Le pauvre Minoru, à côté de moi, semble se liquéfier davantage à l’annonce de Karen, et je me sens clairement de trop dans la pièce. Pas forcément de trop auprès de Karen, mais de trop entre les deux ; son regard qui furète imperceptiblement vers moi en de nombreuses occasions me donne l’impression de le terrifier presque autant que ces deux nouveaux-nés dans les bras de son amie. Quand Karen me retient… je suis, eh bien, un peu surprise mais pas tant, finalement, et je souris en coin, sourcil haussé. Ok, ok, je pars pas, j’ai compris. Karen est comme une enfant qui montre un joli caillou qu’elle a ramassé dans la rivière, c’est le même regard de fierté innocente, l’excitation fatiguée en plus. Je me souviens du moment où j’ai tenu mon fils dans mes bras pour la première fois, je ne voulais pas qu’on le touche, je voulais simplement le laisser entre les bras de son père ou les miens. Ce n’est que quelques heures après, moins épuisée, que j’ai accepté de m’en séparer, de le montrer un peu, le laisser être porté par ma mère. Ensuite, les amis.

C’est peut-être ça, qu’elle vit, elle qui est si seule ; elle a besoin de quelqu’un pour s’émerveiller avec elle. Je ne peux pas la priver de ça, en effet.

—Alors je reste, je ris, lançant un nouveau sourire à Minoru, qui appuyait les paroles de Karen d’une voix faible.

Et qui semblait autant terrifié par ma présence que par la perspective que je l’en prive — mais il est Eau, alors je ne me poserai pas dix mille questions.

Je secoue intérieurement la tête en me rapprochant, observant la bouille des petits bébous, puis celle de Karen. Je me retiens de lui dire que j’ai fait mon boulot, puis je pense aux sessions shopping et au repas à la maison, et ouiiii je vais juste me taire. Huo me juge en me disant que je suis trop investie, mais elle fait pitié à être toute seule à gérer tout ça, là-

—Non effectivement, on ne se connait pas. J’espère qu’on pourra faire plus ample connaissance, Minoru, surtout si tu es un si bon ami de Karen.

On dirait que je suis sa mère quand je parle comme ça mais AU SECOURS.

Enfin, je dis au secours, mais je crois que Minoru a fait un arrêt cardiaque à côté de moi. Je le regarde en clignant des yeux, le temps qu’il… réagisse, je suppose. Moh, ils sont mignons. Et après Karen se demande pourquoi je veux leur laisser de l’intimité, hein.

Alors je laisse Minoru s’avancer en premier — j’ai déjà pu tenir les petits bouts juste après l’accouchement, alors je ne vais pas m’interposer — et je me penche juste un peu dans sa direction pour dire :

—Est-ce que tu veux que je te montre comment le porter ? Karen, tu es d'accord ?

Sourire.

—Tiens, regarde. Déjà, tu peux passer ta main sur sa joue, tout doucement. Comme ça.

Et de mon pouce, j’effleure la joue d’un des petits, le second. Il est trop adorable ohlala, regardez-le…

—Moh, tu as l’air tout fatigué toi… Regarde, il y a Minoru qui veut vous dire bonjour.

Je lance un regard à Karen, un peu amusée, prête à aider Minoru en lui montrant les gestes pour soulever le petit. Il galère vraiment toujours comme ça ou c’est très spécifique au fait que sa meilleure amie vienne d’avoir deux bébés parfaitement identiques…?

(Si vous vous interrogez sur l’éléphant dans la pièce, non, je n’ai pas tout capté.)

__–Mooohhh ça le touche beaucouuuuuup ! Ça le met en une de ces PLS aussi, ouah, ‘faut qu’il le détende le pauvre, il va péter une durite. Par contre j’aime bien sa technique. Très… bah très lui, quoi. Puis s’il peut emprunter un peu de la tronche d’Aoi, tu peux bien lui filer un peu de ton assurance, nan, ma Karenounette ? Allez balance, vazy, voilà c’est bien.
__–Karen qui fixa avec attention la main de Minoru se tendre vers son filleul, puis être guidée par les conseils d’Aoi. John, qui était fort occupé à ne pas avoir envier de frayer en société, ne réagit pas beaucoup. Boyce, au contraire, ne perdait pas une miette de ce qui se déroulait sous ses yeux. Au moment où son besson fut doucement caressé, il poussa un petit grognement, fit sa crise de jalousie, mais constata que lui aussi faisait l’objet d’un contact chaud avec un de ces rassurants inconnus, ces étranges êtres qu’il comprenait déjà comme familiers.
__–Karen, souriante de les voir partager son bonheur, guida elle aussi Minoru.
__–« Bah tu vois, il t’aime déjà. »
__–En effet, quoique plus du fait de la présence d’un être chaud contre lui qu’en raison de l’identité de celui-ci, John enfonça sa tête dans les habits de Minoru et l’agrippa, de ses petits doigts fragiles.
__–Aoi, elle, se débrouillait fort bien avec Boyce, qui la regardait avec des yeux grands comme des soucoupes et la bouche pendue. Cette créature qui ressemblait à sa mère, mais était en même temps fort différente, était encore plus étrange vue de près ; il était tout bonnement fasciné par les sons qui sortaient de sa bouche.
__–Tu devrais rester à parler des gosses en vrai, là t’es pas trop chiant.
__–Bon sinon, voilà, là c’est le bonheur. Ses deux minots, qu’elle a fait sortir d’elle quand-même, qui sont tout beaux, dans les bras de ces deux personnes préférées, la belle vie, les gens. La belle vie.




