pour les suivre, mais, de surcroît, il ne les connaissait même pas.

Tu m’étonnes qu’elle soit fatiguée ! Un sourire s’étire sur mes lèvres et j’acquiesce doucement. C’est sûr que les premiers instants d’un bébé, c’est souvent soit dormir, soit manger, soit crier. Visiblement, les deux bébés sont calmes… ce qui est un gros plus pour cette pauvre Karen. Je n’ose imaginer la fatigue que ce doit être de mettre au monde des jumeaux, puis devoir les élever, particulièrement seule.

—C’est bien qu’ils soient tranquilles comme ça. Tu dois bien t’en sortir. Si tu as besoin que quelqu’un prenne le relai pour le nourrissage, n’hésite pas à me le dire.

C’est drôle comme elle a l’air apaisée, ainsi. Presque étrange, en réalité, comme si je la redécouvrais. On dit souvent que certaines personnes se découvrent donc dans la maternité ou la paternité ; c’est sans doute vrai pour Karen… Elle n’a pas l’air si différente de l’adolescente que j’ai rencontrée il y a quelques mois, mais elle a en tout cas l’air réellement heureuse. Tout ça me fait dire que ces mois passés à la suivre et l’accompagner valaient bien le coup, au-delà de la question médicale ; et c’est sans doute ce que j’apprécie tant ici, à Terrae. Ces jeunes ne sont pas mes patients, ce sont des jeunes dont nous avons la charge, mes amis, ma famille.

Alors tranquillement, je souris à Karen et lâche :

—Ca va ne t'en fais pas, je prends une pause ; j’ai fini mes consultations de la matinée.

Oui, prendre une pause auprès de Karen c’est conceptuel, mais c’est vraiment possible, je vous jure. (Je parle comme Huo, ça y est.) Je lève le nez vers la porte quand Karen parle à voix haute ; je tombe sur un petit japonais à l’air anxieux et timide, qui exhale une énergie vacillante d’initié Eau. Il n’a pas l’air dans son assiette, mais je me lève alors pour le saluer et incliner la tête, souriant. Evidemment que Karen m’a parlé de Minoru.

—Bonjour à toi, ravie de te rencontrer. Je suis Aoi Amazaki, son médecin et une amie également.

Du moins, je crois.

Et alors seulement je m’efface un peu. Il se passe quelque chose d’un peu flottant — une nouvelle lumière sur le visage de Karen, et tant de choses dans les yeux de ce garçon — que je n’ose pas déranger.

__–Tant de calme de la part des deux bébés était en effet fort appréciable. Karen se recala un peu dans son lit. John, ainsi dérangé, eut un petit mouvement, mais ne se réveilla pas tout de suite.
__–« Ça va, j’me démerde. Mais euh… Elle jaugea Aoi rapidement, surtout au niveau de la poitrine. Nan ça va merci, ils sont deux quand-même hein, j’suis pas sûre que t’aies ce qu’il faut. »
__–Ah, bordel, c’est pas facile tous les jours d’être moi, la vérité… Heureusement que Minoru arrive.
__–Effectivement, ce—
__–Hop hop hop ta gueule je prends le relai merci au revoir. Donc il se pointe, Karen lui sourit… beaucoup, puis long, puis elle lui dit un vrai et gros « Merci. ». Et comme elle est un peu déchirée, elle a besoin de temps entre deux répliques, puis ça laisse aux deux le temps de se présenter. Et au fait y’a des mômes qui bougent, là. Enfin, ils bougent pas, mais ça bouge dans leur tête.
__–« Oh, vous arrivez au bon moment. »
__–Effectivement, John ouvrit ses tout petits yeux, puis Boyce. Le premier voulut les refermer aussitôt et eut une espèce d’expression renfrognée, mais le second constata qu’il y avait des bruits, des voix et des formes qu’il ne connaissait pas ; aussi tourna-t-il la tête autour de lui pour inspecter son environnement du mieux que sa vision de nouveau-né, incapable de voir plus qu’une forme floue au-delà d’un mètre, lui permettait. Karen fit un signe à Aoi pour qu’elle se rapproche de lui, ce à quoi le bébé répondit par un regard dans sa direction. Il avait cette expression curieuse et perdue des nourrissons.
__–« Je vous présente Boyce Aoi Chandler. Et le timide ici, c’est John Minoru. »