__–Les quelques jours qui suivirent l’accouchement furent épuisants. Karen découvrit que le concept de nuit complète était maintenant un lointain souvenir. Elle avait cependant fait preuve d’assez de prévoyance : le berceau de ses deux enfants était collé au lit, séparé seulement par une petite barrière de bois, destinée uniquement à éviter qu’ils ne roulassent sur son lit à elle. Ainsi, dès que John ou Boyce se réveillaient, Karen pouvait, sans se lever, les prendre contre elle, les nourrir, les reposer et se rallonger. C’était à cela que ressemblaient ses nuits, hachées toutes les heures du besoin impérieux de ses deux bébés de téter. Les journées, elle était proprement un zombie, qui ne se levait que pour se faire à manger, changer des couches et tâcher de maintenir une hygiène corporelle minimale. Cela mis à part, elle passait son temps à essayer de grappiller un peu de sommeil, ou à regarder des vidéos Youtube à la suite. Elle qui abhorrait la fonction lecture automatique, c’était la mort dans l’âme et au fond du désespoir qu’elle l’avait activée.
__–Au moins n’était-elle pas seule dans cette épreuve. On pourrait citer, comme principaux visiteurs, Aoi qui venait périodiquement s’assurer que tout allait bien – rien n’allait – et Minoru, toujours disponible pour lui donner un coup de main, lui faire ses courses et passer un peu de temps avec elle.
__–Oui bah forcément, déjà qu’elle a viteuf perdu toutes ses capacités sociales, si elle voyait pas son mec une fois de temps en temps elle deviendrait juste dingue.
__–Son… euah, je ne relève même pas. Il va sans dire pour le lecteur que Karen elle-même n’utilisait pas ce terme à son objet ; il ne s’agit là que d’une pétulante élucubration de mon triste compagnon.
__–C’est toi le pet, oh. Non puis du coup, comme il la tient au courant de c’qui c’passe, elle sait que les rattrapages sont passés et donc les résultats finaux, du coup elle veut savoir. Alors bah, Karen lui envoie un SMS en mode viens j’veux te voir et tout, juste papoter ça fait longtemps. (Au moins deux jours, quoi. la dinguerie.)
__–Là elle est en mode falzar de pyjama, débardeur et cernes de malade, à moitié allongée sur son lit avec ses deux mômes dans ses bras. Puis elle a l’air plus endormie que réveillée (vous savez le fameux « je repose juste mes yeux »), mais t’façons Minoru il est top, il fait presque pas de bruit quand il entre quelque part.
__–Ah oui puis la porte se tourne et rien à voir mais John et Boyce se mettent à chouiner.
__–Aussi, Minoru fut-il accueilli d’un « Ah sa mèèèèèère me foutre la paix cinq minuuuuutes y’a pas moyen sérieux… » d’une voix rauque. Karen ouvrit les yeux, vit qu’il pouvait y avoir quiproquo… et sourit. Oui, et sourit, j’allais y venir.
__–« Ah bah, salut. Merci d’être passé. T’arrives juste au moment où ils vont graille. »
__–Et comme avoir deux bébés, c’est abandonner une part importante de sa dignité et une encore plus grande de sa pudeur, Karen ajusta sa position, baissa les bretelles de son haut et plaça John et Boyce en position. Ils commencèrent à téter avidement.
__–« Alors, raconte tes exams ? T’as tout niqué j’parie. »

Ces derniers temps, ils s’étaient beaucoup vus mais s’étaient peu parlés. En cause, le manque de communication habituel, et peut-être surtout des agendas. Karen avait trois vies à gérer, et donc plus tant d’autres sujets à aborder que ceux que les petits Boyce et John lui imposaient heure par heure, au rythme de leur faim et de leurs pleurs. Minoru, lui, avait tout fait pour donner l’impression qu’il n’y avait rien à raconter. À chaque fois qu’il s’apprêtait à rendre visite à la jeune mère, il mettait ses angoisses de côté, sa colère derrière un mur et une course au fond d’un sac. Il l’avait prévenu de son travail à la bibliothèque, puisque c’était à peu près le seul moment où il n’était pas disponible pour l’aider, mais n’en avait précisé, comme tout le reste, ni les circonstances, ni ce qu’il cherchait à fuir avec.

Ce jour-là, même si elle avait dit vouloir parler, il s’attendait donc encore une fois à être interrompu au bout de quelques minutes. Ça n’avait d’ailleurs pas loupé : à peine avait-il passé le pas de sa porte que ses enfants avaient recommencé à pleurer.

Après l’avoir saluée timidement, il s’était assis sur une chaise. La même que d’habitude, qu’il tournait toujours un peu de travers pour facilement pouvoir détourner le regard quand Karen était dans un état… peu glorieux, ou peu vêtu, dirons-nous.

« Tu as mangé, toi ? » demanda-t-il, en sortant ce qu’il avait amené pour cette fois : du jus de litchi et des petits gâteaux. Puisque Karen était ce genre de personne qui proposait de se voir à peu près 30 secondes avant la date de rendez-vous, il n’avait guère que le temps de passer rapidement au distributeur. Et puis, autant savoir quand elle avait faim et ce qu’elle voulait manger d’abord.

En plus de servir Karen — si elle le voulait —, Minoru se servit lui-même un verre. Moins parce par faim ou par gourmandise que pour passer un moment avec elle autour de quelque chose.

Et puis elle lança la conversation.

« Je ne suis pas si bon que ça, donc non… Enfin, j’ai réussi à valider l’année… »

Il avait validé, oui. Après avoir séché totalement la première session, voulu tout foutre en l’air si profondément qu’il en aurait eu un second Vide si c’était possible de les cumuler, pleuré puis été incapable de le faire, noyé le mélange d’émotions qui le rongeait dans un petit boulot, été horrible avec Afya et finalement décidé de n’y aller que sur un coup de tête au dernier moment, avec une performance des plus désastreuses — quoi qu’objectivement fort bonne — par rapport à toutes les préparations et espoirs qu’il avait eu sur le dos.
Mais puisqu’il pouvait lui passer toutes ces histoires, il le fit, derrière un petit sourire.

__–Il est meugnon avec sa pudeur là.
__–Encore heureux qu’il n’osât pas porter le regard.
__–Ouais, puis juste après tu vas dire que c’est un baltringue s’il se montre pas intéressé, j’te coco, jamais content et toujours chiant. Bon enfin, il est un peu gêné, mais ça va quoi. Par contre Karen elle mate sa bouffe avec de gros yeux et limite un peu de salive qui coule.
__–« Euuuh, mangé… Oh, tu m’sauves la vie, tiens, t’as un plateau juste là, si ça t’embêtes pas de poser ça dessus. »
__–Elle lui montra du menton l’objet susmentionné, qui reposait sur une table.
__–« Sans dec, je suis pas super fan de bouffe étrangère, mais le jus de litchi là, c’est une tuerie. »
__–En revanche, excepté si Minoru s’autorisait à lui donner à manger lui-même, ce qui était ma foi fort improbable, Karen n’allait pouvoir rien avaler tant que ses deux bras seraient occupés. Cela laissait toutefois du temps pour continuer la discussion. Karen le scruta avec attention. Si tu veux bien ?
__–Hmm mm. Oui bah, pendant sa période de révisions là, franchement pas besoin de moi pour capter qu’il chiait dans son froc, mais genre, pas façon la grosse crise mais plus sur la longue durée, vous voyez ? Façon petit fil de diarrhée qui veut pas s’arrêter. La grande classe. Je te prierai de cesser à tout jamais les métaphores. Métaphore ta mère. J’disais donc, Karen a pas eu trop de mal à comprendre que ça le stressait de fou. Mais là, c’est bizarre quoi, il devrait être soulagé ? Bah que dalle. Ouais après normal quoi, puis Karen elle connaît bien. C’est jamais assez bien, ’faut toujours être plus. T’as réussi tes exams ? Bah félicitations connard mais t’en as d’autres l’année prochaine, puis t’as tout le reste de ta vie d’étudiant, là. T’es dans le top 10 % ? Ça veut dire que t’es pas dans le top 1 %, retourne bosser. Oh pour Karen c’était paaaas tellement scolaire, mais bon ben c’était la reine du lycée, quoi. Elle était quali, elle avait un rang, un standing.
__–Là elle s’est pas lavée les cheveux depuis une semaine, a des cernes de malade, voit presque plus personne, est tout le temps éclatée et y’a cette odeur de transpi et de bébé qui pue qu’elle arrive jamais à faire partir jusqu’au bout.
__–Après, elle est heureuse. J’veux dire, dans l’ensemble.
__–Pas lui.
__–« Cool, c’est cool. Bravo. Et ton taf à la bibli, là ? Ça s’passe comment ? Ça m’étonne pas que tu bosses dans les bouquins, déjà que t’as tout le temps ton nez dedans, ça doit pas trop te dépayser. Il paraît que la boss de la bibli elle est, genre… méga pétée de la tête, quoi. Puis euh, c’est pas genre, super con d’avoir une handi en bibliothécaire ? Elle fait comment pour attraper des bouquins ? T’as la Noire aussi là, celle qui balaye et tout le matin, j’suis sûre elle deale cette nana, t’façons les gens comme elle ils dealent tous. »

Même fatiguée comme jamais, Karen arrivait encore à être… Karen. Il aimait parler avec elle, mais il fallait avouer qu’il préférait autant qu’elle parle d’elle-même plutôt que de toute autre personne de Terrae. Comme à chaque fois, il se retrouva donc à essayer de nuancer, pour ne pas être trop frontal, alors qu’il déposait le plateau et son contenu à côté d’elle, sans trop savoir comment résoudre le problème de ses bras occupés.

« Oh euh… Ça se passe bien… Mme Raspberry est particulière, mais elle est gentille, et elle gère très bien la bibliothèque… Afya est très gentille aussi, enfin elle ne travaille pas exactement là… »

Oui d’ailleurs, il ne savait toujours pas pourquoi elle était collée. Et ne le saurait probablement jamais. Mais quoi qu’il en soit, il préférait ne pas raconter l’histoire à Karen, des fois qu’elle y trouve l’inspiration pour rebondir sur le rapport des Noirs à la délinquance — il commençait à la connaître à force.