Il avait réussi à franchir le pas de cette toute petite bulle. Dans chaque silence qu’expirait Karen – et qu’il n’osait pas plus déranger, – il se laissait caresser la joue par ses lueurs. Il la connaissait assez pour savoir qu’elles étaient rares et avait assez lu pour savoir qu’elles allaient disparaître, ce sans qu’il puisse y faire grand-chose – puisqu’il n’en était pas à l’origine.
L’attention de Karen était en effet retournée vers ce que celle de Minoru tardait à regarder : ses jumeaux. C’était la première fois qu’il en rencontrait. Et à y penser quelques instants, peut-être aussi la première fois qu’il voyait un bébé aussi jeune, en face à face plutôt qu’en photo.

Et pourtant, cette émotion qui le faisait s’en approcher doucement, ce n’était pas exactement de la curiosité face à la vie qui sortait tout juste de son eau. Il y avait sûrement une part de ça là-dedans, bien sûr. Mais plutôt qu’un premier contact avec deux figures inconnues, c’était plutôt comme… Pas tout à fait des retrouvailles non plus, quoi que quelque chose de similaire. Il n’avait certainement pas été impliqué comme l’avait été Amazaki, ou toutes les personnes qui avaient soutenu Karen. Plus qu’un soutien, d’ailleurs, il avait dû n’être qu’un spectateur par intermittence du corps de la jeune femme en train de changer, et parfois un petit coup de main insignifiant face à ses fatigues.

Mais toutes les fois où il avait été là, il l’avait entendue parler de ces deux enfants à naître. Elle avait mentionné leurs noms, narré leurs mouvements, et même déjà fait le premier contact en quelque sorte, le jour où il avait touché son ventre.

Alors à l’arrivée, ce n’était pas deux bébés, c’était John et Boyce. À la fois familiers et déroutants, avec quelques airs de leur mère sur leurs visages nouveaux. Il n’aurait peut-être pas perçu comme mignons des bambins ordinaires, mais puisque c’était eux – et puisque c’était les siens, – il les trouvait adorables.

« Ils sont mignons… » osa-t-il à peine commenter, ne sachant pas trop comment il valait mieux s’exprimer.

Et puis vint l’annonce des noms. Qui le fit sursauter d’un coup et redresser la tête vers Karen.

Quoi ?

Son incompréhension fut d’abord très littérale. Donner des seconds prénoms ne se faisait tout simplement pas au Japon, aussi eut-il un petit délai avant de comprendre qu’elle ne venait pas seulement de prononcer son prénom pour attirer son attention, mais qu’il y avait une articulation, et que cette articulation devait être comprise en référence à une chose que les étrangers faisaient parfois.
Ensuite, l’incompréhension fut… Justement, pas assez littérale. Supposant que cela ne pouvait qu’être une blague – choisir un prénom japonais n’était pas une mauvaise idée en soi si elle voulait vivre au Japon, mais Aoi était un prénom féminin, et puis son prénom était le dernier prénom qu’elle voudrait donner à un de ses fils – et que Karen était juste trop fatiguée pour adopter le ton de la blague, il essaya lui-même de marquer qu’il avait compris, avec un petit rire qu’il eut le malheur de ponctuer par un

« Le pauvre, ça ne lui va pas du tout... »

Son regard qui s’abaisse au niveau de ma poitrine me fait doucement, lentement, et surtout très longuement soupirer. Un pli agacé, puis un sourire moqueur s’étire sur mes lèvres alors que je réponds :

—Karen. On peut utiliser la pompe à lait pour remplir des biberons, on en a déjà parlé. Personne propose à une maman de nourrir son bébé au sein à sa place.