« Et toi, ça se passe bien ? Tu veux que j’aille te chercher quelque chose à manger ? »

Si elle n’avait vraiment pas pris de repas, il valait quand même mieux qu’elle avale quelque chose de plus complet que du chocolat. En pas trop longtemps, il pouvait lui faire des onigiris, et sinon il devait bien y avoir quelques sandwichs dans les distributeurs.

Et… Ouais. Il faut peut-être expliquer quelque chose ici. Même s’il était au plus mal ces jours-ci — ou justement parce qu’il l’était — et que leur relation avait toujours été un peu difficile à définir, Minoru adorait prendre soin de Karen, ces temps-ci. Ou du moins, faire ce qu’il pouvait pour elle, c’est-à-dire probablement pas grand chose. Il était devenu un peu addict à ses remerciements, suspendu à ces petits moments où elle lui faisait ressentir qu’il avait pu être utile à quelqu’un, et même mu par cette petite admiration qu’il avait encore pour son bonheur increvable. Les attentes de tous les autres étaient compliquées et inatteignables, mais celles de Karen étaient, au moins en ce moment, simples et gratifiantes.

Pour lui qui se cherchait une raison de rester à Terrae, c’était, avec la bibliothèque, une bonne justification, au moins pour se laisser quelques jours de plus avant de décider.

__–« Ouais bah t’façons à part toi y’a que des gens niqués de la tête ici. »
__–Ooooooh mais c’est quoi, ça ? Un compliment ?
__–Je n’irais pas jusque là.
__–Ouais en vrai moi non plus. Mais, euh. C’est. Un début. Je crois. J’espère.
__–Moi non. Quoi qu’il en était, Karen réfléchit à la proposition de Minoru et hocha la tête :
__–« Franchement mon pote, tu serais un amour. »
__–Alors là y’a un truc intéressant. C’est que, Minoru il l’a déjà fait plusieurs fois pour elle, la cuisine, puis les courses et tout là, m’voyez ? Puis, elle a deux mômes et oublie pas souvent de le rappeler hein, si possible avec un air un peu outré en mode woh j’ai des privilèges et tout, un mix de dédain, d’impression de supériorité et d’envie d’attirer la pitié, en mode ouin ouin je suis une mère célibataire pourquoi je dois faire la queue comme tout le monde. Bref vous voyez. Donc là, un p’tit mec qui fait la bonniche pour sa gueule, elle devait se dire que c’est normal, m’voyez ? Puis carrément lui donner des ordres. Sauf que, là, que dalle. Elle sait qu’il va se proposer à chaque fois hein, mais bah à chaque fois qu’elle demande un truc elle a peur qu’il dise non et elle a genre, c’t’espèce d’inquiétude de l’emmerder ou de pas le remercier assez ou je sais pas quoi.
__–« Puis en vrai prends pour toi aussi, tiens, euh… Tu vois sur la table, là ? T’as mon sac à main, y’a mon porte-monnaie avec des billets dedans, prends ce dont t’as besoin. Puis j’veux que tu m’racontes tout sur ta vie et tes exams et ton taf là et c’que tu veux faire plus tard et tout le reste en fait. Stp, moi j’ai plus de vie, j’suis en manque de potins. »

Il récoltait la rançon de son silence. Et pas qu’à moitié.
Avec toute la tendresse dont elle était capable, Karen plantait des couteaux dans la façade qu’il avait essayé de garder depuis le début de l’année à chaque nouveau sujet sur lequel elle voulait l’entendre.

Sa vie ? En miettes. Ses examens ? Foirés. Son taf ? Un pansement. Ce qu’il voulait faire plus tard ? Plus rien. Il était niqué de la tête, comme elle disait.

« Je n’ai pas grand chose à raconter… Enfin, je t’ai déjà dit tout ce qu’il y avait à dire…  »

Il espérait que son pouvoir sensitif serait trop enroué pour faire la différence entre une tristesse liée à la crainte de décevoir Karen et… quoi qu’il y ait réellement en-dessous. Quitte à paraître négatif, autant que ce ne soit qu’une histoire de politesse, ça ne la changerait pas du Minoru qu’elle avait connu.

Dans tous les cas, il fallait noyer le poisson. Il lui sourit donc, puis ajouta la première chose qui lui passait par la tête :
«  Je peux toujours te parler du Japon… Dans un mois, c’est la Golden Week… par exemple…»

Il savait bien que Karen n’avait pas grand chose à faire de sa culture, bien qu’elle ait donné des noms japonais à ses enfants. Mais à vrai dire, il s’attendait plutôt à — espérait, même — un “Laisse tomber, t’es ennuyeux à mourir, laisse-moi te montrer la vie” avant qu’elle se mette elle-même à déblatérer sur les Etats-Unis ou à raconter les potins de ses propres amis, même si à cet égard Karen avait toujours été très discrète, en ne lui présentant que son médecin.

«  Et sinon… tu préfères quelque chose de froid ou de chaud ? Tu veux quelque chose en particulier ? » ajouta-t-il, alors qu’il se levait pour aller chercher de quoi manger…

…Et un courant d’air pour décompresser, il fallait avouer.

__–Ouiiii, alors bonjour, c’est le pouvoir sensitif, non j’ai rien bité. En même temps j’veux dire, Minoru il est tout le temps, genre, pas serein ? C’est chaud de faire la différence de pourquoi. Par contre, t’as pas de bol mon p’tit gars, elle va pas lâcher l’affaire. Enfin, pas tout de suite. Là pour le moment elle hausse les épaules en mode ok j’ai compris balek, mais tkt qu’elle va revenir dessus. Puis en attendant :
__–« La Golden Week ? C’est quoi ? Vazy raconte ouais. »
__–Il allait de soi qu’elle n’en avait… Oh. Je ne peux tout de même pas mentir. Karen s’y intéressait réellement, donc.
__–Forcément c’est Minoru qui raconte. M’enfin pas tout de suite.
__–« Nan t’sais quoi t’as raison, c’est un bon plan ça, tu vas prendre à bouffer et on papote. Genre… T’sais quoi, je tuerais pour un cheeseburger. C’pas cul, tu prends du fromage en tranches, des steaks, du pain à burger, des pickles, des tomates, de la salade, on pourra les faire ensemble. Puis, euh. »
__–Comment dire ça…
__–« Déstresse, quoi. Chaipas t’es tendu on dirait. S’passe quoi ? »
__–Ouais puis c’est paaaas innocent qu’elle demande ça alors qu’il se lève et se prépare à s’barrer. Non mais, l’histoire du daron qui est parti acheter des cigarettes, on coco. Alors forcément, Minoru y’a aucun risque (déjà parce qu’il faudrait qu’il se barre de Terrae et c’est un peu beaucoup quand-même), mais ça y ressemble un peu trop, là. Forcément Karen balise.
__–Les mièvreries sont finies ?
Occupe-toi le ton cul, toi. Ou des enfants, si tu veux tant que ça raconter des trucs.
__–Quel impertinent ! Mais je suppose qu’il faudrait effectivement narrer ce qui ce passa pour toutes les personnes présentes. John sembla avoir fini et repoussa le sein avec un petit gémissement, suivi de Boyce. Karen ne s’en occupa pas de suite : ils ne tétaient plus, mais ce n’était pas comme s’ils allaient bouger ; tout au plus allaient-ils s’endormir contre elle et elle les déposerait dans leurs berceaux plus tard.

« Du fromage, des steaks, du pain… tenta-t-il de répéter après Karen, en prenant des notes pour être sûr de ne rien oublier. … Et de la salade…. Je dois pouvoir trouver ça, mais ça va me prendre un peu de temps. »

Avec cette liste, il en avait pour un bon aller-retour au village, qui le ferait possiblement passer par plusieurs magasins, soit bien plus d’efforts que s’il avait dû simplement aller voir le premier distributeur de nourriture — ils ne proposaient peut-être pas de burgers, mais il y avait sans doute des pizzas. Heureusement cela dit que Terrae proposait beaucoup de nourriture importée pour satisfaire les goûts de ses résidents, cela rendait au moins l’affaire possible.

Et, déstresser ?

C’est donc comme ça qu’elle me voit.

« Ne t’en fais pas. C’était juste les examens, et maintenant, l’année qui approche… »

Son esprit s’allégea un petit peu, et il lui sourit. Il aimait autant sa gentillesse gratifiante que la réassurance que les Sensitifs étaient définitivement incapables de lire en lui. Au mieux, Karen semblait percevoir une sorte de vague couleur qui émanait de lui, mais tant qu’elle serait obligée d’y ajouter son interprétation pour y voir un sens, il n’y avait pas moyen qu’elle ait la moindre idée de tout ce qu’il pensait.

Ah, bien sûr, ça aurait été bien plus simple si elle avait pu. Minoru lui-même savait que les façades étaient autant des boucliers que des prisons. Risquait-il nécessairement de condamner leur relation en voulant la préserver ? C’était une question qu’il ne voulait pas se poser, mais à laquelle il n’aurait pas voulu répondre pour la négative. Il n’y avait quoi qu’il en soit aucun problème à ce qu’ils parlent de la Golden Week plutôt que de ses semaines noires.

Il s’en alla donc chercher de quoi faire des cheeseburgers, puisqu’ils allaient les dévorer sur un ton léger.

Fromage frais, pain à burger moelleux, pickles fondants, tomates juteuses, salade verdoyante et steaks hachés surgelés car il n’en avait pas trouvé d’autre. Cela coûtait un peu cher, mais en divisant le prix par deux entre Karen et lui, ils s’en sortaient. Et puis, il paraissait qu’il allait être payé pour son travail à la bibliothèque, alors autant que ça serve.
Il revint donc à peu près une heure plus tard avec deux petits sacs de course, qu’il déposa dans un coin, avant de faire toute la place dont ils auraient besoin dans l’appartement de Karen.

« Pas besoin de te lever maintenant, je peux m’occuper de tout lancer… »

Il n’avait jamais fait de cheeseburger en tant que tel, et n’en avait guère mangé plus d’un dans son enfance (le Japon avait bien ses McDonalds après tout), mais ce devrait être… Relativement à sa portée. Si on excluait la cuisson de la viande, il supposait que tout était simplement à découper et préparer avant de les empiler — à moins qu’il ne faille aussi faire cuire le fromage sur le steak à un moment ? Au pire, il y aurait internet.