Finalement, j’en sourirais presque, parce que vraiment… vraiment woah, on va mettre ça sur le compte de sa fatigue, et pas son incapacité chronique à réfléchir avant de parler. Sur ces entrefaites, Minoru arrive et empêche Karen d’avoir à se justifier, tant mieux pour elle je suppose. Je lui rappellerai amicalement cet événement de sa vie dans quelques années hihi. (Ca c’est pour avoir sous-entendu que j’avais pas de poitrine, ce qui est vrai.)

Je leur envoie un sourire et leur laisse l’espace qu’il faut. Le pauvre a l’air complètement perdu dans ses pensées… Une partie de moi se pose des tas de questions quant à la relation qu’ils entretiennent, tous les deux. Un Minoru gentil et calme, et une Karen énervée et surexcitée. À moins qu’il ne soit très intimidé par la rencontre avec ces deux nouveaux-nés — ce qui ne serait pas étrange, après tout, c’est un de ses camarades de classe. Ce qui flotte entre eux, c’est un peu étrange à observer. Justement parce qu’il n’y a rien de tangible, très peu de mots, mais beaucoup de regards, de silences.

Quand Karen m’indique de m’approcher, je le fais, curieuse. Peut-être qu’elle souhaite qu’on en prenne chacun un dans les bras — je m’attends à une syncope de la part de ce charmant Minoru — mais en fait, ce qu’il se passe est tout bonnement hallucinant. Mes yeux s’ouvrent en grand… et je la fixe longuement, sans savoir quoi répondre, partagée entre l’abasourdissement et l’émotion.

—Vraiment ? Mais…

Mon sourire revient, et j’observe le petit Boyce, puis le petit John… aie aie aie, qu’ils vont être difficiles à reconnaître. Je ne sais pas quoi répondre, je suis simplement… émue par tout ça. Ce n’est pas rien. Je sais que j’ai fait de mon mieux pour l’accompagner, mais j’ai du mal à comprendre sa démarche ; est-ce qu’elle… me fait si confiance, à ce point ? Et pour ce Minoru… c’est un bel hommage, je pense. J’ai presque les larmes aux yeux, ils brillent un peu. Ils ne l’utiliseront probablement jamais, ou sûrement qu’au Japon — fort heureusement, Aoi est un prénom mixte ici — et Minoru a plusieurs écritures possibles, donc plusieurs significations possibles. Venant d’une personne telle que Karen… je crois que c’est ça qui revêt le plus grand sens, ici.

Mais le rire (nerveux ?) de Minoru la fait douter, elle aussi. Elle fixe les enfants, Karen, Minoru, les enfants, et Karen enfin… surprise. C’est trop solennel pour être une plaisanterie. Alors elle sourit simplement à la jeune fille… pour lui laisse le loisir de répondre à Minoru, et balayer ses propres doutes. Elle ne sait pas trop si elle doit dire merci, ou même comment réagir… elle sait simplement qu’elle fera comme elle l’a fait jusqu’ici : être là.