__–Quand Minoru revint, les petits s’étaient endormis et avaient été disposés dans leur lit. Karen s’était rhabillée, s’était rafraîchie le visage et avait ouvert une canette de coca, avec une autre disposée sur la table à l’attention de Minoru. Quand celui-ci revint, les bras chargés, elle lui fit un petit sourire de bienvenue et, faisant fi de sa demande de ne pas se lever, alla le voir pour l’aider.
__–« Hé ça va hein, j’suis pas en sucre. D’ailleurs t’en veux ? Fais voir c’que t’as pris ? Oh ouais, bah c’est nickel ça. »
__–Elle sortit une poêle, de l’huile et commença à faire cuire les steaks.
__–« Bon les gamins ils dorment, mais ils font que ça et bouffer hein, puis ça va t’sais, on est chez les Tonnerres, ils ont l’habitude du bruit. »
__–Effectivement, il ne fallait pas faire beaucoup d’efforts pour entendre des bruits que, euh… que nous décririons comme peu conformes aux valeurs chrétiennes et de Houses of America.
__–Oui bah y’a un qui a fait péter un truc, trois qui jouent à des trucs en ligne et beuglent sur leur écran et un qui fait de la trottinette dans les couloirs quoi. Et deux qui niquent.
__–Merci, c’était vraiment des détails indispensables qui méritaient d’être relevés.
__–Je sais bien mon couillon, c’est pour ça que je l’ai dit.
__–« Ok c’est simple, d’abord tu ooooooh attends putain de merde c’est quoi ce plan. »
__–Karen prit d’un coup un air grave. Elle se précipita sur son réfrigérateur, l’ouvrit et poussa un soupir de soulagement.
__–« Okay non c’est bon on a du ketchup. Enfin du coup bref, on peut les faire ouais, c’pas cul. Bon et du coup ta Golden Week là, vazy raconte… »
__–Comme il y a peu de choses qui sont moins intéressantes à narrer qu’une discussion de cette nature ; des badinages inoffensifs, nous vous proposons de passer à la suite.
__–Ouais puis, ces deux gros coincés de leurs morts là, jamais ils vont parler de leurs sentiments au calme comme ça, on va s’faire chier. Ça va être euh non euh je veux rien dire euh non euh j’ai pas le courage pendant cinquante posts, alors on passe, merci au revoir.
__–Ennuyé par la tournure des événements ?
__–Non sans rire. Mais aussi lààà ils veulent pas se parler en fait ? Sa mère ça me casse les couilles.

Elle était requinquée et radieuse. Tout sauf en sucre, en effet. Tout sauf à se rouler en boule dans son lit et à tout envoyer valser à la moindre contrariété. Tout sauf lui, quoi.

Il la laissa prendre en main la cuisson des burgers, écoutant attentivement ce qu’elle lui expliquait (avec le petit coup de stress quand elle paniqua sur l’absence du ketchup).

« C’est une période de fête, en quelque sorte. Il y a le jour de commémoration pour l’anniversaire de l’empereur Hirohito, le jour de la Constitution, le jour de la nature et le jour des enfants… Les fêtes sont très proches, alors en général c’est toute la semaine qui est fériée, d’où son nom… »

Avant de lancer la découpe des tomates, il ponctua ses explications de quelques images, en particulier des bannières carpes qui sont traditionnellement accrochées un peu partout dans les rues. Bien peu de maisons échappaient à cette effervescence qui bondait les rues, si bien que même la sienne, habituellement si morne, s’en trouvait quelque peu égayée.

« Mes parents avaient aussi leurs journées, alors on y allait parfois… »

Il n’y avait guère que deux périodes de l’année où Minoru et ses deux parents passaient une journée complète ensemble. Hatsumode était la première, la golden week la seconde. Un petit moment de complicité et de vide, teinté par la fatigue et les quelques tentatives de renouer un lien qui n’avait jamais été créé.

Cette année, il avait si peu envie de les voir.

« Si Terrae organise quelque chose…»
Il allait lui proposer d’y aller ensemble, mais il ne savait même pas s’il serait encore là. Peut-être. Sans doute même. Mais il pouvait… difficilement s’empêcher de craindre le pire.
« Ce serait bien», se contenta-t-il de dire, avant de poser quelque question sur la bonne façon de découper la salade.




Le printemps battait son plein et son temps manquait la mesure. Figé dans l’indécision et la crainte d’un avenir qui ne s’écrivait pas à l’approche d’une rentrée dont il n’était même plus sûr de savoir où il devait la faire, Minoru tournait en rond à la faveur des mensonges, pour qui prenait seulement des nouvelles.

Comme d’habitude, la journée avait été marquée par diverses activités qui avaient peu de sens, mais qui en donnaient un à ses pas. Après la bibliothèque, entraînement aux pouvoirs, puis visite à Karen. Et justement, à défaut de lui apporter de bonnes nouvelles, ou même les mauvaises qu’il lui évitait, il n’était pas tout à fait venu les mains vides.

Sitôt installés chez elle avec un brownie à portée, il sortit de son sac un petit tupperware, qu’il ouvrit non pas sur un énième en-cas, mais sur six petites billes bleues, qu’il montra à la jeune Tonnerre. C’était bien des cristaux, dont quatre semblaient avoir la forme d’un pétale ou d’une goutte, et deux autres celle d’une bosse moins définie.