__–Karen regarda Aoi un long moment.
__–Et elle se sent coooooooonne.
__–Ce n’était pas utile de la part de la médecin d’être aussi désagréable.
__–Cooooooooooonne.
__–Aucune espèce de pitié pour les personnes fatiguées. Je m’en souviendrai.
__–Cooooooooooooooooooooonne.
__–Vas-tu cesser à la fin ?
__–« Oui bah euh. J’le savais hein. C’est bon là. »
__–Bref.
__–Ouais revenons sur Minoru.
__–Euah. Enfin, s’il le faut… Il semblait perdu dans de grandes réflexions métaphysiques sur ces bébés, ou sur la relation qu’il entretenait avec leur mère. Enfin parvint-il à faire sortir un compliment. Banal et succinct, à l’image de son auteur.
__–Oui enfin je sens ses émotions et pouah Minoruuuu trop mimiiiii. J’veux dire ouais, ils sont grave beaux ces mômes hein ?? Lui aussi il trouve et ça Karen le sent et ça la fait graaaave sourire. J’veux dire, elle sait qu’ils sont beaux – ce sont les siens ‘faut pas déconner – mais ça fait plaisir à entendre de fou.
__–Pendant ce temps, Aoi la meilleure hen voilà c’est dit, qui les regarde et ouais ma meuf je saiiiiis que t’aurais envie de leur prendre les joues et faire ouboubouboubou à ces deux ados là mais ouais, que dans notre tête.
__–Par pitié, que cela y reste.
__–Et là, bombe nucléaire maggle.
__–Karen les regarda tous les deux. Elle s’attendait à cette réaction, il faut le souligner : Minoru allait évidemment se sentir indigne de l’honneur qui lui était fait et ne pas le comprendre, Aoi sensiblement pareil, mais moins prononcé. Ce n’était toutefois pas une blague. La médecin fut, sans surprise, la première à le comprendre et le signifier par son expression.
__–J’l’aime trop voilà c’est dit. Puis Karen aussi parce qu’elle lui sourit, woooooah. Hé c’est bien solaire qu'ellde est, la vérité vraie pas de doutes.
__–Hélas… Je guette la prochaine éclipse comme l’adorant le retour du Messie.
__–« Vous êtes mes deux personnes préférées, puis j’sais que vous les soutiendriez toujours mes deux enfants là, donc voilà. »

Comment…. Décrire.

S’il avait été Feu — et qu’on se le dise, il ne l’était pas, même pas dans un malentendu aussi gros que celui qui venait de se produire — et que ses flammes pouvaient lui faire mal, Minoru se serait purement et simplement consumé sur place, et aurait de fait obligé Karen à trouver un nouveau parrain pour le petit John.

En lieu et place, il sentit son visage se carboniser tant il virait au cramoisi, entendit exploser le compteur de sa fréquence cardiaque et…. se figea. Sans dire un mot. Ce faisant, le silence douloureux qui s’en suivit dopa le cycle vicieux dans lequel il s’était déjà malgré lui entraîné.

Il se sentait tellement con. Et en même temps ridicule. Et en même temps complètement perdu. Et en même temps paniqué. Et en même temps épuisé. Et. Juste. Tellement envie de disparaître et de prendre deux heures pour réfléchir à l’implication de chaque chose qui venait de se passer. Mais. Juste. Aucune idée de. Quoi...

Summun du bordel s’il pouvait s’en trouver un, son pouvoir commençait évidemment à se réveiller. Ce qui était à peu près la pire idée trois jours après s’être plus ou moins cassé le nez avec.

Il fallait… Vite.

Même sans un mot. Même sans rien comprendre de la situation. Juste. Agir.

— J…j…. F….f….

Agir.

—F-f-ff-fffélicitati—

La gênance déjà ultime monta d’un cran de plus.

— En-en—fff-fin… E—….

Qu’est-ce qu’il devait lui dire ? Qu’il soutiendrait ses enfants — même s’il n’en avait aucune idée ? Qu’il trouvait les noms jolis finalement — même si ce serait bizarre de complimenter son propre nom ? Qu’il n’avait aucune idée de ce qu’elle entendait par personnes préférées — parce que ça ne pouvait pas être ce que ça signifiait ?

— D—désolé.

Vraiment. Karen ne pouvait pas vouloir avoir donné son nom à son enfant. C’était.. Juste. Elle voyait bien quel genre de personne il était, non ? Devait-il vraiment le lui dire ?

Nous passerons de suite sur le moment de gêne ultime ressenti par Karen avant l’arrivée de Minoru pour me concentrer sur notre moment de gêne ultime, à lui et moi. Je souris en arrière-plan, mais à l’intérieur de moi je suis tiraillée entre un tas d’émotions contradictoires allant de “c’est un piège ??” à “mohhhh c’est trop chou” puis à “ELLE A DONNE MON PRENOM A SON BEBE AHHH” puis à “demande-lui directement s’il peut pas lui donner son nom de famille ça ira plus vite” puis à “oui non, il va se décomposer sur place et il ne restera plus qu’un tas de poussière” et enfin à “PERSONNES PREFEREES”.

Contrairement à beaucoup de personnes à Terrae, je suis capable d’avoir un visage souriant et neutre en pensant tout un tas de choses, mais il faut considérer que je n’existe plus dans cette pièce, il s’est passé trop de choses en peu de temps et je ne sais pas encore quoi en penser. (C’est pour ça que je pense trop. Logique.)

Et le sourire de Karen, tout doux, très lumineux. Je l’ai rarement vue aussi sereine, heureuse. Et j’ai un peu envie de pleurer, j’avoue, j’ai les larmes aux yeux, mais faudrait pas que j’attire trop l’attention sur moi, laissons son instant de gloire (souffrance) à Minoru.

Je l’aime bien, ce petit.

Alors je souris un peu plus, lui envoie un regard presque désolé et m’approche de lui gentiment pour poser ma main sur son bras — un geste léger, qui dure seulement un instant pour ne pas lui faire avoir une crise cardiaque — puis je prends sa suite.

—Tu peux compter sur moi, Karen. Je ne sais pas trop quoi dire non plus, mais ça me touche beaucoup. Je t’apprécie beaucoup aussi… (Je souris à Minoru, malgré mes yeux brillants de larmes contenues, et la gêne que je ressens à l’idée de dire ça à Karen. Tout va bien, garçon.) Tu n’as pas à t’excuser, je suis certaine que si elle l’a fait, c’est qu’elle y tenait vraiment.

Comment dire que je suis intérieurement au moins aussi en vrac et dans l’incompréhension que lui, hmmm ? Heureusement que j’ai encore ma blouse, ça me donne un semblant de contenance, hein.

—Vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire, je vous laisse ?

C’était d’abord une affirmation, mais elle s’est transformée en interrogation quand j’ai regardé Karen.

__–Ooohhhhh mais nooooon petut cœuuuuur ça va aller t’inquiètes !
__–Pitoyable.
__–Mais tg toi en fait. Non puis, entre Minoru qui bah, euh, s’effondre en fait, Aoi en mode « la PLS est cosmique dans ma tête, mais ça va oklm c’est mignon et tout j’dis rien » et Karen qui, bah, est méga bien, c’est l’feu l’ambiance dans c’te pièce ici. En vrai Karen ça lui fait vlà plaisir parce que, vous savez, le moment où on présente ses gosses à la mifa et tout, gros cliché de moment ultra heureux, elle se disait qu’elle y aurait pas droit, à force. Hé bah comme quoi. À Terrae tout arrive.
__–Et donc—
__–Tut tut tut toi ta bouche, j’ai pas fini. Bon du coup Karen les regarde tous les deux là, puis elle sent que y’a une dynamique un peu étrange et tout. Bah en même temps, si Minoru se transforme en flaque de morve là maintenant, ça va pas aider quand il devra reparler à Aoi et tout, mais euh, c’est un peu le plan en fait !
__–Aoi, justement.
__–« Mdr meuf t’as cru t’allais t’en sortir comme ça nan tu vas nulle part, oh. »
__–Classique.
__–« Allez quoi venez, venez genre les toucher, leur dire bonjour. Puis vous vous connaissez pas en vrai, si ? ’fin chaipas, euh. Bah Aoi c’est ma doc, j’pense que t’as compris ça, donc bah elle m’a beaucoup aidée et tout. »
__–Souvent contre son gré et non sans de copieuses et régulières engueulades.
__–Leur manière de se dire qu’elles s’aiment bien, cherchez pas.
__–« Et Minoru, bah, c’est genre… mon pote quoi. Mon meilleur pote en fait. »
__–Pour pas dire le seul.

La pression était retombée. Un peu.

Plus que son contact, c’était les paroles du Dr Amazaki qui avaient raccroché Minoru à la réalité. Elle semblait à tous les égards être un médecin parfaitement respectable, fiable et sensée. Une brise fraîche de normalité dans un environnement qui avait complètement cessé de l’être.