« On a appris à en faire il y a quelques temps… et j’ai un peu pratiqué chez moi pour en faire d’autres.. »
Pour ne pas dire qu’il en avait fait jusqu’à s’épuiser.
« Je ne sais pas si ça fonctionnera bien, mais si tu veux essayer… Ceux-ci (il pointa les pétales) sont des cristaux d’eau, et ceux-là (il pointa les bosses) de Morphe.

Il reposa les petits cristaux dans leur récipient, puis le tendit des deux mains à Karen. Après tout, ils étaient tous pour elle.

__–Ouais alors Karen elle prend des nouvelles hein. Mais bon bah, elle est conne, puis observer les gens et s’intéresser à eux elle commence à peine à comprendre le truc, puis ouais d’accord je repère des trucs, mais je suis qu’initié hein. Et pas télépathe. Genre ok j’arrive à détecter que Minoru est angoissé H24 et tout là, mais, euh, ça date pas d’hier. Qu’est-ce que vous voulez que j’vous dise.
__–Bon mais sinon tu veux pas faire une intro normale toi, genre oui bon bah il ce passe quoi en ce moment dans sa vie ?
__–Demandé de manière aussi peu cavalière, relâchée, avec tant de politesses, je ne peux qu’accepter. L’accommodation de Karen à la vie avec ses enfants était encore difficile et son état de fatigue toujours aussi prononcé. Il n’y aurait pas grand-chose à raconter de plus que ce qui a déjà été dit plus haut, aussi je vous propose de passer à la suite.
__–Utile !
__–Plus que toi, ce qui en dit long.
Minoru, toujours était-il, faisait une fois de plus ce jour là jouir Karen de sa présence et apportait en plus un présent sous la forme de cailloux dans une boîte en plastique, quelle chance avait-elle.
__–Genre, toi dire un truc sympa sur lui ?
__–Cherche la définition de « sarcasme » dans cet ouvrage qui trop peu a été contemplé de ton regard ; le dictionnaire.
__–Oui bah va te faire foutre toi aussi hein. Non puis en plus t’es un gland c’est pas possible, ce sont pas juste des cailloux, ce sont des cristaux ! De la magie pure ! Karen les regarde une tête de genre elle s’y attendait pas quoi, elle en prend un et le fait tourner entre ses doigts et tout et elle est grave impressionnée !
__–« Ils sont méga beaux mon gars. »
__–Elle reposa celui qu’elle avait observé et considéra sa proposition.
__–« Hm… En vrai t’arrives pile au bon moment, John et Boyce sont un peu occupés à rien glander là et je les ai nourri y’a pas longtemps, on peut les prendre et aller tester ça dehors, ça te dit ? Autant ouais morphe et tout pourquoi pas, autant Eau… Grosse flemme de niquer mon appart, tu vois ? »
__–Ouais alors c’est un peu de la merde de répondre que par un « ok c’est techniquement faisable » du couuup elle se rattrape et lui sourit et tout :
__–« Mais c’est top comme idée ! J’aime beaucoup, merci de la propal mon gars ! »

Beau n’était peut-être pas le terme qu’il aurait utilisé pour parler des petits cailloux informes dont ils n’étaient même pas certains qu’ils allaient réellement provoquer quelque magie que ce soit, mais puisque Karen en semblait contente, il l’était aussi. Au moins un peu.

« Je ne pense pas que ça risque de… balbutia-t-il en échouant à reformuler son “niquer mon appart” de façon plus courtoise. Enfin… Tu as raison, on ne sait jamais. »

Il avait bien sûr testé lui-même d’utiliser ses propres cristaux, avec des résultats intéressants relativement à sa pratique encore basique, mais à part d’autres Eaux plus expérimentés que lui lors du cours, aucun étranger à son affinité ne s’y était encore essayé. Le résultat le plus probable, lui avait-on expliqué, était que ça ne marche pas vraiment, mais il ne pouvait s’empêcher de craindre que la magie n’en fasse qu’à sa tête. En particulier les cristaux de morphe, qui risquaient… Eh bien, d’être aussi incontrôlable que son propre pouvoir, quoi qu’il ait commencé sans trop savoir pourquoi à réussir de temps en temps à lui dicter ses volontés.

Il l’aida donc à plier bagages et à déposer les petits dans leur poussette. Puisqu’elle avait mentionné vouloir aller dehors, il lui proposa l’espace vert, qui était assez proche pour ne pas épuiser la jeune mère et assez grand pour accueillir n’importe quelle manifestation chaotique de la magie. Juste avant de partir, il emporta également — avec sa permission — un petit miroir qu’elle avait chez elle ainsi qu’un verre, qu’il remplit à partir de sa propre gourde pleine une fois le quatuor arrivé et installé.

« C’est peut-être mieux de commencer par celui-là, proposa-t-il. Ce devrait être les plus simples. »

Il lui tendit le verre de la main gauche, puis commença à lui refaire une petite démonstration de la droite. Il la posa en surface de l’eau, puis commença à la lever, emmenant avec lui un filet d’eau, un peu à la manière d’un fromage fondant qu’on étirerait sur quelques dizaines de centimètres. En se concentrant un peu plus, le filet remonta doucement et vint entourer sa main comme il l’avait fait la première fois que Minoru avait montré ses pouvoirs à Karen. L’ébauche d’un gant était désormais plus complète et plus lisse, et semblait réellement entourer sa main comme une seconde peau.