Par normalité, il fallait aussi entendre conformisme. Puisque la réaction d’Aoi s’imposait comme la bonne conduite, elle l’aidait à savoir ce qu’il fallait ressentir.

“Ça me touche beaucoup”. Oui. C’était évidemment ça qu’il devrait lui dire. Et peut-être même ce qu'il s'apprêtait à faire, avant qu’Amazaki n’enfonce le clou à deux reprises. D’abord en lui faisant se sentir encore plus coupable (« si elle l’a fait, c’est qu’elle y tenait vraiment », autant dire que c’était une raison de plus d’être désolé) et, ensuite, en annonçant son départ, avec une formulation qui ne rendrait plus ridicule le moment où il serait incapable d’aligner plus de trois mois à la suite.

Il laissa donc échapper à son encontre — avant de l’enfouir dans une neutralité bancale — le même regard que celui d’un enfant apeuré que ses parents abandonnent dans une soirée avec des inconnus en lui souhaitant de s’y faire plein d’amis. Il n’aurait, évidemment, pas osé la retenir.

Par contre, acquiescer quand Karen lui "demandait" (pour autant qu’on puisse demander en langue Karen) de rester, oui. Juste après que la blonde ait parlé, il lâcha donc un timide « Ça ne nous dérange pas si vous restez… », ce qui était bel et bien une demande en langue Minoru.

Outre le fait qu’il se sentirait rassuré d’avoir quelqu’un à imiter (même si cela faisait une personne de plus devant laquelle se couvrir de ridicule, mais il n’était plus à ça près maintenant qu’il avait séché ses examens), cela semblait faire réellement plaisir à Karen, si elle prenait même la peine de les représenter l’un à l’autre alors qu’ils l’avaient déjà fait à peine plus tôt et les invitait ainsi à venir toucher ses enf…

Attends, quoi ?

Déjà, oui, les enfants. Une excellente raison pour qu’Amazaki reste dans la pièce, tant ces petites vies lui semblaient tremblantes et délicates. Il pouvait difficilement imaginer deux adolescents inexpérimentés — surtout lui — rester dans la même pièce sans risquer de provoquer un incident.  

Mais. Surtout. Juste après.

D’où ?

Elle devait parler de ses amis garçons, n’est-ce pas ? Après tout, souvent les filles fréquentent plutôt d’autres filles, et… Elle pouvait même lui faire une blague… Donc ce serait vraiment ridicule si…

Mais imaginons juste une fois… Que même s’il se faisait sûrement trop d’idées et qu’elle allait finir par le rejeter ou se moquer de lui, elle ait pu avoir été sincère…

Dans ce cas-là, il savait quoi dire.

« Ça me touche beaucoup… »

Le temps de ces quelques mots, son visage s’était légèrement adouci pour emprunter quelques traits à Amazaki. Rien d’assez clair pour que ce soit évident ; il n’avait guère que ses pouvoirs depuis deux mois, et c’était un visage japonais qui en imitait un autre. Pour autant, il en avait distinctement senti l’intention se glisser dans ses traits, l’espace de quelques secondes. Pour lui donner un peu de courage peut-être, pour le trahir sans doute.

Puis sitôt qu’il eut achevé sa phrase, il se trouva instantanément complètement ridicule et rougi en tournant la tête. Ce n’était pas parce qu’il avait emprunté ses mots qu’ils voulaient dire quoi que ce soit quand c’était lui qui les prononçait. Et lui même ne savait pas exactement ce qu’il avait voulu dire.

Seule consolation que son regard put trouver : les deux nouveau-nés. Silencieusement, il fit quelques pas vers eux — c’est-à-dire vers Karen, mais il ne le réalisa pas tout de suite tant il avait le cerveau en vrac — puis essaya de tendre la main vers celui qu’elle avait appelé John Minoru. Il n’avait… Pas plus d’idée en tête, et espérait grandement que quelqu’un lui montrerait comment faire.