« Je peux l’étirer un petit peu (il allongea ainsi son doigt avec de l’eau) et aussi… (il le pointa vers sa droite, où personne ne se trouvait, puis se figea, prit une inspiration, et enfin propulsa d’un coup le petit bâton d’eau qui s’était formé à la manière d’un pistolet)… mais c’est plus dur.

Il bougea ensuite un peu la main pour montrer que l’eau y restait, puis, quand il sentit son attention faiblir, la reposa dans son récipient. Trois mois de travail régulier lui avaient permis d’être plus précis et plus à l’aise dans la technique qui lui était la plus naturelle, à défaut d’avoir significativement élargi sa palette de compétences.

« En tout cas, je suppose que si tu essaies de faire quelque chose de similaire, ça aura plus de chances de fonctionner. Ou peut-être juste.. ce qui te vient naturellement. »

Karen — ou son pouvoir — le trouverait certainement un peu plus enthousiaste que d’habitude, et notamment bien plus qu’il ne l’avait jamais été sur aucune de leurs révisions communes. Bien que très hésitant, il parlait un peu plus, esquissait quelques mimiques qu’il n’avait pas ordinairement et semblait la regarder un peu plus droit dans les yeux, par rapport à toutes ces fois où il avait gardée la tête sur le côté ou, comme c’était toujours le cas depuis quelques temps, baissée.

__–Karen observa Minoru s’affairer avec ses filleuls. Il savait y faire, je me dois de le reconnaître ; c’est qu’il avait de la pratique, à force de les voir. Constater ses attentions, en dépit de ses gestes gauches et mal assurés, étaient assez touchant pour faire se dessiner un sourire sur les lèvres de Karen.
__–S’passe quoi t’es malade ?
__–Nullement, mais au moins si je le fais, tu ne pourras pas en parler et le taux d’insupportables mièvreries restera dans des quantités tolérables. Karen accepta, bien entendu, qu’il prisse un miroir et de la vaisselle. Karen décida de prendre au passage une nappe de pique-nique et de quoi manger, en plus de la boisson, au moins de quoi prendre un petit goûter – et parce qu’avec son rythme de vie, elle avait presque tout le temps faim.
__–Ils s’assirent donc au milieu de cookies et de jus de fruit, sur l’herbe. Minoru lui présenta son projet. Karen l’observa avec la plus grande attention qu’elle pouvait conjurer. Ce n’était peut-être pas très utile, comme utilisation des pouvoirs, mais c’était esthétiquement intéressant.
__–C’est super beau ma gueule et Karen est impressionnée ouais. Puis c’est pas la seule. Y’a Boyce qui s’est réveillé quand on l’a posé sur l’herbe et qui était tout content de pouvoir se promener et tout, puis y’a John lui bon c’est moins son truc, du coup il est resté collé à sa reum, mais là quand Minoru a fait son truc waaah il a ouvert de ces yeux en soucoupes ! Puis il a tendu le bras pour toucher l’eau aussi.
__–Minoru n’avait cependant pas tout à fait fini sa démonstration. Ses deux spectateurs l’observèrent sans un mot. John eut même une sorte de petit sursaut, quand le jet d’eau partit.
__–« C’est. Méga. Stylé de fou mon pote. J’veux carrément essayer ouais. »
__–Elle regarda John.
__–« J’hésiiiiite. Tu crois que ce serait un bon plan de le faire tester ? Tu veux jouer avec la magie de ton parrain ? »
__–John n’allait pas acquiescer, mais il ne perdait pas une miette de ce qui ce passait.
__–Alors, si on me demande mon avis, et oui connard on le demande viens pas m’interrompre, John en fait bah oui il est curieux de fou, Karen pareil puis elle est, genre, vraiment impressionnée mais chépa si c’est vraiment par ses pouvoirs ou, juste, de voir Minoru qui a l’air aussi assuré sur un truc. En vrai elle est contente qu’il ait pu trouver quelque chose qui l’éclate autant et où je sens zéro pression, comme avec ses études quoi. Et Minoru, pouah. Il rayonne. Juste. Il rayonne.
__–« En vrai c’est que de l’eau ça va c’est pas dangereux… On va juste finir trempées parce qu’il va rien biter quoi, mais j’ai pris des serviettes, osef un peu, nan ? »

Quand Minoru avait constaté l’intérêt du bambin pour son pouvoir, il lui avait lentement tendu sa main, juste assez pour qu’il puisse toucher l’eau quelque secondes, avant de l’éloigner.

De là cependant à approuver l’idée de sa mère de lui donner un cristal d’eau… Peut-être pas. Même si elle était beaucoup trop enthousiaste à ce sujet.

Il regarda quelques instants John. Puis, prenant son courage à deux mains, il tenta d’argumenter :
« Je ne pense pas que ce soit tout à fait une bonne idée… Même si ce n’est que de l’eau, il peut s’en mettre dans les yeux ou s’étouffer avec… »

C’était certes assez rare, mais impossible de savoir ce qui pouvait se passer avec quelque chose d’aussi différent, fragile et imprévisible qu’un bébé. De plus…

« Et puis si ça dérape, je ne suis pas sûr de maîtriser assez mon pouvoir pour le rattraper… »

Inutile de dire qu’en cas d’accident, il se sentirait infiniment coupable et que, même si son destin à Terrae était incertain, il voulait éviter d’en partir après une expulsion.
« D-déjà, on peut voir si ça fonctionne avec toi… »